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vendredi 1 novembre 2019

Nuit de noces.

Nuit de noces.


Pendant tout le jour et toute la soirée, on avait bien ri, bien dansé, bien bu et surtout bien mangé. Ce n'est pas fête tous les jours, que diable! et l'on a beau être paysan normand, c'est à dire doublement avare, on est bien forcé de régaler copieusement ses invités quand on marie sa fille au fils d'un des fermiers les plus cossus de vingt lieues à la ronde. Aussi, lorsque dix heures du soir, après avoir passé plus de six heures à table, les hôtes à moitié ivres commençaient à parler du départ, le père Cyrille annonça-t-il à la tablée que l'on allait apporter une oie rôtie et un gigot. On remplaça les assiettes à vignette ayant servies à manger les gâteaux, par des assiettes blanches et ceux qui se levaient pour aller atteler leur voiture se rassirent. Le repas continue. Par la croisée que l'on avait ouverte, à cause de la chaleur, des bouffées de vent entraient qui faisaient vaciller la flamme des bougies; le chien de garde jappait de temps en temps au passage des voitures car la ferme était à cent mètres de la grand route dont on voyait le long ruban briller sous les clartés crues de la pleine lune.
Les paysans, l’œil allumé, prenaient la taille de leurs voisines, en cachette, ou leur pinçaient les genoux.
Les plus spirituels faisaient des allusions fréquentes à ce qui attendait en haut, dans la chambre, la mariée aux mains rouges, et chacun riait d'un rire lourd et grossier en entendant ces obscénités bêtes. Dans un mariage à la campagne, il s'étale plus de cynisme que dans les orgies les plus échevelées des débauchés habitués de cabinet particulier.
On avait invité à la noce le neveu du propriétaire de la ferme, Jean Sylvain, jeune homme de vingt-cinq ans, qui sortait du service militaire, beau gars aux allures de garçon boucher et point gauche sous sa redingote luisante, parleur, fanfaron qui devait certainement plaire à toutes les femmes présentes. On l'avait donné comme cavalier à une amie de la mariée, femme d'un fermier des environs, qui se trouvait seule à la noce, car, ce jour-là, son mari était parti pour conduire des chevaux au marché de la ville.
Et, tout le jour,  le couple avait été remarqué pour sa gaieté et son entrain.
" Ils sont tout plein gentils, disait le père Cyrille, quel dommage qu'ils ne soient point mari et femme!"
C'était dommage, en vérité, car ils étaient tous deux beaux et forts; le mari de Victoire était une brute, toujours ivre, et le cavalier avait des allures de monsieur de la ville et il était prévenant, aux petits soins.
C'étaient dommage; ils le pensaient bien, sans le dire.
Pendant que, l'un après l'autre, les gens de la noce chantaient d'une voix forte, et souvent fausse, des chansons de circonstance, Jean prenait, sous la table,  la main de Victoire qui ne se refusait point à cette caresse.
Tous deux étaient bien loin du degré d'ivresse qui tenait tout le monde, mais le cidre des jours de fête est bien fort et la tête d'une femme est bien faible: Victoire devait y voir un peu trouble, Jean avait le front rouge et les yeux brillants.
Le coucou sonna minuit. Victoire voulut partir. Elle se leva de table et dit à un des valets de ferme d'atteler le cheval à la voiture.
- Lequel? dit le valet, il y en a tant aujourd'hui de chevaux, que je n'y reconnais plus rien.
- C'est le brun! répondit Victoire.
- Ah bon! le brun! le borgne! répéta le valet qui partit en titubant.
Il est effroyablement ivre! s'écria en riant Jean Sylvain qui avait suivi Victoire. Puis, se tournant vers elle, il lui dit: "Je vais vous reconduire jusqu'à chez vous, vous auriez peur en route".
- "Non, je ne veux pas, répliqua Victoire, vous couchez ici, il vous faudrait revenir à pied".
- "C'est ce que je ferai". Et comme elle mettait un gros fichu sur ses épaules, Jean le lui attacha. Ils étaient maintenant dans la cour, à quelques pas de la maison.
- Vous êtes bien aimable, dit-elle.
- Oui, reprit Jean, et, pour récompense, vous me laisserez vous reconduire. C'est entendu.
Lui prenant les mains, il se pencha et l'embrassa sur la joue, bien fort; elle lui rendit son baiser. Des éclats de rire sortaient par la fenêtre ouverte.
- Je crois qu'on nous a vu, murmura Victoire. Si mon mari savait cela!
- Allons donc! C'est bien permis un jour de noce! Tout est permis ce jour-là.
Et Jean, pour le lui prouver, l'embrassa une seconde fois.
Comme le valet revenait avec sa lanterne, ils allèrent vers lui.
- "La bête est tout près de la porte de la route, dit-il; vous auriez eu du mal à sortir d'entre les pommiers. Les borgnes n'y voient goutte."
Et il s'en retourna vers la maison en chantant; "Que veut-il dire avec ses borgnes?" se demanda Jean. Ils trouvèrent la voiture à la place indiquée, et sortant de la cour, ils enfilèrent la grande route. Ils laissaient la bête marcher tranquillement, au pas, car ils n'étaient guère pressés d'arriver au but de leur voyage. Jean, qui tenait les guides de la main droite, avait passé son bras gauche au dessus de la taille de Victoire: il l'embrassait souvent et sa longue moustache frisée, en frottant la joue empourprée de Victoire, donnait de petits frissons à la jeune femme qui n'avait jamais reçu tant de douces caresses et ne s'était senti pareille joie.
Ils allaient. Et, sans y prendre garde, Jean avait laisser tomber les guides du cheval. La route était belle. Il n'y avait pas besoin de conduire cette bête qui connaissait le chemin.
Victoire se laissa asseoir sur les genoux de son cavalier. Des contractions nerveuses lui serraient la gorge, des larmes lui venaient aux yeux. Elle était pourtant heureuse, bien heureuse, mais troublée. Elle laissa tomber sa tête sur les épaules de Jean, et, ma foi, je ne sais pas ce qui arriva.
Les étoiles brillaient dans le ciel clair.
Tout à coup un choc les réveilla et avant qu'ils eussent eu le temps de reprendre connaissance, ils se sentirent tomber dans le vide. Ils se cramponnèrent instinctivement aux côtés de la voiture et celle-ci se retournant sans dessus dessous, ils furent projetés violemment sur le sol. Tout cela ne dura pas cinq secondes.
Au bout de quelques minutes, Jean sortit de son évanouissement et comprit vite ce qui était arrivé. Ils étaient tombés dans un ravin bordant la route. Victoire était étendue à trois pas de lui, inanimée. La voiture était un peu plus loin, brisée, et le cheval affolé, soufflait d'une façon effrayante. Jean voulut se lever, il souffrait dans tous les membres; il s'appuya sur les coudes, mais retomba aussitôt sur le côté en poussant un cri aigu. Il avait les deux jambes brisées. Alors, il cria longuement; l'écho lui renvoyait ses cris et personne ne venait. Avec un courage surhumain, il rampa sur le ventre en s'appuyant des coudes pour franchir le faible espace qui le séparait de sa maîtresse. Il lui toucha le front, mais il fut terrifié lorsqu'il sentit une matière molle glisser entre ses doigts. Victoire était morte. La cervelle sortait de la tête fendue. Il fut pris d'un frisson d'horreur et s'évanouit.
Lorsqu'il se réveilla, il était dans la chambre de la ferme où, la veille, on avait tant ri, où, maintenant, tout le monde pleurait. Il faisait grand jour. Des passants avaient entendus ses derniers cris et étaient descendus dans le ravin, l'avaient reconnu et porté à la ferme. Jean râla bientôt l'agonie.
"Je ne m'en consolerai jamais, gémissait le valet de ferme; c'est de ma faute. Je leur ai donné le cheval borgne; il y en avait deux bruns. Ils n'ont point vu le changement. Ils se seront fiés à la bête, et comme celle-là n'y voyait pas à l'endroit où la route fait un coude, elle a continué à aller tout droit et est tombée dans le trou!" Et le pauvre garçon pleurait.
" Si je disais ce que je sais, murmurait la vieille dévote de servante: je les ai vu hier soir s'embrasser quand ils sont montés en voiture. Ils se sont oubliés en route, pour sûr; et le bon Dieu les a punis!"

                                                                                                                       Henri Beauclair.

La Vie populaire, dimanche 11 mars 1883.

Nota de Célestin Mira:



Une noce normande,
les mariés sont au premier plan.

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