La marchande de gâteaux de Nanterre.
Je connais une mère de famille qui, ayant eu l'occasion de louer une maison à Nanterre pour la saison d'été, demanda à l'un de ses fournisseurs où elle pourrait trouver des gâteaux de Nanterre; elle pensait, en effet, que ces gâteaux pris au four natal seraient un régal pour ses enfants. Le fournisseur, fort surpris de cette demande, lui déclara qu'il n'y avait pas de gâteaux de Nanterre à Nanterre; quant à lui, il n'avait jamais rencontré cette espèce de pâtisserie qu'à la porte des Tuileries, et il ignorait complètement pourquoi on lui donnait le nom du village honoré par le souvenir de sainte Geneviève.
Ce n'est pas la première fois que je trouve sur mon chemin des exemples de ce genre.
Est-il besoin de rappeler que les pruneaux de Tours ne sont en aucune façon citoyens de cette ville qui ne contient pas de pruniers, et qu'ils sont fabriqués avec des prunes appelées improprement prunes d'Agen, mais récoltées dans les environs de cette seconde ville?
Je déclare que c'est à Montmorency que j'ai mangé les plus mauvaises cerises, à Rouen que j'ai bu le plus détestable cidre, et j'ai goûté des pêches venant en droite ligne de Montreuil qui étaient infiniment moins savoureuses que d'autres pêches nées dans un jardin des environs de Meaux. Je me rappelle avoir bu chez l'aimable Michaud, l'auteur de l'Histoire des croisades et de la correspondance d'Orient, du vin de Lacryma Christi, venant du lieu même, qui rappelait sans désavantage le goût aigre et sûr du vin de Suresnes, et d'avoir dégusté chez l'aimable et érudit comte de Marcellus, auquel manqua l'Académie et qui manqua à l'Académie, du miel rapporté par lui du mont Hymète, dont la saveur pharmaceutique donnait des nausées. Enfin, j'ai entendu raconter par une jeune femme qu'elle n'avait jamais pris d'aussi mauvais chocolat qu'à Bayonne, et par un jeune voyageur que, s'étant détourné de sa route pour aller manger des huîtres à Cancale, il lui fut impossible de s'en procurer à prix d'or et d'argent.
Ceci nous enseigne à ne pas trop insister sur les certificats d'origine. D'ailleurs, dans cette époque de charlatanisme et de réclame, ces certificats sont sujets à caution.
Toutes les cerises, dans la bouche des marchandes qui crient leur marchandise, sont de la bonne Montmorency.
Tous les raisins arrivent de Fontainebleau;
Toutes les pêches, de Montreuil;
Tous les pruneaux, de Tours;
Toutes les huîtres, de Cancale;
Tout le vin de Champagne, d'Aï ou de Sillery;
Tout le cidre, de Normandie ou de Bretagne;
Tout le beurre, d'Isigny, de Rennes ou de la vallée d'Auge.
N'est-il pas connu que toute l'eau-de-vie arrive de Cognac, ce qui a introduit parmi les garçons de café, - pardon, ces messieurs ne veulent plus qu'on leur donne ce nom trop familier, mais celui de commis ou d'employé -, ce qui a introduit une agréable locution: Le cognac! un petit verre de cognac! Chose étrange! cela est quelquefois vrai, mêmes pour les eaux-de-vie de betteraves, et voici comment. Des fabricants habiles, - dans ce siècle où l'on est chatouilleux sur les noms, on l'est aussi sur les épithètes, c'est pourquoi nous adoucissons celle qu méritent les honnêtes personnages en question -, des fabricants habiles envoient leur eau-de-vie de betteraves faire un petit voyage d'agrément à Cognac. Comme elles s'y plaisent, elles y séjournent quelque temps; puis, mues d'une noble ambition, elles s'y font naturaliser. C'est ainsi que les eaux-de-vie de betteraves reviennent eaux-de-vie de Cognac, ni plus ni moins que ces roturiers enrichis auxquels les généalogistes trouvent ou inventent des blasons.
Pour revenir aux gâteaux de Nanterre, dans quelque lieu qu'on les fabrique, c'est une industrie qui s'en va, et la marchande de Nanterre comme le marchand de coco, son compère, figurera bientôt parmi les types abolis. Qu'ils sont loin les temps où la belle Madeleine, qui par parenthèse était fort laide, parcourait les Champs-Elysées et les boulevards avec sa robe trop courte de deux doigts et ses bas bleus bien tirés sur ses jambes, qui ressemblaient à des quilles, en chantant sur un rythme criard sa chanson accoutumée:
V'là le belle Madeleine
Qui vend ses gâteaux,
Tout frais, tout chauds!
Elle ajoutait à ce refrain cher aux enfants quelque jetés-battus qui les amusaient. La pauvre vieille, qui en 1830 n'avait plus de dents, avait été, suivant une légende, jeune, ce que je suis tout prêt à croire, et belle, ce qui ma paraît beaucoup moins vraisemblable, et elle avait éprouvé des chagrins qui lui avaient détraqué le cerveau. Si Bertall l'eût connu, il l'eût certainement prise pour type de la marchande de gâteaux de Nanterre. Mais il a échappé par le bénéfice de son âge à cet honneur, qui ne serait pas pour lui un certificat de jeunesse. La belle Madeleine, cette reine du gâteau de Nanterre avait déposé son éventaire quand il a saisi ses crayons.
J'ai peur que les héritières présomptives de son sceptre ne fassent pas aujourd'hui un très-brillant commerce. La génération actuelle est gourmande et glorieuse, et la pâtisserie a marché à pas de géants. Lorsqu'en 1815, les Anglaises, sevrées du voyage de France pendant toutes les guerres de la Révolution et de l'Empire, s'abattirent sur Paris comme une nuée de sauterelles, et vinrent offrir à nos vaudevilles le type des Anglaises pour rire où Potier et Brunet étaient si amusants, il n'était point d'usage d'entrer chez les pâtissiers pour manger des gâteaux. On leur commandait des vol-au-vent, des pâtés, des tourtes aux fruits, des gâteaux de Savoie, des biscuits, des meringues, - les petits-fours sont une invention contemporaine -, mais on ne mangeait point de gâteaux sur place. Personne n'aurait osé s'attabler chez un pâtissier, cela paraissait trop goinfre ou trop gourmand; c'était le bon temps des marchandes de gâteaux de Nanterre. Quand les enfants avaient faim à la promenade, leurs bonnes ou leurs mères les rassasiaient à bon marché, avec un ou deux sols de ce gâteau, et elles en mangeaient elles-même sans aucun respect humain.
Les Anglaises, qui ont toujours eu l'habitude d'agir chez les autres comme si elles étaient chez elles, transportèrent à Paris les mœurs de Londres. Que voulez-vous? Elles étaient un peu conquérantes, puisqu'elles étaient les sœurs, les femmes et les filles des conquérants. Elles envahirent donc, par droit de conquête, les boutiques des pâtissiers et s'y attablèrent. Faute de turtle soup et des moap turtle soup qu'elles n'y retrouvèrent pas, elles engloutirent des corbeilles de gâteaux. Comme ces gâteaux leur pesaient, elles réclamèrent du claret (vin de Bordeaux), du Madeira wine, et du vin de Porto. Comme elles parlaient avec des guinées à la main, elles obtinrent tout ce qu'elles voulurent: telle fut l'origine des fortunes colossales des Carème et des Félix; je ne parle pas de notre collaborateur, vous le comprenez. Quelquefois, elles dévalisaient les boutiques des fruitières et portaient chez le pâtissier des melons dont elles étaient très-friandes et qu'elles mangeaient, au milieu du jour, avec du sucre, comme nous mangeons des oranges. On commença par rire de leur gourmandise, puis on l'imita. La planche était faite, on s'y laissa glisser. A partir de ce moment, commença la décadence des gâteaux de Nanterre et du pain d'épice, ressource des promeneurs affamés qui allaient se ravitailler dans les échoppes en plein vent où l'on trouvait pour boisson la limonade à la fraîche et le coco véritable par son antiquité.
On préféra naturellement à ces friandises et à ces boissons primitives les petits pâtés, les gâteaux de riz, les tartelettes de confiture, les madeleines et les meringues, sans oublier le vin de Bordeaux, de Madère ou de Frontignan.
Les progrès toujours croissants du luxe et de la vanité ont donné de nos jours une vive impulsion à l'industrie des pâtissiers. Les petits fours, les babas, les savarins, les charlottes russes, les choux à la crème, les chambords, les éclairs au chocolat, ont fait leur avènement. Les boutiques des pâtissiers sont aujourd'hui des salons à manger où l'or se relève en bosse; les comptoirs, des espèces d'autels érigés à la gourmandise. En même temps, les palais sont devenus de plus en plus difficiles et les enfants de plus en plus gâtés et, par conséquent, de plus en plus exigeants. Offrez donc pour un ou deux sols de gâteaux de Nanterre à M. Fanfan Benoiton, lorsque cet homme d'affaire de dix ans revient de la petite bourse des timbres-poste en fumant négligemment son panatellas! c'est pour le coup qu'il dirait à M. son père, dans cet aimable langage que, malheureusement on ne parle pas qu'au théâtre: "Tu me l'as fait à l'oseille." Il faut lui offrir des petits fours, des éclairs au chocolat, un savarin avec le fin verre de vin de Madère. A la bonne heure! Les boutiques en plein air et les marchandes en plein vent ne sont faites que pour les petites gens.
Voilà pourquoi la marchande de gâteaux de Nanterre ressemble aujourd'hui à un revenant du temps passé qui se promène dans un monde auquel elle n'appartient plus. Il y a des gens qui s'étonne que M. Haussmann ne l'ait pas fait disparaître, pour cause d'utilité publique, comme une masure de l'ancien Paris faisant tache sur le nouveau; bienheureuse est-elle quand elle étrenne sa marchandise en vendant quelques parts de son gâteau suranné à une nourrice portant le bonnet cauchois, à une bonne d'enfant venue de nos départements les plus lointains ou à un naïf conscrit. Son industrie est aujourd'hui renfermée dans ce cercle restreint de consommateurs. Bientôt elle sera obligée de renoncer à son commerce, faute de chalands, et le physiologiste curieux devra aller chercher le dernier type de la marchande de gâteaux de Nanterre à la Salpétrière ou aux Incurables femmes, sorte de musée humain ouvert aux médailles de l'ancien Paris.
René.
La Semaine des familles, n°1, samedi 6 octobre 1866.
René.
La Semaine des familles, n°1, samedi 6 octobre 1866.
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