Les vieilles rues de la Casbah.
Chaque année Alger s'embellit, s'agrandit et se modernise, encadré par son admirable décor. Si, par un miracle impossible, ceux qui l'habitèrent jadis, avant l'occupation française, pouvaient revivre quelques heures, ils ne reconnaîtraient plus dans la ville coquette, mouvementée, aux quais en terrasse, aux larges avenues, leur ancien nid de pirates accroché aux flancs d'une colline, en face de la mer qu'ils "écumaient".
Souvenir d'autrefois, la Casbah subsiste avec ses ruelles en escalade, son labyrinthe de passages voûtés, de couloirs assombris, de rampes, d'impasses, où s'affirme partout la saint horreur de la ligne droite.
Loin des hôtels luxueux, loin du port bruyant où les grands navires, prêts au départ, lancent l'appel de leurs sirènes, ce quartier silencieux, haut perché, inaccessible aux voitures, éblouissant sous le linceul de chaux qui revêt ses maisons et ses mosquées, vous montre un peu de la vie indigène. C'est un coin d'Orient primitif, gai à l’œil, fait pour plaire aux artistes, aux voyageurs, à tous ceux qui goûtent le charme des vieilles choses abolies, les légendes et les belles histoires du passé.
Au milieu de ces rues blanches, certaines, badigeonnées d'un bleu azur, ont une étrangeté singulière et le soleil s'y joue selon les heures en reflets, en colorations d'un imprévu difficile à exprimer avec des mots.
Le progrès et la civilisation ont, hélas! leurs exigences. La Casbah tombe un peu chaque jour sous la pioche des démolisseurs. Enserrée par la ville neuve qui dresse ses façades symétriques, elle est bouleversée, trouée de déchirures: elle perd son aspect original. Des voies d'une régularité ennuyeuse ouvrent çà et là leurs tranchées béantes et les Arabes refoulés, conquis une seconde fois pour ainsi dire, se tassent comme des fourmis dans leurs ruelles tortueuses, si étroites parfois que deux personnes n'y peuvent marcher de front.
Hâtons-nous de les parcourir longuement, d'en fixer la vision avant qu'elles achèvent de disparaître et notons au passage sur les plaques bleues leurs noms d'une diversité amusante. Certains sont héroïques, évoquent des grands hommes, des batailles, des légendes antiques, des souvenirs de l'histoire africaine: les Pyramides, le Mont-Thabor, les Janissaires, les Mameluks, les Maugrébins, l'Hydre, le Centaure, Annibal, Sophonisbe, Médée, Barberousse le corsaire, qui fut un des créateurs de la ville.
Ailleurs les noms ont une naïveté savoureuse, une simplicité pittoresque et voici, dans cet ordre d'idée, les rues de la Gazelle, de la Grue, du Chameau, de la Girafe, du Palmier, des Dattes, de la Grenade. D'autres sont instructifs, comme il convient, et le Nil, la Mer-Rouge, Tombouctou baptisent pompeusement des impasses aux architectures capricieuses.
Le matin, à l'heure des transactions et des marchandages, tout le menu peuple de la Casbah s'agite, circule, va à ses affaires et c'est à chaque pas, sous l'auvent des minuscules boutiques, une scène de mœurs, un tableau tout fait, un groupement de types qui appellent le croquis et sollicitent les moins observateurs.
Des Mauresques voilées jusqu'aux yeux, informes comme des paquets, ballonnées dans leurs vastes pantalons flottants, discutent en face d'un étalagé bariolé de citrons, de piments, d'oranges, de pastèques, pour un achat de quelques sous.
Une grande négresse, drapée dans des cotonnades bleues, porte sur sa tête une pile de galettes et s'en va lentement par les rues en criant sur un ton nasillard sa marchandise. Des gamins arabes, charmants et souples, effrontés comme nos gavroches, en petite veste jonquille, s'offrent aux ménagères qui font des achats et les suivent, chargés de leurs couffins, tout heureux de ce rôle de factotum.
Au milieu de ces homme en burnous de laine blanche, le Mozabite, cet Auvergnat de l'Algérie, fait une tache multicolore. Sa gandourah rayée, bleue et rouge, en forme de dalmatique, le distingue aussi bien que sa tête arrondie, ses épaules trapues, ses yeux sournois et bridés. Impassible, guettant les clients, il trône derrière son comptoir, voué à tous les négoces, mercier, boucher, épicier, marchand de fruits et de légumes, usurier à l'occasion, exploitant les Arabes qui le méprisent doublement, parce qu'il travaille d'abord et parce qu'il appartient à une secte musulmane dissidente, jugée hérétique par les purs croyants. L'homme du M'zab n'a cure de ce mépris et patiemment il édifie sa petite fortune en attendant de retourner dans sa ville saharienne.
Par une nuit claire les ruelles enchevêtrées de la Casbah ont un aspect inquiétant, mystérieux et fantastique. Le caractère vétuste et un peu barbare du décor s'accentue. On a l'illusion de parcourir une ville morte, abandonnée par ses habitants. Les fenêtres rares, défendues par des grilles, les portes cintrées, garnies de clous en saillie, de marteaux à l'ancienne mode, apparaissent hostiles. De loin en loin quelques fantômes en burnous glissent, rasant les murs. Les impasses où l'on va se heurter brusquement, les voûtes des maisons qui se touchent presque, soutenues par des poutrelles, sentent le guet-apens et le coupe-gorge.
On oublie l'Alger d'aujourd'hui, si proche et si différent.
Mais des pas résonnent, des rires éclatent dans la nuit, rires sans gène et bien français, d'une bande de zouaves qui rentrent en courant à leur caserne. Alertes et délurés, ils escaladent les ruelles aux pentes rapides comme ils monteraient à l'assaut.
Le temps des deys farouches et des vieux corsaires barbaresques est bien révolu. La casbah n'est plus qu'un débris du passé. Si, avec un peu d'imagination, on s'est complu un instant à des évocations lointaines, la réalité s'impose et brise votre rêve.
Quand on descend de la Casbah vers le faubourg de Bab-el-Oued, on aperçoit au-dessus des verdures du jardin Marengo le dôme d'une koubba neigeuse, éblouissante de blancheur. C'est la petite mosquée de Sidi Abd-er-Rhaman, pèlerinage très fréquenté, précieux monument d'art arabe avec son minaret svelte, son revêtement de faïences vernissées, ses galeries aux fins arceaux. Autour de la mosquée un cimetière très ancien éparpille ses tombes, formées de doubles stèles qui penchent, se ruinent peu à peu, envahies par les herbes, descellées par le temps. Des pachas, des docteurs de l'Islam, des personnages d'importance reposent dans ce coin ensoleillé, à l'ombre d'un vieux figuier biblique, plusieurs fois centenaire; et parmi eux, Ahmed, le dernier bey de Constantine, cette brute féroce qui tailladait le corps de ses femmes à coups de sabre et fit dévorer par ses chiens des prisonniers français.
L'endroit est calme, riant, nullement funèbre. Chaque vendredi, des Mauresques accompagnées de leur marmaille viennent s'ébattre autour des coupoles de faïence qui recouvrent les morts. Elles s'installent sans façon par groupes, mangent des oranges, égayent de leurs bavardages puérils le petit cimetière, puis elle vont faire leur visite au tombeau du marabout.
L'accès des mosquées leur est interdit, mais chez Sidi Abd-er-Rhaman elles sont chez elles. Le saint homme devient pour ces âmes crédules et simples un confident muet et tout platonique. Elles lui parlent comme s'il pouvait les entendre, elles lui racontent leurs misères et leurs petits chagrins intimes.
Ainsi qu'il arrive dans les pays d'Orient, le tombeau du saint offre un étonnant mélange de belles choses et de camelote ridicule. Des superbes faïences bleues, précieuses d'émail, fines de dessin, tapissent les murailles. Une pendule louis XIV, digne d'un palais, voisine avec des œufs d'autruche, des lanternes de pacotille, des boules de verre pareilles à celles qu'on gagne aux loteries des fêtes foraines.
Sidi Abd-er-Rhaman qui fut un théologien, un savant illustre, visita Damas, Bagdad, la Mecque, le Caire, écrivit de nombreux ouvrages et mourut très vénéré en l'an 879 de l'hégire, soit 1471 de notre ère. Il dort sous un somptueux catafalque habillé de soieries de toutes les couleurs, flanqué de vieux étendards qui se dressent aux quatre coins, surmontés de la boule à croissant d'or et de la queue de cheval des pachas.
Au moment de notre visite, une vieille femme était accroupie devant le tombeau du saint; elle geignait, se lamentait avec des gestes violents de désespoir; mais soudain effarouchée par la présence d'un "roumi", elle ajusta son voile et cacha sa pauvre figure ridée, parcheminée, que, toute entière à ses dévotions, elle nous avait laissé apercevoir bien involontairement. Que Sidi Abd-er-Rhaman lui pardonne!
Lucien Trotignon.
Le Magasin Pittoresque, août 1913.
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