Les fêtes de nos pères:
le mercredi des Cendres.
le mercredi des Cendres.
A Verdun-sur-Doubs, jolie petite ville de Saône-et-Loire, le lendemain du Carnaval, les habitants se livrent à la "course des harengs". Cette tradition locale est des plus piquantes; jadis la plus grande partie de la population participait à la cérémonie. Chacun voulait "côri li z'arengs" (courir les harengs).
Tous les auteurs de cette joviale manifestation marchaient processionnellement deux par deux, une chemise de femme par-dessus leurs habits, et à la main une ligne à pêcher, au fil de laquelle pendait le poisson symbolique. Ainsi accoutrés, ils parcouraient les rues, psalmodiant tout le long de leur trajet:
Un z'areng!
Deux z'arengs!
Trois z'arengs!
Parfois jusqu'à six. Et les gamins de sauter, tâchant, presque toujours en vain, d'attraper le gibier-saur.
Quelques-uns, au lieu de hareng, accrochaient à leur ligne un beignet, une gaufre ou tout autre pâtisserie frite, dont l'intérieur, avant la cuisson, avait été soigneusement garni d'une bonne pincée de filasse... Quels rires quand le gamin mordait dedans!
Nous ne pouvons passer sous silence une note grasse et caractéristique: plusieurs promeneurs du dernier rang avaient au bon endroit de leur chemise, mais extérieurement, répandu de la moutarde; le suivant tenait à la main un boudin, le trempait dans la moutarde et le mangeait. Cette scène rappelait les temps de la Mère folle, et rompait la monotonie du défilé. En tous cas, on peut répondre que les chemises étaient blanches, la moutarde fine et le boudin excellent.
Mais laissons les hors-d'oeuvre pour ne nous occuper que de la signification du hareng. On l'a peut être déjà comprise. Le symbolique poisson venait dire: "Les joies du Carnaval sont passées; voici le temps de la pénitence. Après avoir mangé les poulardes et les oies, vous allez vous contenter du maigre hareng". Et les boudineurs, avec leur exhibition contradictoire, quelle leçon voulaient-ils notifier à leurs compatriotes? Probablement, ils se proposaient de faire entrevoir, au milieu des amertumes de la pénitence, une dernière image des bonnes mangeries momentanément abandonnées.
La coutume n'est pas encore complètement éteinte. Les buveurs de vin blanc la ressuscitent gaiement de temps à autre.
Dans les Ardennes, nous raconte M. Meyrac, le jour des Cendres, le Carnaval autrefois rentrait en scène; mais quel Carnaval, et combien différent du triomphateur de la veille! Qui eût pu le reconnaître dans cet informe mannequin, hissé sur un cheval étique ou couché sur une charrette disloquée, qui semblait fait de paille, perruqué d'étoupe et habillé de papier! C'était bien lui cependant; mais dans l'intervalle, le joyeux viveur avait été condamné à mort, et il n'en faut pas toujours tant pour rendre un homme méconnaissable.
Qu'avait-il donc fait, le pauvre hère?
Oh! peu de chose en somme: il avait bu, dans la soirée précédente, autant que douze Allemands, et englouti à lui seul plus de victuailles que n'aurait pu le faire tout un chapitre le lendemain d'un jour de jeûne. C'était là, paraît-il, une abomination, et Carnaval, le malheureux Carnaval, devait payer de sa vie cet exécrable forfait.
Au bruit de cette fatale nouvelle, tous sans exception et sans prendre même le temps de changer de livrée, ses fidèles compagnons étaient accourus pour l'assister. Les curieux aussi, qui l'avait applaudi la veille, arrivaient de tous côtés, afin de lui faire la dernière conduite. De minute en minute la foule grossissait, et tout le monde avait des airs dolents, recueillis, contenus, comme il convient en pareille circonstance.
A un certain signal, le cortège s'ébranlait enfin et se dirigeait vers la Moselle. Arrivé au pont le plus voisin, Carnaval était descendu de son bidet ou de sa charrette avec des précautions infinies, et déposé sur l'un des garde-fous. Les masques formaient aussitôt le cercle autour de lui, les porte-étendards d'un côté, les hallebardiers de l'autre. Tout au milieu, avec de gros livres sous le bras, de longs chapelets de pommes de terre suspendues à la ceinture, se rangeaient les pleureuses, faisant face au condamné. Un morne silence planait sur l'assemblée. Le moment suprême était venu. Grave, solennel, un tison à la main, on pouvait voir alors le chef de la troupe s'avancer vers l'infortuné Carnaval, et mettre le feu à ses vêtements.
Le supplice, comme bien on le pense, n'était pas de longue durée; mais avant que le corps du patient, réduit en cendres, ne s'écroulât tout à fait, une vigoureuse poussée le précipitait dans la rivière. Les sourds pouvaient se féliciter à pareille heure d'avoir l'oreille dure, car de toutes parts s'élevaient des gémissements, des lamentations à faire dégringoler les plus solides rochers. Les pleureurs n'étaient pas les seuls à s'égosiller de la sorte, les hallebardiers leur donnaient la réplique, et le reste du populaire les invitait bellement. Ce vacarme n'avait de cesse que lorsque la foule, après avoir suivi pendant un temps plus ou moins long le bord de l'eau, avait pu se convaincre de l'anéantissement complet du supplicié. Et encore, pendant plus d'une lieue, les échos de la montagne se renvoyaient-ils de l'un à l'autre ce cri lugubre: Carnaval est mort, mort, mort!...
Les fêtes de nos pères, Oscar Havard, Tours, Alfred Mame et fils, éditeurs, 1898.
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