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mercredi 24 mai 2017

La glacière.

La Glacière.


La Bièvre n'est pas partout la petite et sale rivière, à physionomie et à parfum d'égout, que l'on voit à Paris. Un bon piéton qui s'en irait la trouver au pied du village de Bièvre et la suivrait jusqu'à Versailles, par la vallée verdoyante et pittoresque qu'elle arrose, ferait une charmante promenade que trop peu de Parisiens connaissent.
Sans aller aussi loin, la Bièvre parcourt, près de Gentilly, un vallon qu'on appelait, qu'on appelle encore la Glacière, aujourd'hui enfermé dans l'enceinte fortifiée, mais autrefois presque contigu au mur d'octroi.
Ce nom de la Glacière venait d'une glacière où l'on conservait la glace recueillie dans les prairies du vallon, que la Bièvre inondait, l'hiver, naturellement ou artificiellement. Le fond du vallon était coupé de tranchées dans lesquelles circulaient des dérivations de la petite rivière. L'été les prairies étaient à sec, sauf quelques parties qui restaient marécageuses.
Jadis, c'est-à-dire, il y a environ cinquante ans, le vallon de la Glacière était une promenade très fréquentée par les familles de petits bourgeois ou d'ouvriers des quartiers des Gobelins, du Jardin-des-Plantes, du Val-de-Grâce et du Panthéon. A nos yeux d'enfants, ce petit vallon avait des proportions de vallées; les collines gazonnées qui l'encadraient étaient de véritables montagnes, la Butte-aux-Cailles paraissait un sommet des Alpes ou des Pyrénées. Comme on causait bien dans ces prairies, dont le sol avait le moelleux d'un beau tapis. Quels éclats de joie quand, d'un élan mal calculé, un de nous se laissait choir dans un des ruisseaux, ou, avec une confiance téméraire, s'aventurant dans les roseaux, sentait tout à coup le sol humide fléchir sous son pied. Puis, comme on allait se rafraîchir en puisant, dans le creux de la main, l'eau limpide de la fontaine Mulard*, une source qui descendait  du pied d'une colline. Enfin, au retour, quelles gerbes de fleurs des champs on rapportait, à pleines brassées!
L'hiver, c'était bien autre chose. Les prairies couvertes d'eau, gelaient facilement et offraient une glace solide sur laquelle venaient glisser tous les écoliers de l'Université, et où d'élégants patineurs, arrivés en voiture des quartiers lointains, ne dédaignaient pas de montrer leurs grâces et leur agilité. Parfois, la glace se brisait sous le poids trop lourd, et alors c'étaient des cris, cris peu alarmants, car on ne risquait guère qu'un bain froid jusqu'à mi-jambe.
J'ai voulu revoir la Glacière, il y a une vingtaines d'années. Les prairies étaient coupées de murs qui en interdisaient la promenade; des blanchisseries, des tanneries encombraient les rives de la Bièvre et en salissaient, en infectaient l'eau. Ce n'était rien encore; mais les fortifications de Paris prolongeaient à travers le vallon leur masse écrasante. La fontaine Mulard était accaparée par un marchand de vins;  d'ignobles cabarets avaient remplacé les deux ou trois guinguettes où l'on dînait autrefois en famille, sous les arbres.
Chose plus triste encore: depuis, la guerre a passé par là, la guerre étrangère et, hélas! la guerre civile. Les obus ont dû faucher ce qui restait des arbres du vallon. Que doit-être aujourd'hui la Glacière? Je n'irai pas le voir.
Est-il donc vrai qu'il ne faut ni retourner aux lieux où s'est écoulée la jeunesse, ni chercher à revoir le premier visage qui vous a fait battre le cœur, et qu'il faille dire, avec le poëte:

..... Quand la jeunesse est morte, 
Laissons-nous emporter par le vent qui l'emporte
A l'horizon obscur.......

Eh bien! non. Réagissons contre ces mélancoliques pensées. Gardons, avec un amour qui n'est pas sans quelque triste charme, les souvenirs des joies,  des bonheurs, des fleurs aimées de la jeunesse. Mais après les fraîches verdures du printemps, après les fruits savoureux de l'été, l'automne a encore des soleils fortifiants et des horizons splendides. Notre devoir accompli, notre tâche finie, nous regardons à l'oeuvre ceux qui sont nés de nous, ces nouvelles générations qui vont nous succéder; et, s'il y a un jeune cœur, un seul, délicat et tendre, à qui nos conseils, notre amitié, notre tendresse de vieillard, puissent rendre sa tâche facile et aider à marcher dans la vie, sin mancha, sin pavor, comme dit une devise espagnole (sans tâche et sans crainte), nous n'aurons pas perdu nos derniers jours.

                                                                                                                  Frédéric Lock.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

*Nota de célestin Mira



La fontaine Mulard, qui était située dans l'actuel XIIIe arrondissement.



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