Séverine.
Séverine a fait son temps.
Dans cette fille de bourgeois, aucun atavisme, aucunes réminiscences familiales, aucun jalonnement cérébral, aucun germe oublié ne laissaient prévoir, soupçonner l'artiste, l'écrivain, le penseur, le poète, le philosophe, que nous aimons aujourd'hui.
Son père avait quitté la Lorraine, où il peinait stérilement, comme professeur, pour trouver un emploi à Paris. C'est là qu'elle naquit, rue du Helder, à l'angle de la rue Taitbout, dans une maison aujourd'hui disparue, qui occupait l'emplacement du bureau des tramways de la Muette.
Matériellement heureuse, l'enfant voyait souvent les jours, les mois, les années se traîner, monotones et vides, dans cet état d'hostilité inconsciente qui existe entre les membres d'une même famille unis par le hasard de la naissance, mais dont les apparences n'ont aucune parenté. Aussi, pour sortir de ce milieu étouffant, Séverine, n'ayant comme toutes les jeunes filles sans sœurs, ni amies, aucune notion sur le mariage, accepta-t-elle, à quinze ans, la main du premier qui se présenta.
Elle tomba mal, souffrit beaucoup, et, dix-huit mois après son mariage, quittée par son mari, elle rentra dans sa famille. Sa dot était mangée, et un fils lui était né.
L'homme qu'elle avait épousé, voulant qu'elle "gagnât de l'argent", alors que toutes les professions lui étaient également inconnues, Séverine avait commencé des études dramatiques.
Quand elle reprit son existence de jeune fille, elle résolut de les mener activement, afin de ne pas rester à la charge de ses parents, dont l'impuissante tendresse suffisait difficilement aux exigences de la vie matérielle.
A cette époque, elle eut cruellement à souffrir, dans ce milieu spécial qu'on appelle le monde du théâtre, des élégances raffinées, des coquetteries luxueuses, des toilettes tapageuses auprès desquelles jurait étrangement la petite robe noire fanée, élimée, dont de patientes reprises dissimulaient mal la vétusté humiliée. Mais ses bottines lasses ne glissèrent jamais sur ce sol des coulisses, où la boue semble s'aromatiser de parfums bien troublants, bien dangereux pour une enfant jolie et pauvre.
Elle resta honnête, non sans mérite, aussi écœurée de promiscuités blessant sa jeune fierté, que découragée d'essais dont elle comprenait l'inanité. Car à la place de la scène vivante et humaine rêvée par elle, se dressait la scolastique formulaire du Conservatoire dont l'étroitesse annihile les plus intelligentes initiatives.
A bout de courage, Séverine résolut de gagner autrement sa vie, et accepta d'entrer un peu comme lectrice, un peu comme dame de compagnie, chez une vieille amie de sa mère, dont elle devait plus tard, aussitôt après son divorce, en 1885, épouser le fils.
Pendant un séjour à Bruxelles, le docteur Sémerie lui présenta Jules Vallès. On se retrouva à Paris, après l'amnistie; une représentation au théâtre du Château-d'Eau, le bénéfice de Maxime Lisbonne, renoua les relations mondaines à peine ébauchées en Belgique.
L'ancien membre de la Commune comprit la valeur de cette femme, qui s'ignorait elle-même; il lui proposa de collaborer à un drame, la Dompteuse, et de se charger, à la scène, du principal rôle.
Dès que l'audacieuse, enthousiasmée, parla de ces projets à sa famille, celle-ci jeta les hauts cris, déclara que le monde, malgré les cheveux gris de Vallès, ne manquerait pas de jaser, et refusa tout net.
Comprenant qu'il était inutile de lutter, la jeune femme prit un parti simple: elle se tira un coup de revolver dans la poitrine. La balle glissant sur les côtes, ne la tua pas, mais décida les parents à promettre tout ce que voulait l'entêtée qui menaçait d'arrachait l'appareil sur la blessure.
C'est près du maître écrivain, le meilleur ami de mon enfance, que je vis Séverine pour la première fois, rue Taylor. Tout en mangeant le lard grillé et les haricots rouges de Vingtras, j'examinais, avec la curiosité ressentie en face d'un problème, cette femme, dans l'éclat de la jeunesse et de la beauté, qui renonçait aux joies de sa situation et de son âge pour s'adonner à une tâche effacée et ingrate.
Sans morgue, ni timidité d'ailleurs, elle se tenait à l'écart, parlant peu, n'attirant jamais l'attention sur elle, écoutant et regardant les gens en face, je devrais dire: en plein cœur, avec ses yeux bleus, calmes et profonds. Son corps, modelé sculpturalement, ne présentait pas la gentillesse chiffonnée, gracile et mièvre de la Parisienne. Il émanait d'elle comme une saine et vivifiante senteur des champs, des réminiscences d'horizons paysans, d'air libre, de prés verts, de blés dorés, de haies fleuries, tandis que la pensivité un peu grave, presque mélancolique de son visage, dissimulait mal les idées qui grondaient sous ce front de jeune fille, auréolé de cheveux rageurs, comme ébouriffés par un souffle de printemps.
Avec "le patron", ainsi que le disciple appelle encore son maître, elle fit les campagnes du Réveil, du Gil-Blas, de La France et du Matin. Elle travailla un peu au Bachelier, davantage à La Rue de Londres, et collabora effectivement à L'Insurgé, dont plusieurs pages sont de sa main.
Lorsque Jules Vallès ressuscita le Cri du Peuple, Séverine doubla, de son talent et de son énergie, le combattant d'avant-garde dont elle s'était assimilé le faire avec une souplesse déconcertante.
L'oeuvre entreprise finit même par devenir sienne. Quand la maladie vint abattre Vallès, le secrétaire se changea en sœur de charité. A son foyer, le vieux réfractaire passa les derniers moments de sa vie, et, pendant les longs jours, les interminables nuits de souffrance et d'angoisseuse agonie, Séverine se montra admirable de patience, de dévouement et d'abnégation. C'est sur son épaule que la tête de l'insurgé, dompté par la mort, s'appuya pour le dernier sommeil.
On sait le reste.
Cette femme qui, par une modestie ombrageuse, presque farouche, s'était opiniâtrement dissimulée derrière la puissante personnalité de Vallès, a su conquérir, en quelques mois, une des premières places de la presse parisienne.
Et cette situation exceptionnelle, elle l'a obtenue sans tapage, sans cabotinage, sans appuis, presque malgré elle. Celle, il est vrai, dont "le haut-de-chausse ne dépasse jamais la jupe", comme dit Balzac, présente la révolutionnaire originalité d'écrire pour exprimer sa pensée, et nullement pour exercer un métier, dans un but de gloriole ou de lucre. Les amis de Séverine savent qu'il existe en elle une conviction ardente capable, au moyen âge, de la transformer en croisée mystique entraînant les masses et mourant, le crucifix au poing, sous les murs de Jérusalem; capable aussi, en notre temps, de lui faire verser son sang, à côté d'une barricade, pour la défense des petits, des humbles, des souffrants, des martyrs de la vie.
Séverine, en effet, est restée femme. Elle a conservé de son sexe les délicatesses et les bontés: sa bouche sait sourire et ses yeux osent pleurer. Ce merveilleux styliste, dont la verve mordante siffle comme une cravache quand il y a un faible à venger, met constamment sa plume à la disposition des vaincus. Lorsque tant d'autres lèchent les bottes de la foule, elle, la vaillante, lutte héroïquement, cherchant à réagir contre la bêtise humaine, pansant les blessures, rendant l'espoir aux désespérés, recherchant ceux qu'on oublie ou que l'égoïste société écrase, marchant de l'avant sans crainte de se compromettre, ignorant l'art d'être habile, pleine de mépris pour les compromis louches, les faux-fuyants cauteleux, les alliances malpropres. Elle n'a qu'un parti: l'Humanité.
Cette Parisienne, jeune, belle choyée, que sa valeur personnelle a placée en vedette sur l'affiche de la capitale du monde, vit retirée dans un typique et rustique intérieur qui rappelle son culte pour la terre et qui est aussi un touchant hommage rendu aux goûts de Vingtras. Elle travaille sans relâche, avec une opiniâtreté de manœuvre, fuyant le bruit et les relations banales. On ne l'aperçoit jamais aux courses, jamais dans les cénacles littéraires, jamais au bord d'une mer high life, jamais dans une campagne à la mode, mais on la rencontre, pensive et pitoyable, dans les quartiers pauvres, dans les logis pleins de douleurs.
Et, sous ma plume, revient la dernière phrase de la dédicace clouée, par cet incomparable poète qui a nom Jules Vallès, sur la première page de La Rue à Londres:
"Au seuil de mon livre, dont quelques chapitres sont, comme le Refuge, pleins de douleur et de misère, je veux attacher votre nom comme un bouquet."
Un bouquet, oui, mélancolique et parfumé, semblables à ceux qui fleurissent, chaque semaine, la tombe du pauvre Vallès, là-haut, au Père-Lachaise, joyeux de consoler les déshérités, ainsi que les gerbes rapportés par les faubouriens, des indécises campagnes, au soir des dimanches de printemps.
Frantz Jourdain.
Revue Illustrée, juin 1890-décembre 1890.
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