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lundi 31 octobre 2016

Le nouveau marché Saint-Martin, à Paris.

Le nouveau marché Saint-Martin, à Paris.

Le percement du boulevard de Strasbourg, après avoir détruit le marché qu'un des plus consciencieux architectes de Paris, M. Phillippon, avait mis tous ses soins à édifier et à faire prospérer, sur les terrains de l'ancienne foire Saint-Laurent, auxquels il avait emprunté son nom, laissait depuis quelques temps le quartier du faubourg Saint-Martin pour ainsi dire sans approvisionnements, lorsqu'un homme d'intelligence pratique, M. Edouard de Naurois, dont l'aïeul a laissé, dans la direction de la manufacture des glaces de Saint-Gobain, les plus honorables souvenirs, reconnut qu'il existait dans ce quartier, et très-près des boulevards, une vaste enceinte de terrains couvert de masures, qui, au siècle dernier, avait servi d'emplacement aux ateliers d'Etienne Martin, le célèbre peintre en voitures du roi Louis XVI, dont les vernis ont conservé une haute réputation et une grande valeur parmi les amateurs de la curiosité.
Comprenant aussitôt que ces constructions sordides présentaient un véritable danger au centre d'un quartier aussi populeux, et ne pouvaient rester longtemps en dehors du grand mouvement que la ville de Paris a imprimé à l'embellissement de tous ses quartiers, M. de Naurois s'empressa de faire l'acquisition de ces immenses terrains; puis, après les avoir déblayés et assainis, il combina et arrêta avec M. Eugène Petit, son architecte, un plan d'ensemble pour la construction d'un nouveau quartier, se composant d'une rue ouverte en prolongement de l'impasse de la Pompe, pour relier la rue de Bondy à la rue du Château-d'Eau, et d'un passage destiné à rattacher la rue nouvelle à la rue du faubourg Saint-Martin; il résulte de ce plan une division des terrains en trois grands périmètres, dont les deux premiers se couvriront, au printemps prochain, de belles et bonnes constructions d'habitation, et dont le dernier, ayant sa façade principale sur la rue du Château d'Eau, et longeant, à gauche, la nouvelle rue de la Pompe, a été destiné à un marché de comestibles, en remplacement du marché Saint-Laurent.
Construit avec la rapidité qui règne aujourd'hui dans l'exécution de tous les travaux, le nouveau marché Saint-Laurent occupe une surface couverte de 2.400 mètres, formant une vaste salle sans points d'appui intérieurs; le comble, construit en fer, est remarquable par la hardiesse des fermes, dont la portée n'a pas moins de 36 mètres, et qui, au nombre de sept seulement, espacées  de près de 9 mètres l'une de l'autre, constituent un nouveau progrès à enregistrer dans la construction en fer; ce travail fait le plus grand honneur à M. Joly (d'Argenteuil), auquel l'exécution a été confiée, et dont l'Illustration a reproduit de précieux ouvrages de serrurerie.





Les aspects extérieurs du nouveau marché sont remarquables aussi à différents points de vue; la façade principale, sur la rue du Château-d'Eau, exposée au nord, est entièrement vitrée, et l'architecte a su donner à ce genre de construction difficile un caractère monumental en rapport avec la nature de l'établissement; la façade sur la nouvelle rue de la pompe est garnie de boutiques ayant entrée aussi bien par cette rue que par le marché; loin de nuire à l'effet général, cette double ouverture épargne au contraire à la vue l'aspect de tristesse qui résulte trop souvent du voisinage des monuments pour les voies qui les entourent.
La disposition des places intérieures nous a paru atteindre complètement le but proposé; les chemins qui y donnent accès, assainis par une eau toujours courante, sont larges, d'une circulation facile, et le tout est largement aéré.
Exploité depuis le 30 octobre dernier, le nouvel établissement a, le 28 du présent mois de décembre, reçu sa consécration religieuse du clergé de la paroisse de Saint-Laurent, en présence de l'autorité municipale; 




un dais improvisé par Godillot, cachait malheureusement la place disposée pour recevoir, selon l'usage traditionnel, le buste du souverain, autour duquel un entourage ajusté avec goût dissimule la nudité du mur qui sert de fond au marché.

                                                                                                                       G. Falampin.

L'illustration, journal universel, 9 décembre 1854.

dimanche 30 octobre 2016

Leis armetos en Provence.

Leis armetos en Provence.


Il serait difficile de retrouver au juste l'origine de ce qu'on appelle en Provence leis armetos. Suivant toutes les probabilités, c'est là un des usages remontant à l'antiquité païenne, que, dans l'ancienne province romaine, les premiers  chrétiens qui conservèrent, en les transformant, tant de ces usages du culte antique, transportèrent dans leurs nouvelles cérémonies. On sait en effet que les Romains célébraient dans le mois de mai les lémuries, qui était une sorte d'exorcisme contre les lémures ou larvæ, images effrayantes sorties des tombeaux, terreur des esprits faibles, comme il n'y a pas longtemps encore les revenants.
L'apparition de ces larves avait lieu pendant la nuit, et c'est contre ces mêmes images terrifiantes que l'Eglise, dès ses premiers temps, invoque les secours divins:


Procul recedant somnia,
Et noctium phantasmata.

                                                   (Hymne des complies)

La cérémonie des lemuries fut transportée au jour de la commémoration des morts, parce que, tous les fidèles priant ce jour-là pour les trépassés, les croyances superstitieuses du moyen âge supposaient que les âmes des décédés revenaient à cette époque visiter les corps qu'elles avaient abandonné, et que, dans leur vagation nocturne, elles passaient et repassaient devant les vivants pendant leur sommeil, et les épouvantaient. De là l'usage de sonner pendant toute la nuit les cloches des églises, afin d'éloigner ce qu'en provençal on appelait leis armetos (les petites âmes).
Un ancien écrivain dit que les larves des méchants portaient, chez les anciens,  le nom de démons: 
"Larvas ex hominibus factas dœmones aiunt, qui meriti mali tuerint."
C'est principalement contre ces larves sataniques que les cloches étaient employées, et qu'on invoque le secours des anges gardiens, de peur que, profitant de ces courses nocturnes des âmes, les agents du malin esprit ne pussent en saisir quelqu'une.




Dans son singulier mythe de la procession de la Fête-Dieu d'Aix, le roi René fit allusion à cette circonstance en introduisant l'armeto, jeune enfant, expression de l'âme pure, dont cherche à s'emparer un esprit malin, et que protège un ange qui roue de coups le démon quand il s'en approche.
Dans la cérémonies des lemuries, les Romains, pendant le sacrifice qui s'accomplissait au foyer des lares, jetaient des fèves hors de la maison par la porte d'entrée, croyant par là en chasser les larves. Dans la cérémonie des armetos, nos chrétiens méridionaux donnaient aux sonneurs de cloche, pour les empêcher de s'endormir et ne pas laisser ainsi en péril les âmes voletantes, des châtaignes et du vin cuit; à ce frugal somnifuge, on substitua ensuite des mets plus substantiels, que les sonneurs allaient quêter de maison en maison.

L'illustration, journal universel, 4 novembre 1854.


La justice indigène au Tonkin.

La justice indigène au Tonkin.


L'occupation du Tonkin par les troupes françaises, la remise de l'administration de la justice à des magistrats européens, ont eu pour conséquence la suppression de châtiments barbares empruntés au code pénal chinois. On ne torture plus les condamnés à mort; on se contente de les décapiter.
Mais, d'autre part, il eût été imprudent d'assimiler au point de vue pénal les indigènes tonkinois aux Français et de leur appliquer pour leurs méfaits, les châtiments prévus par nos codes européens.
Si l'on considère que par la frontière Nord du Tonkin, malgré la surveillance exercée de ce côté par les postes des territoires militaires, il se produit une infiltration incessante de malandrins jaunes, voleurs, pillards, et, à l'occasion, assassins, on se rendra compte qu'il était nécessaire de conserver des pénalités plus efficaces que celles appliquées aux délinquants de la race blanche.
C'est pourquoi la justice indigène tonkinoise a conservé le droit de prononcer les peines de la cangue, de la cadouille et de la décapitation par coupe-coupe.
Lorsque des pirates ou des malandrins jaunes tombent entre les mains de nos soldats ou de la police indigène, on s'empresse de les mettre à la cangue. On donne ce nom à un instrument qui ressemble à un fragment d'échelle. Le patient passe sa tête entre les barreaux et l'une des traverses se resserre autour du cou de telle façon qu'il impossible au porteur de la cangue de se débarrasser tout seul de l'appareil.





Celui-ci, outre la gêne physique qu'il inflige comme premier châtiment au délinquant, a encore pour but d'enlever aux prisonniers une partie de leur agilité, de les empêcher par exemple de se sauver par les trous qu'ils excellent à pratiquer dans les paillotes en terre qui servent là-bas de prisons.
Pendant la journée, les condamnés à la cangue sont employés à des travaux d'utilité générale: défrichements, construction de routes, corvées d'assainissement, sous la surveillance de tirailleurs tonkinois, l'arme chargée. Cette précaution n'est pas inutile car les évasions sont fréquentes, et il suffit d'un moment d'inattention pour qu'un porteur de cangue brûle la politesse à ses gardiens et gagne la brousse; un compatriote charitable le débarrasse de son instrument de supplice et voilà un nouveau pirate qui ira s'enrôler au repaire le plus proche.
Les mandarins tonkinois condamnent volontiers leurs justiciables à la peine de la cadouille.
L'indigène qui doit la subir est étendu de tout son long devant la maison du juge, sur la terre soigneusement aplanie.
Les pieds et les mains sont liés à des piquets, son visage est tourné vers le sol, il a le postérieur en l'air.




L'exécuteur, armé d'une baguette de rotin grosse environ comme le petit doigt, applique sur les parties charnues du condamné, dix, quinze ou vingt coups de cadouille conformément à la sentence du magistrat. Après quelques coups, la peau se détache, la chair se zèbre de raies sanguinolentes.
L'exécution terminée, on lave les plaies avec de l'eau salée dans laquelle on a fait infuser des herbes de pays. Il paraît que les indigènes supportent admirablement cette médication qui semblerait sans doute atroce à des Européens; mais elle a pour effet, paraît-il, de cicatriser rapidement les blessures faites par la cadouille et d'empêcher la suppuration.
Jusqu'en 1886, les magistrats français étaient autorisés à infliger cette peine corporelle; depuis cette époque, ce privilège, si c'en est un, a été réservé à leurs collègues tonkinois.
Il ne faut pas se dissimuler, toutefois, que les indigènes préfèrent de beaucoup les quinze à vingt coups de cadouille de leur mandarin aux trois mois de prison que leur infligerait pour le même motif le juge correctionnel. Quand l'exécuteur chargé d'exécuter la cadouille se trompe dans le nombre de coups, l'équilibre est rétabli par l'application sur le postérieur de l'exécuteur lui-même du nombre de coups indûment distribués au condamné; aussi, pour éviter ce désagrément, les exécuteurs ont-ils l'habitude de compter à haute voix les coups qu'ils distribuent: mot, un; hai, deux; ba, trois;... nam, cinq; etc.
L'occupation française a fait supprimer du code tonkinois un supplice épouvantable, emprunté à la pénalité chinoise, la mort sous le bâton.
Le bourreau chargé de l'exécution appliquait au condamné cent coups de rotin sur le dos et les parties charnues, mais comme la loi exigeait que le patient éprouvât intégralement la souffrance à laquelle il avait été condamné, l'exécuteur ne devait administrer le coup mortel, c'est à dire qui brisait la colonne vertébrale qu'à la centième fustigation.
La peine de mort est encore fréquemment prononcée au Tonkin; les actes de piraterie et de violence sont si nombreux que la répression doit se faire rapide et terrifiante pour éviter autant que possible le renouvellement des actes qui ont motivé la condamnation.
Le condamné à mort a la tête tranchée à l'aide d'un coupe-coupe; c'est un sabre courbe à lame très large. On amène le patient jusqu'au bord de la fosse dans laquelle il sera inhumé, on le fait mettre à genoux et on lui attache les mains à un piquet planté derrière lui.
Puis l'exécuteur trace avec sa salive imprégnée de bétel une marque rouge sur le cou du condamné; et saisissant son coupe-coupe, il le brandit et l'agite plusieurs fois autour de la tête du malheureux qui suit de l’œil les évolutions de son bourreau.
Celui-ci doit, sous peine d'un châtiment sévère, détacher la tête d'un seul coup. Avant l'occupation française, il s'exerçait autour des condamnés à mort un trafic odieux. L'exécuteur allait trouver la famille et la menaçait, si elle ne lui donnait une certaine somme d'argent, de prolonger l'agonie du condamné en s'y reprenant à plusieurs fois pour le décapiter. Cet abominable chantage a aujourd'hui disparu.
Le juge annamite qui a prononcé la peine, assiste à l'exécution sous un parasol, insigne de sa dignité. Souvent les parents et amis du malheureux sont présents et veillent à ce que la tête soit enterrée avec le tronc. Mais bien souvent, l'arrêt de mort spécifie que la tête, enfermée dans une cage de bambou, sera exposée pendant un nombre de jours déterminé, soit au marché, soit dans tout autre lieu public, avec un écriteau indiquant les motifs de sa condamnation.
Cette exhibition, qui, chez les peuples civilisés, semblerait répugnante, est, paraît-il, indispensable en pays jaunes; elle fait partie du châtiment et en est comme une aggravation. Aussi affirme-t-on que parfois des négociations sont entamées entre le mandarin et la famille de l'accusé pour que, moyennant une rémunération parfois considérable, l'exposition de la tête ne soit pas inscrite dans la sentence.

                                                                                                                                    R.

Le petit Journal militaire, maritime,colonial, 22 mai 1904.

samedi 29 octobre 2016

Le costume sous le règne de Louis XII.

Le costume sous le règne de Louis XII.


Pour la toilette comme pour tout autre chose, Louis XII fut la modération même. Voilà ce que dit de lui, à cet égard, Claude de Seyssel, son panégyriste: 
"Il est plus pompeux en habillements et accoutrements de sa personne que ne le fut le roi louis onzième; car, sans point de faute, celui-ci fut en cette partie trop extrême, tellement qu'il semblait bien souvent mieux un marchand ou homme de basse condition qu'un roi, ce qui n'est pas bienséant à un grand prince; mais le roi qui est à présent a en ceci gardé tellement la médiocrité qu'on ne lui pourrait imputer d'être excessif en trop ni en trop peu."
La mode, sous un roi si sage, se ressentit de l'exemple qu'il donnait à ses sujets; elle fut riche sans faste, elle se tint dans la juste mesure où on pouvait dire d'elle aussi: ni trop, ni trop peu. Il ne convient donc pas d'attribuer, comme on l'a fait, à un débordement de luxe une loi somptuaire que Louis XII promulgua la dernière année de sa vie. Cette répression n'eut d'autre objet que d'empêcher l'exportation du numéraire sur les marchés de l'Italie; et ce fut une conséquence de la faute que le roi avait commise en laissant tomber les manufactures de soieries crées par Louis XI; car s'il y avait eu avantage à s'adresser de préférence à l'Italie lorsque Milan et Gènes étaient réunies à la couronne, cet avantage passager devint une servitude ruineuse lorsque nous eûmes perdu nos conquêtes.
Le costume du temps de Louis XII diffère peu de celui de la fin du quinzième siècle. Nous allons, selon notre usage, en énumérer et décrire les pièces principales, en commençant par celui des hommes.
La chemise était à larges manches, froncée et brodée autour du cou, où elle dépassait le pourpoint de deux ou trois travers de doigts. Elle se montrait encore à la taille, entre les attaches qui assujettissaient le haut des chausses après le pourpoint, et aux bras à travers les taillades des manches du pourpoint, soit que ces manches fussent formées de deux brassards attachés l'un à l'autre par des rubans, soit qu'elles fussent fendues en longueur du coude jusqu'au poignet.
Le pourpoint, veste courte ajustée à la taille, s'agrafait, se boutonnait ou se laçait sur le côté, de manière à former un plastron sur la poitrine. Il était de drap, de velours, de toile d'or ou de toute autre étoffe forte; souvent décoré sur le devant d'une riche rosace en broderie. Les manches coupées ainsi qu'on vient de l'expliquer, restèrent étroites jusqu'en 1514.
Les chausses étaient formées de trois pièces, savoir: une paire de bas très-longs, et un petit caleçon court comme celui des baigneurs. Ce caleçon était une modification des braies, dont le nom se perdit au commencement du seizième siècle pour être remplacé par celui de haut-de-chausses. Les chausses s'y attachaient à mi-cuisse par des cordons en passementerie dont une des gravures qui accompagnent cet article montre la disposition; d'autres fois l'attache était dissimulée, comme cela s'était fait dans le siècle précédent.
Les pages, valets et autres jeunes gens de condition commencèrent à porter sous louis XII des chausses et hauts-de-chausses bariolés (on appelait cela écartelés) à la manière des Suisses. Ce bariolage, dont on voit beaucoup d'exemples dans les tableaux de l'école allemande, ne résultait pas de l'emploi d'une étoffe rayée, mais bien de la juxtaposition de bandes de drap de plusieurs couleurs.
L'habit de dessus admettait plusieurs formes. Lorsqu'il dépassait le genou, on l'appelait robe. La robe était plus ou moins longue, fendue par-devant depuis le haut jusqu'en bas, doublée ou fourrée, munie de manches également fendues. Les jacquettes étaient des robes courtes, ou plutôt de petites tuniques, ouvertes sur le devant seulement jusqu'à la ceinture, avec une jupe bouillonnée. Les unes étaient sans collet; les autres avaient un collet renversé sur les épaules. Les manches étaient serrées ou larges, mais ne flottaient jamais. Enfin le sayon... était une jacquette prolongée jusqu'au genou, qui n'avait point d'ouverture sur la poitrine, et sans manches ou n'ayant que des manches volantes. Ces diverses sortes de vêtements s'assujettissaient à la taille par une ceinture à laquelle la bourse, en forme de gibecière, était suspendue.
L'ancien manteau cessa d'être porté sous Louis XII; la robe en faisait office; mais par dessus la tunique et le sayon, on se drapa généralement d'une pièce de drap de deux à trois aunes qui est appelée manteau dans les documents, et qui, à en juger par les représentations qui nous restent, avait la plus grande ressemblance avec la saie militaire des Romains.
Le chapeau, appelé toque par tous les auteurs modernes qui en parlent, parce qu'il a en effet l'apparence d'une toque, consistait en une forme cylindrique très-basse avec un bord retroussé ou rebrassé de toute la hauteur de la forme. Il était de feutre à poil long ou frisé. On le décorait par devant d'un médaillon en ciselure. Quant à la dénomination de toque, elle s'employait aussi du temps de Louis XII, mais uniquement pour désigner une sorte de calotte qu'on portait sous le chapeau. Le bonnet était un chapeau de drap ou de velours dont le rebras ne contournait qu'une moitié de la forme.
Les souliers continuèrent d'être carrés du bout (Octavien de Saint-Gelais les appelle pattés) comme ils avaient été sous Charles VIII, puis devinrent ronds, à la mode dite en bec de cane. On les faisait de cuir noir. Les comptes de la maison de Louis XII attestent qu'en 1501, Jean Fluteau, cordonnier du roi, reçut la somme de 16 livres 2 sous 6 deniers tournois pour 43 paires de souliers de cuir de vache à double semelle qu'il avait livrées aux pages de l'écurie.
Un autre genre de chaussures, porté surtout par les cavaliers, fut la paire de bottes molles en cuir fauve, à tiges montant jusqu'au gras du mollet. Il est à remarquer que l'empeigne de ces bottes, coupée suivant la forme du pied, ne présentait pas l'épatement qui termine les souliers d'une manière si disgracieuse. A la chambre, on ne mettait ni souliers ni bottes, mais bien des pantoufles ou seulement des chausses semelées.




Celle de nos gravures qui représente un grand personnage, fait voir dans leur emploi la plupart des pièces que nous venons de décrire. Les bons observateurs qui arrêterons leurs yeux dessus seront frappés d'une chose: c'est qu'un costume dont les diverses parties considérées isolément ne manquent pas de grâce, ait pu former un ensemble dont le caractère est la lourdeur plutôt que l'élégance. Cela tient sans doute à l'épaisseur des étoffes employées, épaisseur peu en rapport avec la coupe dégagée des habits, et qui forçait les tailleurs à donner aux pièces ajustées plus d'aisance qu'il n'en aurait fallu. Du temps de François 1er on se rappelait avec effroi le poids de l'habillement usité sous Louis XII. Un auteur va jusqu'à dire qu'il était autant et plus malaisé à porter que l'armure de fer des gens d'armes. En faisant la part de l'exagération, il est certain que c'est la recherche de la légèreté qui fit tomber le costume précédemment décrit.
Les jeunes gens, pour le battre en brèche, n'attendirent pas la mort du roi. Ils profitèrent de ce que son troisième mariage, avec la sœur du roi d'Angleterre, en 1514, égara son bon sens jusqu'à lui donner envie de faire le jouvenceau. Comme la discipline de la cour se relâcha par suite de cette surprenante prétention, et que le duc d'Angoulème, depuis François 1er, devint le grand ordonnateur de toutes les pompes et fêtes, les anciens n'eurent plus voix aux chapitres où se réglait les cours de la mode. Les étoffes lourdes furent proscrites, les habits aisés laissés aux vieillards, et l'on mit de côté jacquettes et robes, de manière qu'on osa se montrer en public en chausses et en pourpoint, ce qui ne tarda pas à devenir, pour la plupart, une manière plutôt de mettre en relief la nudité plutôt que de la couvrir. nous verrons bientôt quel fut le sort de ce nouveau costume sous François 1er; qu'il suffise ici d'en rapporter l'apparition à la fin du règne de Louis XII. Nous en donnons un échantillon par l'accoutrement d'un page de la vénerie de ce roi. 




Le pourpoint et les manches en brassards, ou mancherons, sont de drap d'or, noués avec des rubans d'un rouge ponceau. Les chausses sont en drap, écartelées de rouge et de jaune.
Passons maintenant à la mode des dames.
Leur costume, ainsi que celui des hommes, resta à peu près ce qu'il était sous Charles VIII. La plus grande nouveauté qui s'y introduisit fut la coupe des manches, qui restèrent larges et flottantes pour la robe de dessus, tandis que celles qui s'ajoutaient au corset se firent de plusieurs pièces attachées l'une à l'autre par des rubans. La chemise apparaissait donc à la saignée et aux épaules, comme cela se voit aux manches de notre page de vénerie; elle apparaissait encore à la poitrine, parce qu'on cessa de porter la pièce sous le corset.
Voici le portrait d'une élégante de Paris que nous a laissé notre célèbre poëte Clément Marot. Le passage est tiré de son Dialogue des deux amoureux, poëme qui porte la date de 1514:


O mon Dieu! qu'elle estoit contente
De sa personne ce jour-là!
Avecques la grâce qu'elle a,
Elle vous avoit un corset
D'un fin bleu, lacé d'un lacet
Jaune, qu'elle avoit faict exprès.
Elle vous avoit puis après
Mancherons d'escarlate verte,
Robe de pers, large et ouverte,
..............................................
Chausses noires, petits patins,
Linge blanc, ceinture houppée,
Le chaperon faict en poupée,
Les cheveux en passe-filon,
Et l’œil gay en esmerillon;
Souple et droicte comme une gaule.

Le corset de fin bleu est un corset de drap bleu d'azur, tandis que la robe de pers est une robe en drap bleu foncé. Mancherons d'écarlate verte sont des brassards en drap superfin de couleur verte; car anciennement le mot écarlate désignait, non pas la couleur, mais la qualité du drap. Nous ne savons pas précisément ce que Marot entend par chaperon fait en poupée, quoiqu'il soit bien certain que le chaperon ne peut être autre chose que la pièce d'étoffe posée sur la coiffure. Enfin des critiques ont cru reconnaître dans les cheveux en passe-filon une mode dont l'invention remonterait à une dame célèbre sous Louis XI nommée la Passe-Filon; mais la coiffure du temps de Louis XI était à la chinoise, tandis que celle du temps de Louis XII est en féronnière, et cela ne se ressemble pas. 
J'aimerai mieux chercher dans la langue vulgaire l'origine du nom donné à la fois à la contemporaine de Louis XI et à l'ajustement dont veut parler Marot; car passe-filon, dans l'ancienne langue, était le nom d'un certain ouvrage de passementerie; et rien n'est plus naturel que de supposer, d'un côté, qu'une femme a été surnommée la Passe-Filon, au quinzième siècle, parce que le passe-filon abondait dans sa toilette; d'autre part, que les dames du temps de Louis XII maintenaient leurs cheveux par des templettes en passe-filon.




Nous donnons pour échantillon du costume féminin une figure de grande dame dont l'ajustement est plus sévère que celui que décrit Marot. Un peintre qui voudrait le rendre conforme à la description du poëte aurait à faire à notre gravure les modifications suivantes:
Il retrousserait davantage le chaperon, de manière à laisser voir la disposition de la chevelure sur le front, et le contour des templettes avec des rosettes de rubans sur les côtés. Il décolletterait assez la robe de dessus pour qu'on vit l'échancrure et les attaches du corset sur la poitrine. Aux manches larges en forme d'entonnoir il substituerait des manches volantes comme les ailes d'un surplis, et dégagerait dans toute leur élégance les mancherons appliqués aux bras. Enfin il donnerait à la ceinture des bouts flottants garnis de glands et de grosses houppes.
Indépendamment de la mise sur laquelle nous venons d'insister, le costume à la génoise, le costume à la milanaise, le costume à la grecque, eurent quelque faveur en France sous le règne de Louis XII. 




Quoique ces habillements furent aussi sévères pour le moins que le costume national, ils furent poursuivis par les rigoristes. Jean Marot, père de Clément, se faisant l'écho des prédicateurs de la cour, a écrit contre ces modes un rondeau qui mérite d'être rapporté.

De s'accoustrer ainsi qu'une Lucrèce,
A la lombarde ou la façon de Grèce,
Il m'est advis qu'il ne se peut bien faire
Honnestement.
Garde-toy bien d'estre l'inventeresse
D'habitz nouveaux; car mainte pécheresse
Tantost sur toy prendroit son exemplaire.
Si à Dieu veux et au monde complaire,
Porte l'habit qui dénote simplesse
Honnestement.

Le Magasin pittoresque, octobre 1849.

vendredi 28 octobre 2016

Deux petits métiers d'autrefois.

Deux petits métiers d'autrefois.


Depuis trente-quatre ans la loterie est abolie en France (loi du 27 mars 1836); donc, parmi les bruits éteints au profit des bonnes mœurs dans notre bruyant Paris, il faut citer, avec l'annonce sinistre des exécutions capitales, cette invitation à la misère qui retentissait à jour fixe dans toutes les rues: 
"Voilà le marchand de billets de loterie! ce soir la clôture; le gros lot pour douze sous! Qui veut gagner le gros lot? Aux derniers les bons."
Et moyennant douze sous péniblement gagnés, parfois empruntés ou même dérobés, le pauvre n'achetait, au lieu de l'opulence abusivement rêvée, que le moyen le plus efficace de manquer tout à fait de pain le lendemain.




"Les suites funestes de cette cruelle loterie sont incalculables. L'illusion fait porter aux cent douze bureaux l'argent réservé à des devoirs essentiels. Les domestiques excités par un appât dangereux, trompent et volent leurs maîtres. Les parents aveuglés par leur tendresse croient doubler leur fortune, et la perdent entièrement; les caissiers, les commis, hasardent leur dépôt, et se donne ensuite la mort par désespoir. Extrait, ambe, terne, quaterne, quine, mots ci-devant inconnus au peuple, quels désastres ne lui avez-vous pas déjà causés!"
Ceci, Mercier l'écrivait en 1781 dans son Tableau de Paris, ce qui ne l'empêcha pas d'accepter une place de contrôleur dans l'administration de la loterie, quand le Directoire mit à néant le décret de la Convention qui l'avait abolie en 1793.
"La loi de la guerre donne le droit de vivre aux dépens de l'ennemi." a dit Mercier pour justifier cette contradiction entre ses écrits et sa conduite. Ce dangereux exemple de morale facile n'est malheureusement pas le seul qu'on puise relever dans la biographie générale des moralistes.
Si les Parisiens de la génération nouvelle n'ont point à lutter contre la tentation ruineuse que provoquait le cri des aboyeurs publics offrant à tout venant la fortune qui ne se livrait pas, il est un autre cri, bien innocent celui-là, que Paris a cessé d'entendre. La multiplicité des petits spectacles sédentaires a arrêté dans sa marche quotidienne le directeur portefaix qui, courbé sous le poids de son théâtre ambulant, annonçait à grand renfort de voix:
"Monsieur le Soleil, madame la Lune, la Création du monde, le Jugement dernier, et la pièce curieuse."





Dans le temps où florissait la loterie royale de France et où les verres grossissants de la lanterne magique n'émerveillait pas seulement que les bambins, deux hommes s'étaient déjà rencontrés plusieurs fois dans l'une des rôtisseries de la rue de la Huchette, où les ouvriers et les marchands, coureurs de rue, venaient s'attabler à l'heure des repas. L'un, jeune garçon, était crieur de billets d'espérance aux munificences de la roue de Fortune; l'autre, vieux bonhomme, promenait dans Paris cette sorte d'opéra que l'on porte à dos d'homme. Lors de leur première rencontre, le jeune et le vieux se trouvaient assis face à face à la même table. Après la soupe on entama la conversation, et comme tous deux se jugeaient faits pour s'entendre, on en vint aux confidences en trinquant ensemble.
- Comment vont les affaires?
- Ma recette n'a pas été mauvaise hier, dit l'homme à la lanterne, et je suis retenu aujourd'hui pour donner une séance dans une soirée d'enfants. Et vous, jeune homme, votre commerce va-t-il bien?
- Très-bien; j'ai placé tous mes billets.
- Quels billets?
- Des billets de loterie.
Le vieillard, qui levait une seconde fois son verre pour le choquer contre celui de son vis-à-vis, le reposa sur la table, et, sans avoir achevé le dîner, il se leva, reboucla sur ses épaules les bretelles de sa lanterne, paya son écot et sorti de l'auberge.
Ce brusque départ n'intrigua pas assez le jeune garçon pour lui faire perdre une bouchée.
Le lendemain, il revint à la même heure chez le même rôtisseur. Le vieux était déjà à table, on allait le servir, mais quand il vit que son convive de la veille se disposait à s'asseoir près de lui, il se leva et désigna à la fille de salle un coin de table encore inoccupé: "Servez-moi là-bas", lui dit-il.
Il en fut ainsi les jours suivants: le jeune cherchant toujours à se rapprocher du vieux, et le vieux se hâtant aussitôt à s'éloigner.
Une fois, ils arrivèrent en même temps à la porte de l'auberge. Le marchand de billets, qui avait du respect pour la vieillesse, recula d'un pas pour faire passage libre à l'homme à la lanterne.
- C'est inutile, dit celui-ci; puisque vous continuez à venir prendre vos repas ici, dorénavant j'irai dîner ailleurs.
Le jeune garçon, indigné d'une insulte qu'il était sûr de n'avoir pas méritée, demanda en rougissant de colère au bonhomme:
- Pourquoi m'en voulez-vous?
- Ce n'est pas à vous que j'en veux, c'est au métier que vous faites.
- Ce métier, je le fais honnêtement.
- Parbleu! le droguiste aussi vend honnêtement le poison qui tue.
- Est-ce ma faute si les fous sont victimes de leur folie?
- Il y a d'autres victimes que vous ne comptez pas. J'étais riche, je suis misérable; j'avais un fils, il était joueur; le premier appât qui le poussa vers le gouffre fut un billet de loterie; il s'est pendu après m'avoir ruiné.
" Ni le vieux ni moi, nous n'avons dîné  ce jour-là, me dit le marchand de billets, devenu le concierge de la maison où j'habite, honnête tailleur en vieux qui a beaucoup vu et que je me plais à faire jaser.
"Ce fut ma dernière conversation avec l'homme à la lanterne magique, ajouta-t-il en achevant de me raconter cette historiette de sa jeunesse, et depuis,  quand par hasard je le rencontrais dans une rue où j'allais offrir mes billets de loterie, ou bien je changeais de route, ou bien j'attendais qu'il fut passé pour crier ma marchandise.

Le Magasin pittoresque, novembre 1870.

jeudi 27 octobre 2016

Flavigny.

Flavigny
(département de la Côte-d'Or.)


Il en est des villes comme des formes animées que les âges voient tour à tour fleurir, s'étioler et disparaître. Le nombre est grand de ces cités entraînées sur la pente du déclin, dont toute la vie est dans le passé, et qui, sans regrets d'ailleurs et sans tristesse, oublieuses de leur vigueur ancienne, végètent paisiblement dans une modeste obscurité. 
Beaucoup ont été les demeures favorites de rois, de princes, de puissants petits seigneurs féodaux. Quand la monarchie eut absorbé toutes les souverainetés locales, elles restèrent d'abord quelque chose en leurs provinces, chef-lieu de pays, capitales villageoises, puis elles se noyèrent dans l'unité nationale. L'air est trop vif pour elles; elles se sont développées dans un certain milieu et ne peuvent se faire à d'autres. Pourtant elles gardent assez d'existence, assez de souvenirs, pour offrir à notre curiosité des échantillons d'espèces évanouies, des témoins d'autres périodes historiques. Tels sont Aigues-Mortes, Provins, Beaujeu, Luxeuil, Cluny, Autun, Compiègne, Attigny, Versailles, Fontainebleau, et tant d'autres. Tel est ce Flavigny-sur-Ozerain, in agro Bornacensi (en Bernois), avec sa curieuse église, ses portes fortifiées et ses vieilles maisons du seizième siècle.
On trouve le nom de Flavigny dans une Vie de saint Germain écrite au seizième siècle et des traces non équivoques de la période gallo-romaine permettent de lui attribuer une antiquité plus reculée. En effet, il n'est qu'à une lieue environ d'Asile-Sainte-Reine, et de ce mont Auxois (Alsiensis), dont la science traditionnelle et officielle a voulu faire à toute force le tombeau de l'indépendance gauloise et le piédestal de la statue de Vercingétorix. Au reste, que l'on permette les affirmations un peu trop péremptoires de certains savants plus ingénieux qu'érudits, ou qu'avec notre ami et collaborateur M. Jules Quicherat, avec la vraisemblance, avec le texte même de César, on recule Alésia jusqu'au massif d'Alaise, entre Ornans et Salins, nul ne conteste qu'à défaut de débris purement celtiques, Alise et ses environs possèdent beaucoup de vestiges gallo-romains.
Flavigny était relié à Alise par une voie romaine; c'était un castrum; on y a trouvé un Hercule gaulois, quelques fragments d'un arc de triomphe en l'honneur des empereurs, avec des figures de gladiateurs, une louve qui tient entre ses pattes Romulus. Sur deux piliers de l'église principale, on voyait encore au dernier siècle des divinités païennes, Mars, Pan et d'autres, qui, lors d'une restauration, ont été enfouies sous l'édifice; la terre nous les rendra quelque jour. Le castrum renfermait seulement l'espace où se trouve l'église, l'Hôtel de ville et les maisons voisines.
Une abbaye fut fondée à Flavigny, en 723, par Varé, fils de Corbon, seigneur du lieu. La psalmodie perpétuelle y était établie, comme à Luxeuil et à Agaune, ce qui suppose au moins trois cents moines, et observée avec tant de ferveur que Charlemagne en félicita par lettres l'abbé Manassés. L'église, ou sainte basilique, ainsi que la nomment d'anciens titres, bâtie, selon la tradition, en 758, fut, le 28 octobre 878, consacrée par le pape Jean VIII, assisté par dix-huit cardinaux. Elle fut réédifiée après 1200. 
Un grand synode s'y réunit en 899. Quelques personnages de marque y furent inhumés: saint Egile, archevêque de Sens en 871; Hugues de Flavigny, fils de l'empereur Othon III, auteur d'une chronique assez étendue (de J.-C. à 1102); Michel de Rabutin, fils du fameux Roger comte de Bussy; et un certain nombre d'abbés. Le prieuré de Sainte-Reine, au pied du mont Auxois, dépendait de l'abbaye de Flavigny.
Malgré le désastre d'une invasion normande (11-25 janvier 877), la ville carolingienne garda quelque importance à l'époque féodale; en 1157, un duc Eudes lui permit de s'enclore de murailles. Un hôpital s'éleva en 1258, près de la porte de Barme. Mais bien que les abbés, depuis Valtaire (997) jusqu'à la fin du douzième siècle au moins (1192), fussent investis du patronage de Flavigny au nom de saint Genet, martyr, cependant la vie ecclésiastique sembla s'y amoindrir dès 1275; il ne restait plus dans l'abbaye qu'une cinquantaine de religieux. 
Les Anglais emportèrent la ville d'assaut, en 1359, après une longue résistance, et en firent leur place de sûreté. Voici le passage de Froissart qui se rapporte à cet obscur épisode des désastreuses guerres de cent ans.
"Le roi d'Angleterre et son ost reposèrent dedans Tonnerre cinq jours pour la cause des bons vins qu'ils avoient trouvés, et assailloient souvent au châtel; mais il étoit bien garni de bonnes gens d'armes, desquels messire Baudoin d'Ennekins, maître des arbalétriers, étoit leur capitaine. Quand ils furent bien rafraîchis et reposés en la ville de Tonnerre, ils s'en partirent et passèrent la rivière d'Armençon; et laissa le roi d'Angleterre le chemin d'Auxerre, à la droite main, et prit le chemin de Noyers; avoit telle intention que d'entrer en Bourgogne et d'être là tout le carême. Et passa lui et tout son ost dessous Noyers, et ne voulut oncques qu'on y assaillit, car il tenoit le seigneur prisonnier de la bataille de Poitiers. Et vint le roi et tout son ost à gite à une ville qu'on appelle Montréal, sur une rivière que on dit Selletes (Serain). Et quand le roi s'en partit, il monta cette rivière et s'en vint loger à Guillon-sur-Sellettes (Serain); car un sien écuyer qu'on appeloit Jean de Arleston, et s'armoit d'azur à un écusson d'argent, avoit pris la ville de Flavigny, qui sied assez près de là, et avoit dedans trouvé et toutes pourvéances pour vivre, le roi et tout son ost, un mois entier. Si leur vint trop bien à point, car le roi fut en la ville de Guillon dès la nuit des Cendres, jusqu'en my-carême. Et toujours couroient ses maréchaux et les coureurs le pays, ardant, gâtant et exilant tout entour eux, et rafraîchissoient souvent l'ost de nouvelles pourvéances." (Chroniques. CXX.)
Quel temps que ce moyen âge! Quel régime que cette féodalité dévastatrice! Le malheureux Flavigny était désormais dégoûté de la vie publique; et ce dut être par faux calcul qu'après la mort du Téméraire il se déclara pour sa fille et s'exposa aux vengeances de Louis XI. Lorsque la Ligue eut chassé Henri III de Paris, Flavigny fut la première ville en Bourgogne à se déclarer pour le roi: c'était encore bien chanceux; mais peut-être cette fidélité était-elle forcée. Ce que demandait Flavigny, c'était le repos; et, depuis trois siècles, ses vœux ont été comblés. De temps à autre un voyageur, un touriste retour d'Alise, vient visiter ses murailles en ruine et sa belle petite église (50 mètres sur 20) au clocher carré (quinzième siècle), remarquable par la tribune qui fait le tour de la nef, et dont les deux ailes communiquent par un jubé. L'édifice, en partie du treizième siècle, est original.





La porte du Val, que nous reproduisons, paraît dater du quinzième siècle. Elle ressemble beaucoup à la porte Saint-Jean de Provins, plus vieille de cent ans peut-être. C'est, comme on peut le voir, en profondeur, un quadrilatère percé de deux grandes baies à cintres surbaissés; entre les deux ouvertures tombait sans doute une herse de fer. Les petites toitures qui coiffent les deux tours en font presque des colombiers; l'aspect rustique a remplacé l'allure guerrière. Et pourquoi non? Flavigny est-il autre chose qu'un petit bourg de onze cents âmes avec une partie haute, Preigny ou le Val-dessus, et une région déclive, le Val-Dessous, isolé de trois côtés et juchés sur une petite montagne en face du mont Auxois, à trois quarts de lieue d'Alise, à trois lieues de Semur et de Vitteaux, à quatre de Montbard?huit cents pas de long, cinq cents de large, deux mille trois cents de circonférence, constituent tout le domaine de Flavigny dans le monde. Ses armes ne sont plus qu'un emblème innocent, d'azur avec une F majuscule couronnée d'or, que les amateurs de blason peuvent accoler à l'écusson abbatial, d'azur à trois tours d'argent. Au reste, Flavigny ne se plaint pas. Quantités de vignes pendent aux flancs de sa colline abrupte et rocheuse; l'Ozerain arrose la prairie du vallon, et de l'humble bourgade se dégage le parfum de l'anis qu'on y fabrique.
Un riche couvent de dominicains a remplacé l'ancienne abbaye.

Le Magasin pittoresque, septembre 1870.

mercredi 26 octobre 2016

Une automobile cuirassée.

Une automobile cuirassée.


Malgré leurs efforts et leur ténacité, les Italiens ne sont pas encore parvenus à réduire les tribus barbaresques, qui, à défaut de la Turquie, leur disputent le territoire de la Tripolitaine. Si quelques points du territoire peuvent être considérés comme définitivement conquis, en revanche, tout l'hinterland demeure inviolé, et il s'écoulera sans doute bien des années avant que nos voisins réussissent à s'établir avec sécurité autour du golfe de la Grande  Syrte.
Ce n'est pas qu'ils aient hésité à mettre à profit, dans leur conquête, les engins les plus nouveaux. Leurs aéroplanes de guerre ont maintes fois semé la terreur parmi les Turcs, et les services qu'ils ont rendus lors de la prise de Benghâzi n'ont pas été oubliés. Voici à présent qu'une automobile cuirassée vient d'être affectée au corps d'armée d'occupation.
C'est l'Automobile-Club de Milan qui, mû par un louable sentiment patriotique, a eu l'idée d'étudier, de faire construire et d'offrir au Gouvernement italien cette voiture armée et blindée, dont la silhouette à la fois bizarre et menaçante se présente ici aux lecteurs du Magasin pittoresque.




Le cuirassage dont l'engin est revêtu, comme d'une lourde chape, est constitué par des plaques d'acier au nickel d'une épaisseur suffisante pour résister aux balles des fusils à répétition et des carabines que les Arabes peuvent avoir en leur possession.
On remarquera que le véhicule est surmonté d'une véritable tourelle circulaire, également blindée, qui recèle dans ses flancs deux canons-mitrailleuse, du type Maxim-Gatling, dont la puissance est de six cents coups à la minute, soit douze cents coups pour les deux armes tirant ensemble. Elles sont néanmoins indépendantes et disposées de manière à permettre le tir dans des plans et sous des angles différents, le pointage se faisant au moyen d'un appareil optique extrêmement précis
On pénètre dans cette casemate roulante par une porte latérale qui se voit à l'arrière du moteur. C'est là, dans une chambre antérieure, que prend place le mécanicien; une ouverture longitudinale, dont le bord supérieur est protégé par un écran mobile, permet la conduite de l'automobile, en toute sécurité. La tourelle pivotante est, en outre, munie à sa base de huit hublots vitrés d'un très faible diamètre, suffisant cependant pour faciliter l'inspection d'un tour d'horizon.
Malgré son poids considérable, la voiture cuirassée milanaise, d'une puissance de 60 HP peut filer sur bonne route à près de cent kilomètres à l'heure.
Les roues d'avant, en acier, à jantes plates, comportent des pneumatiques ferrés spéciaux, d'une résistance exceptionnelle à la compression et à l'usure. Celles d'arrière sont en grande partie protégées par deux espèces de carters adaptés au blindage, et de même métal.
A l'intérieur, outre le pilote, se tiennent deux canonniers et deux pointeurs; ces derniers sont eux-mêmes armés de fusils à répétition. Dans le platelage arrière de la voiture a été aménagée une seconde ouverture, par laquelle il est possible de faire feu en cas de poursuite de l'ennemi.
Car l'ennemi, en Tripolitaine, est terriblement acharné et ne manque jamais une occasion d'essayer un retour offensif. Et l'ennemi, là-bas, est multiple: Arabes, Maures, Kabyles, Touaregs, Turcs, Nègres, Juifs, races et tribus mêlées, se donnent la main pour résister à la prise de possession des nouveaux conquérants.
Sur les grandes routes sablonneuses, à travers les plaines arides, l'automobile cuirassée avec ses canons et ses 9.000 cartouches d'approvisionnement, devra se livrer à bien des raids dangereux, avant que l'Italie puisse s'enorgueillir d'avoir établi sa domination sur le plus réfractaire à la civilisation et le plus redoutable des anciens Etats Barbaresques.

                                                                                                     Edouard Bonnaffé.

Le Magasin pittoresque, 1913.

L'église de Brioude.

L'église de Brioude
et la légende de Saint-Julien.



C'est au milieu d'une très vieille ville, une très ancienne église du plus pur style auvergnat. Lorsque mes yeux d'enfants s'ouvrirent à sa beauté, les giroflées, les pariétaires s'agrafaient à ses murailles comme des bouquets à la robe d'une mariée. Une échoppe se blottissait à sa base. A mi-hauteur, s'accrochait une maçonnerie pareille à un nid d'oiseau. C'était un nid humain. Les oisillons, Jenny et Antoinette, en étaient partis; il n'y restait qu'un vieil homme redouté des gamins à cause de son mutisme et de sa longue barbe. Ce croquemitaine était un brave homme. Comme les disciples du Galiléen, il gagnait sa vie à jeter ses filets, non dans le lac Tibériade, mais dans l'Allier. On ne comptait plus les sauvetages qu'il avait opérés au cours des nombreuses crues de la redoutable rivière.
Il y a quelques années, j'ai revu l'église. Elle avait perdu son aspect familier et bénévole. Nette et lisse, elle semblait se draper dans sa dignité de "monument historique". Les pariétaires étaient arrachées, la demeure aérienne détruite, et le bon croquemitaine, terreur de mes cinq ans, dormait sous les cyprès du cimetière...





Vite j'ai franchi le porche pour revoir l'église telle que les siècles l'ont faite et l'ont connue, telle que m'apprit à l'aimer un vieux savant à lunettes d'or.
Avec son clocher octogonal, sa tour carrée, ses cinq absidioles, sa beauté sans supercherie, la basilique saint-julienne paraissait à mon vieux maître un organisme vivant. Il la comparait à une bourgeoise du temps passé, imposante en sa simplicité, véridique dans ses paroles, mesurée dans ses gestes, sobre dans ses ornements et qui, sans tomber dans la sécheresse, sait pourtant discipliner sa sensibilité. Il aimait à évoquer les foules qui se pressaient jadis à l'intérieur de l'immense vaisseau: les femmes chaussées de maroquin, vêtues du bliaud de fine laine ou du pélisson; les hommes aux barbes partagées en touffes, aux cheveux longs malgré les conciles; les moines en froc, et ces hautaines abbesses de Fontevrault qui commandaient aux hommes, portaient la robe blanche et la coule, et dont le couvent se voit encore près de la place du Postel.
Mais surtout, il se plaisait à imaginer Messieurs du Chapitre, avec leur pelisse fourrée de menu-vair, sortant de la belle collégiale où ils venaient de célébrer l'office pour regagner leurs maisons à tourelles, les mêmes qui se voient encore dans la rue des Comtes et sur la place de la Fénerie où l'on vendait le foin.
Combien j'ai goûté les belles légendes de la basilique! Au-dessous de la tribune des orgues, au chapiteau d'un des piliers, se voit une étrange figure entre deux démons ailés et cornus. 





Ce diable ailé, dont le rire fend la bouche jusqu'aux oreilles, c'est le "Mille-artifex" dont voici l'histoire telle qu'elle est rapportée par l'auteur anonyme de la vie de saint Martial.
"Un jour, saint Martial ayant, par ses exorcismes, obligé une bande de démons à sortir d'un gouffre qui leur servait de repaire, demanda au premier d'entre eux: 
"Comment te nommes-tu?
- Mille-artifex, répondit le diable.
- Et pourquoi t'appelles-tu ainsi?
- Parce que j'emploie mille ruses pour tromper les hommes, répliqua le démon."
Mais les hommes, pour se garder des artifices dont le diable se sert pour les induire au péché, l'ont cloué au pilori d'un chapiteau d'église!
Une des chapelles de la basilique, celle de la croix, évoque un souvenir plein d'une ironie amère.
Lorsque le chanoine Hugues de Collonge mourut, on le transporta, visage découvert dans la chapelle Saint-Michel, où l'on avait l'habitude d'exposer les chanoines défunts. Tout à coup, entre les flammes vacillantes des cierges, Hugues de Collange se dresse, tel Lazare sortant du tombeau.
L'assistance, d'abord épouvantée, crie au miracle et finalement reconduit le ressuscité dans sa maison. Il la trouva déjà à demi dévastée par ses héritiers avides. Indigné, le brave chanoine les chassa de sa présence et, désormais revenu de toute illusion, il consacra sa fortune toute entière à l'embellissement de la chapelle de la Croix, qui, depuis, porta son nom.





Le bon Grégoire de Tours a écrit, dans un style naïf et charmant, l'histoire du patron le l'église collégiale de Brioude.
"Il y avait à Vienne, dit-il, un jeune homme de famille très illustre nommé Julien. Ses parents, qui étaient des plus considérables de la ville, eurent grand soin de son éducation. Arrivé à l'âge d'homme, Julien lia connaissance avec le tribun Ferréol. C'était un Auvergnat, aussi noble que lui de cœur et de sang. Bien qu'ils eussent embrassé le christianisme, les deux amis se rangèrent sous les drapeaux de Crespin, président en la ville de Vienne pour les empereurs Dioclétien et Maximilien, en l'an 303."
On était à l'époque que les historiens ecclésiastiques assignent à la dixième persécution.
"Ferréol conseilla à son ami, très prompt dans ses discours, de se retirer pour quelques temps de Vienne. Y demeurer eut été témérité plutôt que courage. Les deux jeunes hommes se séparèrent avec grand regret. Julien se retira à Brioude, chez deux saintes filles, dans le faubourg de Vencella. Crespin, ayant eu vent de son départ, envoya des émissaires à sa recherche. Julien vint à leur rencontre. Il les trouva à l'entrée de la ville. "Qui cherchez-vous? leur demanda-t-il." Ils répondirent: Julien. Alors Julien se fit connaître d'eux et tendit joyeusement la tête. Les bourreaux la lui tranchèrent d'un coup qui, lui coupant le gosier, alla finir tout en haut. Puis ils la lavèrent dans la fontaine et la portèrent à Vienne pour la montrer à Ferréol."
L'honnête tribun subit aussi le martyre et l'on enterra son corps avec la tête de son ami.
"Du temps que les Sarrasins ruinaient les églises de la basse Auvergne, l'évêque Villicarius fit ouvrir le tombeau de Ferréol afin de préserver le corps de la profanation. On trouva la tête de Julien entre les mains de son ami. Elle y adhérait de telle sorte qu'on ne put l'en séparer."
Touchant témoignage posthume de la force de l'amitié!
Les exploits d'un saint ne finissent pas avec sa vie. On le vit bien pour Julien. Son corps avait été laissé à l'endroit où il était tombé. Or "deux vieillards, Ilpise et Arcons, gardaient leurs troupeaux dans les bois de Vincella et sur les coupeaux des montagnes. Ayant trouvé le corps du brave guerrier, ils firent une espèce de brancard et le chargèrent sur leurs épaules pour l'aller l'enterrer dans la ville de Brioude. Ils n'eurent pas tôt fait cela, qu'ils se sentirent vigoureux et forts comme les hommes de trente-cinq à quarante ans. Les habitants de la ville furent bien étonnés de retrouver des jeunes hommes en Ilpise et Arcons qu'ils avaient connus vieillards et ils glorifièrent Dieu avec les bergers."
La première église de Brioude fut donc élevée sur le tombeau du saint, près d'un grand temple où l'on adorait les statues de Mars et de Mercure "sur une haute colonne de marbre enrichie de pierreries et de ciselures en or." Tous les mardis, la noblesse s'assemblait pour "offrir de l'encens aux idoles". C'était pour le saint un désagréable voisinage. Il ne tarda pas à s'en débarrasser. Un jour, un grand tumulte dans la bonne ville de Brioude: le tonnerre gronde, la foudre éclate, mêlée de feu et de grêle. La noblesse épouvantée promet que si ce cataclysme cesse, elle prendra Julien comme patron. Aussitôt la bonace succède à l'ouragan. Avec cette force d'impulsion qui caractérise les foules, voilà les Brivadois brisant les statues de leurs dieux et courant en jeter les débris au fleuve. Saint-Julien régna seul désormais sur la petite cité auvergnate.
Le jour vint où il put donner à ses fervents un éclatant témoignage de sa puissance. En l'an 1370, dit un vieux biographe, Charles, dauphin de Vienne, fils de Charles le sage, se trouva "saisi d'une infirmité qui le priva de l'usage de ses doigts et causa en tout son corps une enflure si épouvantable qu'on ne pouvait le regarder sans horreur. Le roi, avec toute sa cour, fondait en larmes. Parmi ces troubles et ces cris, un gentilhomme fit un beau discours sur les miracles de Saint-Julien de Brioude, ajoutant que si Sa Majesté lui recommandait Mgr le Dauphin, celui-ci en recevrait du soulagement. Le roi le crut et fit un vœu. Il n'eut pas plutôt fini sa prière que la santé fut rendue à l'enfant, sans qu'il parût en tout son corps une seule marque d'une si violente maladie. Une ambassade alla rendre grâce devant le tombeau et offrir à Mgr saint-Julien un manteau, fait pour le Dauphin, parsemé de pierreries, de roses, de perles, de nœuds d'or au nombre de 12, et un chapeau semé d'aigles, de dauphins et de fleurs de lis."
Près de trois cents ans plus tard, un autre roi de France, Louis XIII, après vint ans d'une union inféconde, appelait le saint au secours de sa dynastie en péril. 





Le vœu royal fut encore exaucé, ainsi qu'en témoigne le beau bas-relief qui orne le maître-autel de l'église, exécuté en l'honneur de la naissance de Louis XIV. En foi de quoi, la petite ville auvergnate a pesé par deux fois dans les destinées de la France!
Ce sont là les légendes de l'histoire. Qu'importe s'il en est qui n'y croient plus! Les grands enfants que sont les hommes aiment les contes où se tapit un peu de mystère. Et puisque notre temps semble inapte à leur en créer de nouveaux, conservons précieusement et avec amour ceux que nous léguèrent nos vieilles églises: c'est le bréviaire de notre passé.

                                                                                               Marylie Markovitch.

Le Magasin pittoresque, 1913.