Les jurons.
Nos premiers législateurs ne furent pas doux pour ceux qui juraient par le saint nom de Dieu, de la Vierge ou des saints.
"Si quelqu'un de quelque façon que ce soit, disent les capitulaires de Charlemagne, blasphème contre Dieu, qu'il soit condamné au dernier supplice par ordre du magistrat de la ville; et que le témoin de ce blasphème, qui ne l'aura pas dénoncé, reçoive le même châtiment."
Pour être moins dur envers les blasphémateurs, saint Louis n'use pas de trop d'indulgence à leur égard. Par une ordonnance de 1264, il les condamnait à être marqués d'un fer chaud au front et, en cas de récidive, à avoir la langue et la lèvre percés d'un fer chaud.
Toutefois, sur l'observation de Clément IV, que son zèle l'emportait peut être un peu loin, le saint roi voulut bien remplacer les peines corporelles par des peines pécuniaires, et la mutilation par le fouet et l'exposition.
"Il sera crié par les villes, par les foires et par les marchés chacun mois une fois au moins (ordonnance de 1268), que nul ne soit si hardi que il jure par aucuns membres de dieu, ne de Nostre-Dame, ne des saints, ne que il fasse chose, ne qui il dise vilaine parole, ne par manière de jurer, ne en aucune manière, qui tourne le dépit de Dieu, ne de Nostre-Dame, ne des saints; et se il est fait ou dit, l'on prendra vengeance tel comme il est établi."
Suit le détail des peines encourues.
"Toute personne âgée de plus de quatorze ans payera selon la gravité du cas de dix à quarante livres d'amende; et, s'il est trop pauvre pour cela, sera exposé puis mis en prison au pain et à l'eau pendant un temps qui n'excédera pas huit jours.
De six à quatorze ans, le blasphémateur, s'il ne peut payer l'amende, sera battu par la justice du lieu, tout à nud de verges, plus ou moins, , selon la gravité du mesfait ou de vilaine parole, c'est assavoir l'homme par l'homme, et la fame par fame, sans présence d'homme."
Par lettres patentes adressés au prévôt de Paris en 1347, Philippe de Valois renchérit sur la première ordonnance de saint Louis.
"Celui ou celle qui proférera le vilain serment ou qui dira des paroles injurieuses contre Dieu et la sainte Vierge sera mis pour la première fois au pilori, depuis prime jusqu'à none, avec permission de lui jeter des ordures, qui néanmoins ne puissent pas le blesser, après quoi il jeûnera un mois au pain et à l'eau."
"La récidive sera punie par l'exposition au pilori un jour de marché, et la lèvre de dessus lui sera fendue d'un fer chaud. La troisième fois on lui fendra la lèvre de dessous, la quatrième on lui coupera les deux lèvres et la cinquième, il aura la langue entièrement tranchée "afin que dorénavant il ne puisse dire du mal de Dieu ni d'aucun autre."
La plupart des dispositions de ces cruelles ordonnances, notamment la langue percée d'un fer chaud pour les récidivistes, reparaissent dans les ordonnances de Charles VI, de Charles VII, de Charles VIII, de Louis XII et de François 1er. A la date du 7 septembre 1502, le prévôt de Paris ne craint pas de déclarer que ceux qui ne dénonceraient pas les blasphémateurs, encouraient les mêmes peines que les blasphémateurs eux-mêmes.
Le 8 août, un clerc, accusé de blasphèmes exécrables, vient faire amende honorable devant Notre-Dame, dans un tombereau à immondices, puis il est conduit de là au Marché aux pourceaux, où il est brûlé vif, après avoir eu la langue coupée.
La rigueur des ordonnances des rois, ses prédécesseurs, est rappelée aux juges par Charles IX, en 1560; puis par Henri II, en 1579, "à peine de privation de leurs offices". Henri IV, Louis XIII, Louis XIV continuent de décréter des peines corporelles contre les blasphémateurs récidivistes.
A la date du 8 juin 1655, Gui-Patin pouvait écrire dans une de ses lettres:
"Le roi a fait commandement à Boisrobert de sortir de Paris pour divers jurements qu'il avait proférés du nom de Dieu, après avoir perdu son argent contre les nièces de son Éminence (Mazarin)."
En se contentant d'expulser Boisrobert, le jeune roi lui faisait probablement une faveur. Boisrobert, que les gros mots n'effrayaient pas, malgré son titre d'abbé, pouvait bien se trouver en état de récidive, et la loi de 1561 continuait de n'être pas douce aux récidivistes.
La déclaration royale, renouvelée à peu près dans les mêmes termes en 1666, considérant "qu'il n'y a rien qui puisse davantage attirer la bénédiction du ciel sur notre personne et sur notre Etat, que de garder et de faire garder par tous nos sujets inviolablement ses saints commandements, défend à tous, de quelque qualité et condition qu'ils soient, de blasphémer, jurer et détester le saint nom de Dieu, ni proférer aucunes paroles contre l'honneur de la très-sainte Vierge et des Saints."
Le contrevenant était condamné:
Pour la première fois, à une amende pécuniaire proportionnée à l'énormité du blasphème, dont un tiers applicable au dénonciateur;
Pour les seconde, troisième et quatrième fois à une amende double, triple et quadruple.
Pour la cinquième fois, au carcan, de 8 heures du matin à 11 heures de l'après-midi, amende à part et soumis "à toutes injures et opprobres".
Pour la sixième fois, à se voir couper la langue "tout just", afin qu'à l'avenir il ne puisse plus les proférer.
Une amende de 300 livres parisis était en outre appliquée à celui qui, ayant entendu le blasphème, ne le dénonçait pas.
Telles sont les peines barbares dont les blasphémateurs ont été poursuivis pendant des siècles. Il fallut que le juron eût l'existence bien vivace pour y résister. Mais l'incontestable appui qu'il apporte dans certaines bouches aux vigueurs du discours ne put sans doute en faire bannir l'usage.
Toutefois, si l'on ne renonça pas aux jurons, du moins en mitigea-t-on la forme, et c'est à la rigueur des lois autant sans doute qu'au poli des mœurs que nous devons ces jurons travestis, dont notre langue abonde. Le travestissement a consisté de bonne heure dans un léger changement de lettres qui conservait au gros mot son assonance primitive. Ainsi, à peu de frais, tout le monde était satisfait: le loi, qui n'avait pas à s'émouvoir d'un juron de fantaisie; le jureur qui trouvait à point un équivalent sous ses lèvres au moment de décharger sa bile.
Le seul changement du d en b dans le mot Dieu a fourni à nos pères les anciens jurons parbieu, morbieu, corbieu, ventrebieu et même harnibieu, qu'on trouve usité au seizième siècle pour jarnidieu, corruption même de : je renie Dieu.
De l'assonance bleu pour dieu sont nés les parbleu, morbleu, etc.
L'élision de Dieu en di et dié nous a donné les pardi, pardié, mordi, mordié, etc. qui sont devenus, la fantaisie aidant, pardienne, morguienne et morguoi ou morghoy, dans la patois normand.
Mais si l'apparence des jurons a pu ainsi être sauvée par le travestissement de la finale, il ne serait pas impossible que cet adoucissement dans la forme eût à son tour contribué à en propager l'usage, tant leur aspect devenait inoffensif. Comment se défier d'un gros mot comme par la mort-Dieu! quand il se déguise rustiquement en morguienne. Ainsi nos pères, peu soucieux de l'étymologie, ne se gênaient-ils pas pour dire: "à la grosse morguienne," dans le sens de :"à la bonne franquette."
En somme, les jurons les plus fréquents peuvent tous, malgré leur apparente variété, se reporter à un petit nombre d'expressions mères dont ils ne sont que des déformations plus ou moins originales.
C'est ainsi que:
PAR DIEU a donné parbieu (1), parbleu, pardi, pardié, pardienne, pardine (élision), parguienne;
MORT DIEU (mort de Dieu): morbieu, morbleu, mordié, mordienne, morguié, morguienne, morgoi, morguieux;
SANG DIEU: sambieu (2), sambleu, palsambleu (par la sambleu), palsanguié, palsanguienne (3), sangoi et sanguoy, sandious (gascon), par contraction: sandis:
CORPS DIEU: corbieu (4), corbleu;
TÊTE DIEU: Têtebleu (5), cap de diohus (gascon), par contraction: cadédis;
VENTRE DIEU: ventrebieu (6), ventrebleu, ventregoi (7), ventrebille (8);
JE RENIE DIEU: harnibieu, jarnibleu, jarniguié, jarniguienne, jerniguienne (9), jarnigoi, par ellipse, jarni;
VERTU DIEU: vertubieu (10), vertubleu, vertugoy, vertuchou;
TUE DIEU: tubieu (11), tubleu, tu chou (12).
Quelques-uns de ces jurons prennent sous le masque un tour si original, tels, ventrebille et vertuchou, qu'il est difficile de les entendre d'une oreille sévère. J'y dois joindre un superlatif de mordienne: mordondienne, qui fait bonne figure dans le Virgile travesti de Scarron:
Il n'y a parole qui tienne
Il l'aura, par la mordondienne!
La plupart des jurons, travestis, eux aussi, que je viens de relever, sont à présent hors d'usage. Seules, quelques formes en bleu ont survécu: parbleu, qui est presque un terme courant, et auquel on serait bien surpris de voir attacher l'idée de blasphème; palsambleu, qui est absolument du domaine comique, etc.
Les jurons par le diable sont beaucoup moins abondants:
DIABLE et son palliatif diantre en sont à peu près les deux seules formes et je les crois d'usage plus moderne.
Me paraissent également modernes, car je n'en ai pas relevé d'exemples dans les anciens auteurs, les deux jurons usités de préférence à présent; sacré Dieu et sacré nom de Dieu.
Le premier a d'ailleurs la même transformation que ses anciens congénères.
SACRE DIEU: sacredieu, sacrebleu, saprebleu, sacrédié, sacristi, sapristi, sacrelotte, saprelotte; par élision: crédié, cristi, pristi, crelotte, prelotte.
Le second se travestit des façons les plus bizarres.
SACRE NOM DE DIEU devient d'une part cré nom, d'autre part: nom de nom, nom de Dious, non d'un petit bonhomme, nom d'un chien, nom d'une pipe, enfin nom de d'là, forme étrange s'il en fut.
Ici la fantaisie ne connait plus de limites. Les noms de... n'importe quoi sont aujourd'hui aussi variés que l'esprit populaire qui les invente.
Ces substitutions sont évidemment d'époque récente, de même que les pristi et les prelotte.
La singulière finale chou ne remonte pas au delà du dernier siècle.
Quant à la forme bieu, elle paraît avoir été générale aux quinzième et seizième siècles.
Il est évident que chaque époque a eu non-seulement ses consonances, mais aussi ses jurons préférés.
On a relevé, au treizième siècle les par-Dieu, par la mort-Dieu, par le sang-Dieu, par le corps-Dieu, par la tête-Dieu, par la dent de Dieu, par la chair de Dieu, par la figure de Dieu, par le poitron (poitrine) de Dieu sanglant, etc.
Il semble que ces jurons si ronflants étaient alors l'apanage des grands.
"Dans les conversations familières au treizième siècle, dit Dulaure, le juron des femmes était diva, déesse, et celui des hommes par l'âme de mon père ou foi que je dois à l'âme de mon père, ou foi que je dois à tel saint, et même par la foi de mon corps." Par ma foi, sur mon âme se sont conservés longtemps.
Et non-seulement chaque époque a eu ses jurons préférés qui se pourraient noter d'âge en âge; mais encore chaque grand personnage, chaque souverain a, pour ainsi dire, tenu à honneur d'avoir le sien propre.
C'est ainsi que la Trémouille jurait par la vraie corps-Dieu! La Roche du Maine, par tête-Dieu pleine de reliques, etc., etc.
On a recueilli quelques-uns des jurons de nos rois, de ceux-là même qui édictaient contre les blasphémateurs des peines si barbares:
Le roi robert: Par la foi du Seigneur.
Louis XIII: Par les saints de Bethléem.
Saint Louis: Par les saints de céans.
Philippe le Hardi: Par dieu qui me fit.
Charles V: Foi d'homme de bien.
Louis XI: Par la Pâque-Dieu.
Charles VIII: Par le jour-dieu.
Louis XII: Le diable m'emporte.
François 1er: Foi de gentilhomme.
Un quatrain, cité par Brantôme, consacre l'authenticité de ces quatre derniers jurons royaux:
Quand la Pasque-Dieu décéda,
Par le Jour-Dieu luy succéda.
Le diable m'emporte s'en tint près;
Foi de gentilhomme vint après.
Quant à Charles IX, il jurait de toutes les manières, et "tel, dit le même Brantôme, qu'un sergent qui mène pendre un homme."
Les deux jurons de Henri IV, VENTRE SAINT-GRIS et JARNICOTON, jouissent d'une véritable popularité. Ils n'en réclament pas moins, l'un et l'autre quelques mots de commentaire.
Nous avons vu qu'on jurait autrefois par tous les membres de Dieu. Il en était de même à l'égard des saints. On prenait à témoin leur tête, leur sang, leur ventre (13).
Dans la farce célèbre, nous voyons Pathelin jurer par le ventre de saint Pierre
-Ventre saint Pierre! fait-il au drapier qui lui mesure le drap trop juste.
Ainsi en est-il pour saint Gris.
Mais qui est, demandez-vous, ce saint Gris, qui ne figure pas sur le calendrier? Gris est un sobriquet. C'est le surnom dont on désignait, dans le populaire, saint François, patron des moines gris, qu'on était accoutumé de voir vaguer à travers les rues.
Pour jarnicoton, c'est une forme nouvelle du Jarnidieu. On en conte ainsi l'origine:
Le bon roi Henri ne ménageant pas les jarnidieu, le fameux P. jésuite Cotton, son confesseur (14), ne lui dissimula pas ses sentiments sur cette vilaine habitude.
-Excusez-moi, mon père, fit le roi, mail n'y a pas de nom qui me vienne plus facilement aux lèvres que celui de Dieu... si ce n'est le vôtre, peut être.
-Eh bien! sire, s'écria vivement le P. Cotton, dites donc jarni...Cotton.
L'idée plut au roi, qui l'adopta aussitôt.
Et voilà comme Jarnicoton vint au monde, si la légende dit vrai.
Paul Parfait.
(1)
Parbleu, j'en tiens, c'est tout de bon,
Ma libre humeur en a dans l'aile.
Saint-Amand.
(2)
Qui brusquement eut dit avecques un sambieu...
Régnier.
(3)
Palsanguienne, c'ai-je fait, je n'ai point la vue trouble.
Molière (Festin de pierre).
(4)
Par le corps bleu, c'est une robe.
Villon.
(5)
Têtebleu, ce me sont de mortelles blessures.
Molière (Misanthrope)
(6)
Je ne quiers point faire de noise
Ventre bieu et beuvons ensemble.
Villon.
(7)
Crachez des vers tout votre soul; mais par le ventregoi, ne gesticulez pas.
Destouches.
(8)
Parla ventrebille, je puis me vanter de lui avoir été tout dévoué.
Destouches.
(9)
J'ai bravement bouté à tarre quatre pièces tapées et cinq sous en doubles, jerniguienne.
Molière (Festin de Pierre).
(10)
Ho vertubieu! quel parfum!
D'Aubigné.
(11)
Les fers aux pieds! tubieu! comme vous y allez!
Brueys.
(12)
Tu chou, de ce train-là vous envoyerez bientôt le procureur à l'hôpital.
Ancien théâtre italien.
(13) La coutume de jurer par les membres de Dieu ou des saints est fort ancienne. On lit dans le Code de Justinien:
"Celui qui jure par les membres de Dieu ou par les cheveux de Dieu, celui qui blasphème contre Dieu, est puni du dernier supplice."
(14) on disait alors plaisamment:
-Notre prince est bon; mais il a du Cotton dans les oreilles.
Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier trimestre 1874.
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