L'édenteur de rats.
Dans ses récents et si remarquables articles sur le choix d'une carrière, notre éminent confrère Gabriel Hanotaux a oublié, probablement à dessein, de mentionner le groupe des professions non seulement libérales, mais fantaisistes.
Le catalogue n'en est, du reste, qu'imparfaitement dressé. Privat d'Anglemont l'a seulement esquissé, d'ailleurs il est inépuisable et sans cesse renouvelable comme la misère humaine.
Tout de même, si vous avez un fils, n'en faites pas un édenteur de rats.
Le noir-blanc des foires aux pains d'épices, les femmes les plus torpilles*, les hommes les plus serpents ne présentent après tout, rien qui révolte l’œil. L'édenteur de rats exerce un métier dont la simplicité répugnante n'a pas, que nous sachions, été jusqu'à présent signalée par les chercheurs des dessous de Paris.
Le décor: Quartier de la Gare, au bout du boulevard Saint-Marcel. On monte le boulevard de la Gare, et c'est, à droite, un petit mastroquet symboliquement rouge, sans étage. La boutique est comme toutes les autres, mais l'arrière-boutique a sa spécialité.
Elle est séparée de la pièce où reluit le comptoir par une cour encombrée de poutres, chevrons, etc. Au fond, une salle aussi peu décorée que possible: elle est toute nue.
C'est là que, plusieurs fois par semaine, sinon tous les jours, des aficionados d'un genre rare se livrent à la contemplation du sport qui leur est familier: le combat, ou plus exactement, l'étranglement dans de grandes boîtes, de beaucoup de rats par quelques chiens ratiers.
Comme dans tout sport bien réglé, il y a un personnel comprenant managers, entraîneurs, athlètes, parieurs.
Le manager, c'est le propriétaire du cabaret; les entraîneurs propriétaires sont les maîtres des chiens qui étranglent; les athlètes sont personnifiés dans les modestes, grognons et rageurs cabots; quant aux parieurs, ils se composent de marchand de chevaux qui, entre deux maquignonnages au tattersall voisin, viennent se distraire.
Le spectacle se règle ainsi: quelques-uns de ces messieurs, sans trop s'invectiver, voire avec une courtoisie qu'on aimerait à trouver au pesage, se provoquent en la personne de leurs chiens.
- Le mien, dix rats!
- Quinze, le mien!
- En deux minutes!
- Tu blagues! Je tiens pour cinq minutes! Et plus longtemps même.
Les paris marchent et Pierre ou Paul engagent quelques louis, parfois nombreux, sur la question de savoir lequel de leurs chiens, Tom ou Tobby, étranglera le plus de rats dans le moins de minutes possible, chiens et rats étant enfermés, au ciel ouvert de la salle, dans de grandes caisses d'emballage.
La lutte, s'il y en a une, va commencer. Le modeste spécialiste que nous appelons l'édenteur entre en scène.
Chacun sait, tout petit qu'il est, le rat est très courageux. Sans nous perdre dans des considérations zoologiques dans le genre de Buffon ou de Jules Renard, rappelons qu'il y a trois principales espèces parisiennes de ces nocturnes et souterrains concitoyens. Le rat gris, gros, d'aspect désagréable; il pullule: c'est la foule. Le rat noir, noir comme une taupe, plus petit, presque distingué; il est plus rare: c'est comme qui dirait l'aristocratie. Ajoutons qu'il est féroce (Mirbeau l'engageait pour des supplices chinois). Enfin le rat blanc, ou plutôt blanc grisâtre, dont on ne fait aucun cas dans le sport qui nous occupe à cause de sa veulerie.
Mais revenons à l'édenteur. Son rôle va commencer.
Au moment du combat, il s'agit de faire subir aux courageux petits rongeurs une opération qui préservera des morsures trop aiguës le nez truffier des chiens ratiers.
C'est là la tâche de notre industriel et voici comment il s'y prend.
Saisissant de la main gauche les rats qui doivent successivement être victimés par les chiens, il approche leur petit museau du sien propre, leur relève les babines et, sa cigarette préalablement déposée, d'un élégant mais solide coup de dents fait sauter les deux dangereuses incisives du rat.
De la sorte désarmées, les bestioles sont déposées dans les grandes caisses qui constituent le minuscule hippodrome où elle trouveront la mort sûre... dont on les a rendues incapables (pardon!)
L'édenteur, qui vend en même temps les petites bêtes de combat, prend deux sous par tête ou, plus exactement par mâchoire désemparée. Vu la réitération des combats, cette profession demeure encore, paraît-il, suffisamment lucrative, et pourtant, le croira-t-on? à une époque où chacun se plaint du marasme dans lequel pourrissent les meilleures corporations, la carrière d'édenteur de rats ne semble pas devoir s'encombrer d'ici longtemps.
Jeanne Ladre.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 24 mai 1903.
Le décor: Quartier de la Gare, au bout du boulevard Saint-Marcel. On monte le boulevard de la Gare, et c'est, à droite, un petit mastroquet symboliquement rouge, sans étage. La boutique est comme toutes les autres, mais l'arrière-boutique a sa spécialité.
Elle est séparée de la pièce où reluit le comptoir par une cour encombrée de poutres, chevrons, etc. Au fond, une salle aussi peu décorée que possible: elle est toute nue.
C'est là que, plusieurs fois par semaine, sinon tous les jours, des aficionados d'un genre rare se livrent à la contemplation du sport qui leur est familier: le combat, ou plus exactement, l'étranglement dans de grandes boîtes, de beaucoup de rats par quelques chiens ratiers.
Comme dans tout sport bien réglé, il y a un personnel comprenant managers, entraîneurs, athlètes, parieurs.
Le manager, c'est le propriétaire du cabaret; les entraîneurs propriétaires sont les maîtres des chiens qui étranglent; les athlètes sont personnifiés dans les modestes, grognons et rageurs cabots; quant aux parieurs, ils se composent de marchand de chevaux qui, entre deux maquignonnages au tattersall voisin, viennent se distraire.
Le spectacle se règle ainsi: quelques-uns de ces messieurs, sans trop s'invectiver, voire avec une courtoisie qu'on aimerait à trouver au pesage, se provoquent en la personne de leurs chiens.
- Le mien, dix rats!
- Quinze, le mien!
- En deux minutes!
- Tu blagues! Je tiens pour cinq minutes! Et plus longtemps même.
Les paris marchent et Pierre ou Paul engagent quelques louis, parfois nombreux, sur la question de savoir lequel de leurs chiens, Tom ou Tobby, étranglera le plus de rats dans le moins de minutes possible, chiens et rats étant enfermés, au ciel ouvert de la salle, dans de grandes caisses d'emballage.
La lutte, s'il y en a une, va commencer. Le modeste spécialiste que nous appelons l'édenteur entre en scène.
Chacun sait, tout petit qu'il est, le rat est très courageux. Sans nous perdre dans des considérations zoologiques dans le genre de Buffon ou de Jules Renard, rappelons qu'il y a trois principales espèces parisiennes de ces nocturnes et souterrains concitoyens. Le rat gris, gros, d'aspect désagréable; il pullule: c'est la foule. Le rat noir, noir comme une taupe, plus petit, presque distingué; il est plus rare: c'est comme qui dirait l'aristocratie. Ajoutons qu'il est féroce (Mirbeau l'engageait pour des supplices chinois). Enfin le rat blanc, ou plutôt blanc grisâtre, dont on ne fait aucun cas dans le sport qui nous occupe à cause de sa veulerie.
Mais revenons à l'édenteur. Son rôle va commencer.
Au moment du combat, il s'agit de faire subir aux courageux petits rongeurs une opération qui préservera des morsures trop aiguës le nez truffier des chiens ratiers.
C'est là la tâche de notre industriel et voici comment il s'y prend.
Saisissant de la main gauche les rats qui doivent successivement être victimés par les chiens, il approche leur petit museau du sien propre, leur relève les babines et, sa cigarette préalablement déposée, d'un élégant mais solide coup de dents fait sauter les deux dangereuses incisives du rat.
De la sorte désarmées, les bestioles sont déposées dans les grandes caisses qui constituent le minuscule hippodrome où elle trouveront la mort sûre... dont on les a rendues incapables (pardon!)
L'édenteur, qui vend en même temps les petites bêtes de combat, prend deux sous par tête ou, plus exactement par mâchoire désemparée. Vu la réitération des combats, cette profession demeure encore, paraît-il, suffisamment lucrative, et pourtant, le croira-t-on? à une époque où chacun se plaint du marasme dans lequel pourrissent les meilleures corporations, la carrière d'édenteur de rats ne semble pas devoir s'encombrer d'ici longtemps.
Jeanne Ladre.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 24 mai 1903.
Nota de Célestin Mira:
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