Un parisien: Harduin.
J'ai demandé à plusieurs personnes quel était l'homme le plus spirituel de notre époque.
Un ouvrier de la banlieue m'a répondu:
- C'est M. Coutant (d'Ivry) (1)
- C'est Rothschild (2), m'ont dit trois députés.
Un vieil académicien, qui écrit dans la Revue des deux mondes, m'a dit: c'est Footit (3)
Mais le plus grand nombre ont été d'avis que l'homme le plus spirituel était M. Harduin.
N'allez pas demander à votre libraire les œuvres de M. Harduin: il vous rirait au nez. si vous voulez connaître cet humoriste, achetez la feuille qui publie quotidiennement ses Propos d'un Parisien: il ne vous en coûtera qu'un sou par jour. En vingt lignes vous trouverez exprimée l'opinion d'un bourgeois sceptique et gouailleur, matérialiste et terriblement égoïste, vertueux quoique indulgent, sur l'événement saillant de la veille.
Plus encore que sa pénétration, ce que j'admire en M. Harduin, c'est sa ponctualité. Se représente-t-on ce qu'il faut d'assiduité au travail, d'attention soutenue, pour écrire chaque jour un article d'actualité digne de justifier la réputation de l'homme le plus spirituel de notre époque? Et voilà plusieurs années que M. Harduin accomplit cette besogne avec une implacable régularité.
Depuis quelque temps, M. Harduin fait de l'opposition au Ministère. Il n'approuve pas nos opérations au Maroc. Il approuve moins encore le projet d'impôt sur le revenu. Si ce projet échoue, ce sera pour une bonne part la faute de ce journaliste.
C'est que M. Harduin est devenu une puissance. A force de faire rire les gens, on les persuade. Il s'est établi entre l'auteur des Propos d'un Parisien et ses plus fidèles lecteurs une aimable camaraderie. Une volumineuse correspondance arrive chaque jour à l'adresse de M. Harduin; son article n'est jamais si amusant que lorsqu'il le consacre à rendre compte de quelques unes des lettres qu'il a reçues. Par un phénomène curieux et dont M. Harduin ne s'étonne peut être pas assez, l'homme le plus spirituel de la terre n'a, pour correspondants, que des imbéciles. L'un d'eux lui écrit qu'il devrait faire un article pour rappeler à ses lecteurs qu'on doit dire un entrecôte, j'achèterai et non j'ach'terai,etc.
D'autres personnes, mais celles-là sont plus rares, vont trouver M. Harduin pour des motifs moins futiles: ce sont les initiés, les intimes qui lui demandent des conseils pour placer de l'argent. Car cet ironiste possède le sens des affaires et c'est un remarquable financier qui a collaboré à des journaux tels que la Revue économique et financière. Il rédige encore le bulletin financier du Petit journal.
La carrière de M. Harduin est déjà longue. Il est né en 1846; après avoir commencé ses études au lycée Louis-le-Grand et Charlemagne, il alla les terminer en Allemagne.
Il habita longtemps l'étranger et dirigea d'abord à Florence, puis à Rome une journal quotidien: l'Italie. Il envoyait en même temps des articles à des journaux de Paris, notamment au Figaro.
En 1880, on perd la trace de M. Harduin, pour ne la retrouver qu'en 1897, époque où il devint rédacteur en chef du Matin. Il n'a pas conservé longtemps cette fonction, mais il a continué sa collaboration constante à ce journal.
Ses fonctions de directeur de l'Italie lui ont valu de multiples décorations. Outre la croix de la Légion d'honneur, il peut accrocher à sa poitrine celle de l'ordre de Charles III d'Espagne, de l'Osmanié, du Medjidié, du Christ de Portugal, de l'Etoile de Roumanie, des Saints-Maurice-et-Lazare de la Couronne d'Italie... Toute une constellation!
Je m'arrête car j'ai peur d'intimider les bonnes gens qui s'apprêtent à épancher leur cœur dans celui de M. Harduin. Ne vont-ils pas interrompre leurs confidences quand ils sauront que ce bonhomme au gros bon sens est un important vieillard chargé d'honneurs et de gros sous?
Jean-Louis.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 mai 1908.
Nota de célestin Mira:
(1) M. Coutant (d'Ivry)
(2) Rothschild:
(3) Footit:
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