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mercredi 17 juin 2015

Batignolles-Clichy-Odéon.

Batignolles- Clichy-Odéon.


Pas de correspondance à l'impériale? Roulez!
Et l'omnibus s'ébranle, suivi de l’œil par le contrôleur qui surveille la sonnerie: dig, dig, dig, un, deux, trois... dix, onze..., à l'intérieur, dug, dug, dug, dug, quatre en haut.



La grosse voiture jaune tourne devant le Sénat, descend la large rue de Tournon, très vite, avec un bruit de tonnerre. Un garde républicain, très bel homme, saute sur la plate-forme. Le coin de la rue Saint-Sulpice est traître, le cocher retient son attelage pour laisser passer l'autre qui monte au petit pas, "rapport à ce qu'il ne faut pas arriver en avance".
- Va y avoir des rafraîchissements gratis, crie le camarade, joyeux d'arriver avant l'averse menaçante.
- Bon pour les petits pois! riposte notre loustic de conducteur.



Saint-Sulpice. - Le numéro un, deux, trois; dig, dig, dig. Vous n'aviez pas de correspondance, miliaire? Rue du vieux-Colombier, un pompier de la caserne fait le geste d'arroser avec une lance de pompe? Cela fait rigoler le conducteur.
Rue de Rennes, psst, psst, psssst! Une grosse dame se hisse et s'enfourne à l'intérieur, un monsieur ayant poliment cédé sa place, ce qui n'arrive pas toujours. 


Le complet est démasqué, la station au bureau de Saint-Germain des Près est de pure forme, personne ne descend.
- Complet en bas, en haut à volonté.- Le crieur de journaux à la perche n'a pas le temps de placer sa marchandise.- Demandez le Figaro, l'Intransigeant, le Parisien.- Sur le trottoir, vingt figures désappointées regardent le ciel et ne se décident pas à prendre l'impériale. Nous roulons.
- Places, si'ou plait.



Je jette un coup d’œil dans l'omnibus, il est très bien composé: jeunes femmes, jeunes filles, deux vieux décorés respectables, une dame en cheveux blancs, un ecclésiastique. 



A deux heures après midi, Clichy-Odéon est un omnibus très fin, un omnibus de maître. Le matin, vers huit ou neuf heures, c'est différent; des trottins, des cuisinières, public un peu mêlé et pas toujours inodore, du moins ce qui gît aux profondeurs des paniers.



Le conducteur, un beau brun, est une connaissance à moi, il me prend quelquefois en surcharge, le soir. On le considère beaucoup sur la ligne, entre collègues, parce qu'il a mené un jour une tête couronnée, depuis les boulevards jusqu'au Théâtre-Français. Il aime à narrer ce prodige d'un monarque en omnibus.
- Un vieux, blanc, pas l'air aristo du tout; je l'ai pris pour un rentier qu'allait toucher ses coupons aux Finances. Je lui rends quatre sous sur dix, il les reprend très bien, et puis v'la qu'en descendant il m'colle cent sous dans la main et m'dit merci par dessus. J'ai cru que c'était Rothschild. Mais un particulier, qu'était monté avec lui, est descendu derrière et m'a dit: C'est sa Majesté  l'empereur Don Perdreau!
Nous descendons la rue des Saint-Pères, des psst désespérés laissent insensible le conducteur de monarques qui, recette faite, émet cet aphorisme:
- En omnibus, c'est comme ailleurs, y en a beaucoup d'épelés et peu de lus.
Sous la charge, le pont du Carrousel fléchit et tremble, à croire qu'il va crouler; on affirme qu'il est solide.
- Le quai des Tuilerie, Saint-Cloud, Versailles!
Personne ne bouge. Dans la vaste cour du Carrousel, l'infernal bruit de vitres et de ferrailles empêche les conversations. Sous le jour terne qui tombe des nuages, couleur de plomb, le monument funéraire de Gambetta se dresse si blanc, qu'on le croirait éclairé d'une lumière spéciale. Les fers des chevaux retentissent sous la voûte sonore qui débouche rue de Rivoli; on va doucement; derrière nous, un cheval de fiacre allonge sa tête osseuse jusque sur la plate-forme. Le jovial conducteur interpelle le cocher du sapin:
- Faut-il lui donner une correspondance?
- T'as l'droit que d'prendre des bêtes à deux pattes!
Et le "Camille" tourne pendant que nous traversons la rue.
- Le Palais-Royal, les Ternes, Filles-du-Calvaire, gare Saint-Lazare, brrr, brrr, brrr! Il débite cela très vite, d'une voix inintelligible. Trois dames descendent, l'une est très jolie et seule; un des décorés respectables semble hésiter, puis prend son parti; la petite dame sous les arcades; le décoré empaume la voie. Un voyageur de la plate-forme, apparemment misanthrope, monologue:
- Il faut croire qu'il n'a rien à faire celui-là.
- Quatre places en bas, seize en haut. Le trente-deux!
- Trente-deux et trente- trois, voilà!
- Trente-quatre.
- Voila le trente-quatre!
- Trente-cinq, six et sept!
- J'ai le vingt-neuf! crie une dame maigre.
Concert de protestations.- Votre tour est passé, il fallait rester au bureau. - Dispute.
- Allons le trente-huit!
Le trente-huit monte, dig, dig, dig, dig, le conducteur tire plusieurs fois la ficelle pour annoncer complet au cocher, et nous roulons sur l'asphalte relativement silencieux de la rue Richelieu. Le numéro 38, assis à l'intérieur, est communicatif.
- Ça va tomber, dit-il sans s'adresser à personne.
Son voisin reprend! 
- Fichu temps.
- Le baromètre est très bas.
- Les journaux annoncent de la pluie.
- Oh! vous savez, les journaux...
A l'entresol de la Bibliothèque nationale, les pompiers de garde, accoudés, nous regardent passer d'un œil terne et ennuyé. Par les fenêtres entr'ouvertes, on voit les fonctionnaires publics occupés à ne rien faire; l'un d'eux cependant taille un crayon.
Square Louvois, l'averse arrive, drue, cinglante, un voyageur de l'impériale descend.
- C'est complet, observe le conducteur, qui le laisse pourtant sur la plate-forme.



Un cheval glisse sur l'asphalte mouillé, patatras! L'omnibus lancé, fringale et traîne la pauvre bête par son collier: elle rue, se débat et finit par rester couchée, le flanc battant: toutes les têtes curieuses de l'intérieur se penchent vers l'attelage, trois beaux gris-pommelé à la queue troussée, la croupe ruisselante. Le conducteur, aidé d'un sergent de ville et de vingt badauds, remet le cheval debout, et l'on repart.
Rue du Quatre-Septembre, une jeune dame descend, courtoisement soutenue sous le bras, un joli bras rond, par le galant conducteur, qui ne lâche sa passagère, comme à regret, que lorsqu'elle est bien d'aplomb sur la chaussée.
- Les boulevards, Madeleine, Bastille!Cinq places en bas.
- Le soixante-quatorze, quinze, seize, Madame cette correspondance ne vaut rien.
- Mais il n'y a pas un quart d'heure que...
- Il y a plus de deux heures, Madame.
Le Parisien est carottier, la Parisienne aussi.
- Le voyageur descendu de l'impériale! réclame le contrôleur.
Complet! La pluie fouette les vitres. Rue Le Peletier, une femme descend de l'impériale, son bonnet blanc, sa pauvre jupe, son tablier trempés.
- Fallait venir en bas, la petite mère, on vous aurez trouvé un coin.
La pauvre femme a un sourire triste et s'en va sans répondre. Le conducteur, d'une voix bourrue, dit:
- Malheureux, tout de même, allez! Elle n'avait pas de quoi payer le supplément. Si je m'en avais douté, je l'aurai bien fait voyager dedans pour ses trois sous.
A Notre-Dame-de-Lorette, il descend beaucoup de monde, la pluie tombe moins fort. Le long de l'église, un cocher de fiacre, frôlé par l'énorme roue, apostrophe violemment la grosse voiture:
- Va donc, eh! cocher d'indigents, avec tes voyageurs à quinze francs le cent!
Et comme je descend rue Saint-Lazare, je vois l'omnibus, après avoir pris en flèche un cheval de renfort, grimper péniblement la butte Montmartre.



 - Où va-t-il? Je sais qu'il passe place Clichy, et ensuite qu'il s'engage dans Clichy: la tête de ligne de ce côté, je ne l'ai jamais vue, et je n'ai pu rencontrer personne qui la connût. Elle doit exister pourtant!

                                                                                                         M. Champimont.

Revue Illustrée, juin 1890- décembre 1890.

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