Friperie littéraire.
Parcourez la vieille ville, descendez la rue la plus tortueuse, arrêtez-vous devant la dernière maison, la plus ancienne et la plus pittoresque de toutes; c'est là seulement que vous pourrez peut-être rencontrer ce type d'une autre époque: le fripier littéraire.
Libraire, il ne l'est pas, quoiqu'il vende des livres; bouquiniste, non plus, quoique son échoppe soit encombrée de bouquins; c'est un fripier, voilà tout. C'est là que viennent s'enfouir, comme chez les marchands à la toilette, toutes les défroques poétiques, toutes les guenilles scientifiques, toutes les loques philosophiques des étalages et des bibliothèques. Ici, pas de classification, pas d'ordre, des tas: le tome XII de Boerhaave pèle-mêle avec le premier volume du Lucain d'Oudendorp, les éditions de Ribou coudoyant les Elzevier, les Jean Cavelier confondus avec les Robert Estienne. C'est le chaos et la confusion des langues.
Cet amas de vieilles reliures en maroquin éraillé, de couvertures en parchemin jauni et racorni, de gardes en bois, dissimulées sous des veaux roux est sordide et précieux. On dirait un fumier plein de perles. Aux adroits de les déterrer.
Le croirait-on, cette difficulté même, loin d'effrayer les bibliophiles, est un attrait pour eux. Ils viennent fouiller dans cette antiquité, remuer la poussière séculaire qui noircit les tranches des bouquins, jusqu'au moment où ils mettent la main sur un exemplaire recommandable, soit par sa date, soit par le nom de son auteur ou de l'imprimeur, soit par les détails de sa reliure ou simplement par le dessin des fermoirs.
Alors on sort de la boutique trop sombre, et c'est dans le demi-jour de la rue qu'on examine le livre ainsi découvert. Est-il encore digne de figurer dans un rayon? Ne lui manque-t-il rien? N'a-t-il pas été déshonoré par des mouillures ou par des piqûres de vers? Non. c'est bien une trouvaille: trouvaille d'autant plus douce qu'elle a été péniblement faite.
Reste le prix à débattre, et c'est alors que le fripier se dévoile. Il ne diminue que sous par sou, en soupirant. en vain on le presse, en vain on fait mine de partir sans rien acheter, il défend ses intérêts pied à pied, et avec quelle érudition. Il connait les noms et la valeur marchande de tous les imprimeurs anciens; pour gagner dix centimes, il jette dans la discussion le souvenir de tel ouvrage qui s'est vendu plusieurs milliers de francs. Tenez-vous un auteur latin, il fera miroiter devant vous la grandeur de la littérature romaine. il appellera Cicéron, Virgile et Plaute à son secours. N'insistez pas trop, car il remonterait à la période littéraire des Grecs, et se ferait des arguments avec Démosthène et Aristote. Tout lui est bon. A bout de raisonnements, il abuserait de ce qu'il est israélite pour vous convaincre en langage hébraïque, et pour faire intervenir les prophètes dans le débat.
Vous aurez plutôt fait de lui donner ce qu'il demande et d'emporter votre livre, qui, bien qu'acheté à la décrochez-moi-ça, a souvent une valeur inestimable.
E. M.
Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.
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