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jeudi 1 décembre 2016

Une exécution capitale au bagne.

Une exécution capitale au bagne.

Une exécution capitale au bagne ne ressemble en rien, sinon par le dénouement, à ce qui se passe en pareille circonstance, place de la Roquette: la porte de la prison qui s'ouvre, un être hébété qu'on soutient et qu'on pousse rapidement sur la planche sinistre, du sang par terre, puis un fourgon entraîné par des chevaux au galop, tout cela à peine entrevue d'une façon confuse, furtif comme ce qui se cache, causant au spectateur l'angoissante oppression d'un cauchemar, et ne laissant après soi d'autre trace qu'un article banal dont les termes ne varient pas.
Si "la justice des hommes, suivant la formule classique des reporters, est satisfaite," après avoir accompli cette répugnante besogne, c'est en vérité qu'elle n'est pas difficile et semble avoir totalement oublié que le châtiment suprême a moins pour but de supprimer un individu nuisible, que d'être, pour les criminels à venir, l'énergique commentaire de cet aphorisme: si tu ne crains Dieu, crains les gendarmes.
En Nouvelle-Calédonie, la méthode de l'échafaud visible seulement pour quelques journalistes ensommeillés serait particulièrement fâcheuse, car il ne s'agit pas là-bas de criminels à venir hypothétiques, mais de coquins ayant fait leurs preuves et gagné leurs grades, gaillards qu'il faut dompter à tout prix.
Couper les têtes qui refusent de s'incliner est un argument si péremptoire que c'est le dernier, et la société a le devoir strict de ne lui rien ôter de sa valeur toutes les fois qu'elle se décide à l'employer vis-à-vis d'un révolté, entouré lui-même d'autres révoltés.
Voilà pourquoi, lorsqu'on assiste, comme cela m'est arrivé, au supplice d'un forçat, on n'éprouve pas la sensation du déjà vu. Vous décrire en quelques lignes ce tragique et imposant spectacle ne m'expose pas à rééditer un fait divers cent fois publié.
Les exécutions se font toujours à l'île Nou. L'emplacement choisi est un vaste terrain en forme de rectangle allongé, qui sépare deux bâtiments massifs et sans fenêtres, affectés au logement des condamnés de dernière classe.
Cette espèce de cour est dominée, au Sud, par le quartier cellulaire situé sur un monticule qui s'élève presque à pic, et auquel on accède par un chemin en lacet. En face, le mur d'enceinte percé d'une large et lourde porte de fer, gardée par deux factionnaires.
Tel est le décor; voici le drame.
Dès que les cases ont été fermées, on a disposé la guillotine sur quatre grosses pierres de tailles enfoncées dans le sol, un peu en arrière du centre de la cour, au bas de la porte qui conduit aux prisons.
Le couteau triangulaire, chargé de plomb, a été tiré de sa gaine et placé en haut de la glissière. Dès que le bourreau et ses trois aides ont donné le dernier coup de maillet, un gardien les réintègre dans le local où ils couchent habituellement côte à côte avec leur funèbre machine.
Quels rêves leur donnera-t-elle demain soir? Tout semble retombé dans le repos. Il fait une de ces nuits tropicales, tièdes lumineuses, trouées d'étoiles scintillantes.
La guillotine est là toute seule, sur le sable blanc que la lune éclaire, l'ombre portée de ses montants leur donne l'aspect de bras immenses.
Trois heures sonnent. Quelques hommes précédés par un falot traversent la cour d'un pas rapide et se dirigent vers les prisons: c'est le commandant accompagné de l'aumônier, du commissaire de police et de deux ou trois surveillants. Ils pénètrent dans la maison cellulaire, traversent préaux et couloirs et arrivent devant la grille qui ferme la galerie sur laquelle donnent les cachots réservés aux condamnés à mort.
A peine la clé a-t-elle touché la serrure qu'un mouvement se produit d'un bout à l'autre du couloir: les condamnés ont entendu. Brusquement, ils se sont dressés sur leur lit de camp et, haletants, l'oreille tendue, la sueur au front, attendent.
Quelle porte va s'ouvrir?
L'angoisse qui les secoue ne dure pas longtemps; on ouvre un cadenas; on tire une barre de fer; le commandant est entré dans une des cellules.
Le misérable qui l'occupe pâlit affreusement; il a compris que c'est pour ce matin.
Pour la forme, on le lui annonce; puis on lui demande s'il désire s'entretenir avec l'aumônier. Presque toujours la réponse est affirmative, car il sait que l'ecclésiastique n'aura pour lui que de douces paroles; c'est lui qu'il chargera  de transmettre à sa mère, à ses enfants une pensée de tendresse; mais surtout, devant lui, il pourra pleurer, pleurer et gémir comme un petit enfant! Tout à l'heure, devant les autres, il va falloir se raidir et marcher sans faiblesse.
Le vénérable père David reste seul avec le condamné, mais le règlement ne permet pas, en dépit des réclamations du courageux missionnaire, que la porte soit refermée derrière lui. Des surveillants se tiennent à quelque distance de façon à ne point troubler la suprême conversation du prêtre et du forçat, mais à pouvoir prêter main-forte en cas de besoin.
Bientôt on vient avertir l'aumônier qu'il doit céder sa place au bourreau; il se retire les joues aussi blanches que ses cheveux, mais avec parfois dans le regard, quelque chose qui ressemble à de la joie. A-t-il gagné sa cause? Peut-être?
Le condamné a repris son calme apparent, il n'oppose aucune résistance à son odieux camarade qui lui attache les mains derrière le dos et lui met des entraves aux jambes, de façon qu'il puisse marcher, mais à petits pas. 
Le col de sa chemise est largement échancré jusqu'aux épaules.
Le voyageur est prêt à partir pour son terrible voyage!
Pendant que tout ceci se passe au fond de la cellule, la grande cour a changé de physionomie.
La porte du mur d'enceinte s'est ouverte. Le directeur de la transportation est entré, accompagné de quelques fonctionnaires, magistrats, chefs de service, médecins, etc.,  dont les règlements exigent la présence.
Pas un invité: personne, sous aucun prétexte, n'est autorisé à prendre place dans la chaloupe officielle et défense est faite aux embarcations de s'approcher du warf.
Ils se placent à gauche; près du terre-plein faisant suite à ce groupe, une trentaine de surveillants se tiennent l'arme au pied.
Quelques instants après, une compagnie d'infanterie, commandée par un chef de bataillon et un capitaine, vient se former sur la droite adossée au monticule.
Dès que les soldats ont pris possession de leur poste, on entend la sourde rumeur d'une foule qui se rapproche, étrangement mêlée à un bruit de chaînes traînées et entrechoquées: ce sont les forçats qu'on amène sur le lieu de l'exécution. Ils arrivent en colonnes serrée, font "demi-tout à gauche" et se trouvent face de la guillotine. Un commandement retentit; soldats et surveillants chargent leurs armes, et les fusils s'abaissent. Voilà, certes, pour ces hommes qui, dans un instant, regarderont mourir un des leurs, la meilleure façon de leur dire: Memento quia pulvis es. Souviens-toi que tu es de ceux dont on fait ce que tu vas voir.
Le jour s'est levé tout à coup, dans les pays des tropiques il n'y a pas d'aurore, et le soleil brille déjà au-dessus de la mer. Le commandant fait un signe; l'un des surveillants se détache, gravit le monticule, et tournant l'angle de la maison centrale, disparaît.
Un silence vraiment solennel pèse sur ces hommes réunis là. Plusieurs minutes s'écoulent; puis on aperçoit, tout en haut du chemin, une sorte de procession qui s'avance lentement. Au centre est un homme qui semble vêtu de blanc. A mesure qu'ils descendent le chemin qui se déroule en serpentant, on les distingue mieux; voici le condamné dont la face est couleur de cire; à côté de lui marche l'aumônier récitant les prières des agonisants et tenant élevé un grand crucifix noir; derrière des surveillants, le revolver au poing. Quelques pas encore et ils seront dans la cour.
Une voix s'élève:
- Condamnés, à genoux! chapeau bas!
Les forçats se prosternent.
Le condamné est maintenant tout près de la guillotine; il la regarde avec assurance et sans un tressaillement sur son visage de cadavre. Le greffier s'avance et se place devant lui.
- Portez armes! commande l'officier.
Le greffier donne lecture de la sentence. Fonctionnaires et magistrats se découvrent.
A ce moment, on est saisi d'un sentiment en quelque sorte religieux, fait de terreur et de respect; il semble que la loi, se matérialisant, vous ait frôlé en passant.
La lecture est terminée.
- Avez-vous quelque déclaration à faire? interroge le commandant.
- Je voudrais adresser quelques mots à mes camarades.
Et alors, d'une voix ferme,  cet homme qui n'a plus que deux minutes à vivre, fait tomber sur cette foule de misérables, agenouillés devant lui, des paroles de résignations, d'encouragement et de bons conseils:
- "Je mérite l'expiation. Je demande à l'instant de mourir. Qu'on me pardonne les forfaits pour lesquels je suis justement puni! Vous voyez où peut conduire l'abandon de soi-même; tous vous avez pris un mauvais chemin; n'allez pas plus loin; que la vue de mon supplice serve à vous détourner du crime. Ne me plaignez pas. J'ai du courage. Adieu, camarades, souvenez-vous de moi!"
L'allocution n'est pas éloquente, mais jamais orateur n'a cependant produit plus d'effet. Quand le condamné a prononcé les derniers mots qui sortiront de sa bouche, les forçats  touchent presque le sol de leurs fronts.
Il fait un pas, embrasse l'aumônier, et de lui-même se place devant la planche qui bascule. Un roulement de tambour se fait entendre; le couteau tombe. Ceux qui ne détournent pas les yeux peuvent voir l'aide du bourreau saisir la tête au milieu d'un flot de sang, la montrer un instant, puis la rejeter dans le panier. C'est fini. Les forçats se relèvent et vont reprendre leur tâche quotidienne.
On ne peut savoir comment sont impressionnés ces cerveaux malades; mais j'ai des raisons de croire que leurs réflexions ressemblent bien peu à celle du pâle voyou qui revient, au petit jour, de la Roquette, les mains dans ses poches, en sifflant un refrain de chanson obscène.

                                                                                                               Paul Mimande.

Le Petit Journal, 13 janvier 1895.

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