Le gramophone du diable.
... Je fus quelque peu surpris d'entendre, alors que je travaillais chez moi, durant l'après-midi, il y a un an, au Tonkin, de curieux éclats de voix. Je prêtai l'oreille, et, ayant ouvert ma porte, je perçus très distinctement le chant d'un opéra-comique français. Un opéra comique français dans la brousse tonkinoise!
Cela me surpris passablement, et je résolus, me guidant sur le son, d'aller surprendre les artistes. Je n'exagère pas en disant qu'il me fallut au moins faire six cents mètres pour me trouver en présence du chanteur et de l'auditoire. J'avais eu le loisir d'entendre, tandis que je marchais, après le fragment d'opéra-comique français une chanson nette anglaise, Put me amongst the girls, que je connaissais fort bien pour l'avoir souvent entendue au cours de mes déplacements en Angleterre.
... Le chanteur n'était autre qu'un gramophone dernier modèle: l'auditoire était composé de quelques Annamites (et soyons précis de deux chinois), tous notables du village voisin, commerçants ou fonctionnaires. Ce gramophone avait été apporté par un officier de passage et vraiment il faisait merveille. Les chants qu'il interprétait étaient tous d'une netteté parfaite et le répertoire était aussi complet que possible. L'officier possédait plus de six cents morceaux différents. L'auditoire était, cela se voyait sans peine, fort intéressé et même intrigué. Plus d'un spectateur vint se pencher sur le cornet acoustique pour tenter de surprendre le secret de ce mystère nouveau, mais le mystère demeura incompréhensible.
- C'est le makoui (le diable) ! concluèrent les curieux.
Mais ils n'en écoutèrent pas moins les différents morceaux avec un silence que ne troubla pas le plus léger chuchotement. Pourtant la musique européenne semblait ne pas satisfaire pleinement leurs goûts musicaux.
Ce fut un étonnement indescriptible lorsque l'opérateur remplaça le disque d'une chansonnette française par celui d'un chant religieux chinois, disque exécuté par une maison spéciale de Shangaï
- C'est le makoui! c'est le makoui! s'exclamèrent-ils.
- Quoi! Un chant religieux chinois dans cette boite baroque. Quel étonnement! Quelle émotion! Et désormais ils goûtèrent fort les tonalités si curieuses de cette musique si dissemblables en tous points de la nôtre, mais pour laquelle leur compréhension était préparée depuis leur plus tendre jeunesse.
- C'est le makoui! répétèrent-ils lorsque la séance prit fin.
Assurément pour eux, c'était le diable seul qui avait pu enfermer dans cette boite minuscule tant de sons divers, et surtout les chants religieux qui avaient bercé leur enfance!
Ils seraient restés là des heures entières et pour les faire se retirer, ce premier soir, il fallut leur promettre des futures séances et toutes obtinrent le même succès de curiosité, de surprise et d'étonnement.
Et dans la brousse, lorsque l'officier fut affecté à un autre poste et eut emporté avec lui tout son attirail phonographique, on parla souvent, durant les mois qui suivirent, du "makoui" et de son habileté!
Paul-Louis Hervier.
Le Magasin Pittoresque, février 1913.
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