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dimanche 10 novembre 2019

La dame au fétiche.

La dame au fétiche.


C'est une femme comme il y en a beaucoup à Paris, belle, élégante, assez jeune pour se donner trente-cinq ans, sans faire sourire, pas assez riche pour qu'on s'inquiète des origines de sa fortune, veuve, cela va sans dire, elle a au collège un fils de quinze ou seize ans, qu'elle envoie pendant les vacances chez des parents de province.
Les cheveux sont blonds, la peau fine et satinée; un corps frêle, une physionomie candide, des bas de soie sans grosses fleurs, des robes d'une bonne faiseuse, mais d'une coupe sérieuse, des gants de Suède pas extravagamment longs.
Elle marche bien, comme une femme qui ne veut pas être suivie: pas de hanches en saillies, par de pouff énorme au bas de la taille. Elle habite un petit hôtel dans le quartier des Champs-Elysées, reçoit avant quatre heures et se promène sur les boulevards, jamais au Bois. A Saint-Roch elle a sa place le dimanche, et va souvent à l'Opéra, le vendredi, dans une loge de second rang; elle est saluée respectueusement par les vieillards, les jeunes gens lui font une cour discrète; les femmes ne la craignent pas trop, et parlent avec enthousiasme de son maintien modeste, de la façon dont elle passe dans la vie, les yeux baissés, fuyant le bruit.
Elle s'avoue ignorante, lit peu et à une écriture de mouche; sa conversation n'est pas brillante et pourtant il s'en dégage quelque chose de fin qui attire. A tout prendre, elle serait d'une valeur assez mince, inutile et vide malgré sa forme séduisante, si, une histoire qui court à petit bruit sur elle et qui se répète sous l'éventail, n'en faisait une personnalité, quelque chose comme un monstre parisien, dirait mon célèbre confrère Catulle Mendés*.

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Elle avait été aimée éperdument par un garçon très jeune qui, après de brillantes études, venait d'être reçu médecin. Il l'adorait d'une ardeur folle, enfantine et furieuse, avec toutes les rages et les audaces de ses vingt-cinq ans, avec toutes les douceurs, les respects et les agenouillements de son être, brûlé par un sang qui descendait des Antilles.
Où qu'il fut, à la campagne, sous les grands chênes verts entre les branches desquels filtrent et scintillent les gouttes de soleil et où la mousse est tellement épaisse qu'elle assourdit le bruit des pas, à la ville sous les colonnades d'un théâtre, ou sous les arcades d'une bibliothèque, sa pensée constante volait vers elle.
Quand il la revoyait, il tremblait de plaisir: il la regardait avec des prunelles flamboyantes et ravies, il la prenait dans ses bras avec des lenteurs câlines, ou brusquement la serrait contre son cœur à l'étouffer; en songeant à elle il avait des pâmoisons exquises dont le seul souvenir suffit pour parfumer une vie.
Quelquefois, dans son boudoir capitonné de soie rouge, tandis qu'elle restait enfouie au milieu des coussins de peluche et des crêpons de la Chine, il la contemplait de son regard fixe et profond, s'imprégnant des parfums de sa chair savoureuse, de sa grâce aristocratique et mièvre.
Elle lui disait n'aimer que lui. Il croyait: l'amour vrai est croyant. Qui doute des paroles de la femme aimée n'aime plus; on croît à l'amour comme on croît en Dieu, sans discussion. Qui discute est athée.
Il se laissait bercer par cette joie de sentir que la vie était un bien puisqu'il vivait pour elle et par elle. Ils sortaient ensemble le soir, ils allaient au Bois, et blottis l'un contre l'autre dans le satin du coupé, sa tête aux cheveux crêpelés sur l'épaule de son ami, tous deux s'enivraient du parfum que fleurent les acacias, les sureaux et les boutons d'or.

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Un matin qu'elle l'attendait, il ne vint pas et, dans la journée, elle reçut ce billet:
"Mon aimée, je ne me plains pas, seulement j'ai été trop heureux pour supporter le malheur qui me frappe. Depuis longtemps, vous êtes la maîtresse d'un homme riche, vous me l'avez caché et vous avez bien fait, puisque vous m'aimiez. Je n'ai pas le droit de vous forcer à rompre cette liaison; je ne possède rien en ce monde, mais j'ai le droit de me débarrasser d'une vie qui me serait odieuse. Garder le souvenir de la femme aimée est un axiome d'indifférent; j'aime mieux en finir tout de suite, afin que ce souvenir ne me déchire pas le cœur minute par minute; je ne vous ai pas épié, je vous le jure, le hasard seul a tout fait. Pardonne-moi, si je revoyais ton sourire, je serais lâche, cela ne se peut!"
Elle jeta un cri et ordonna d'atteler! elle voulait courir chez lui, le sauver, s'il était temps encore. Puis la réflexion lui venant, elle sonna sa femme de chambre.
- Justine, lui dit-elle, allez chez M. B... et portez-lui ce livre de ma part; c'est pressé, il attend.
Quelques instants après, la camériste revint; elle était pâle et bouleversée.
- Madame, cria-t-elle, M. B... s'est tué; il y a beaucoup de monde, le commissaire de police, tout le tremblement; un si jeune homme, c'est terrible.
Elle avait pâli.
- Il s'est tiré un coup de pistolet? dit-elle d'une voix sourde.
- Non, madame, il s'est pendu!
- Pendu! s'écria-t-elle, pendu!, mais alors...
Elle prit à la hâte un chapeau, un manteau et sauta dans sa voiture, donnant au cocher l'adresse de son amant.
Il y avait foule devant la maison qu'habitait le jeune homme; elle eut grande peine à se frayer un passage, un agent dut monter avec elle.
Elle arriva dans la chambre de celui à qui elle prodiguait de si douces caresses; dans l'air flottait encore le vague parfum, qui émanait de sa chevelure; près de la pendule, elle reconnut deux épingles à cheveux qu'elle avez oublié l'avant-veille.
Elle ne jeta qu'un regard sur le cadavre de cet amant mort pour elle, elle détourna les yeux de cette face livide.
- Madame, lui dit poliment le commissaire de police, vous avez eu tort de venir; cette vue vous fait mal.
- Monsieur, fit-elle en hésitant un peu, j'étais l'amie de celui qui est là, je voudrais...
- Un souvenir de lui, je comprends, une mèche de cheveux, peut-être?
- Non, monsieur, un morceau de la corde avec laquelle il s'est pendu!

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L'histoire a transpiré et il y a foule à Monaco pour la voir s'avancer, les yeux baissés, son joli sourire modeste sur les lèvres, tenant à la main le morceau de chanvre qu'elle pose sur le tapis vert. Elle gagne presque toujours, et lorsqu'arrive la dame au fétiche, les croupiers se regardent d'un air désappointé.
Le vieux monsieur qui est avec elle, un ami de sa famille, dit-on, lui offre son bras alors qu'elle reprend sa corde et l'or et les billets de banque; tous deux sortent du salon  de jeu salués très bas et enviés par les mondaines qui font des rêves féroces la nuit suivante; elles voient leurs amants s'avancer pâles et frémissants et leur tendre la corde avec laquelle ils viennent de se pendre.
Alors, le lendemain, sont-elles d'une humeur massacrantes en retrouvant ces messieurs décavés mais parfaitement bien portants.

                                                                                                                   Jeanne Thilda.

La vie populaire, 16 septembre 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* Catulle Mendès:


Catulle Mendès, écrivain et poète.

Ballade de la convenance de se déshabiller au printemps.

de Catulle Mendès.



La Seine, clair ciel à l'envers,
S'ensoleille comme le Tage !
Laisse éclore des menus vairs
Tes bras, ta gorge et davantage.
Au diable l'imbécile adage :
" Avril. Ne quitte pas un fil. "
Il ne sied qu'aux personnes d'âge.
Quitte tout, ma mie, en avril !

Quand Zéphyr dévêt des hivers
La colline après un long stage,
Pourquoi resteraient-ils couverts
Les seins de lys qu'un val partage ?
Vent ! déchire en ton brigandage
Ces brumes : batiste et coutil !
Je me charge du ravaudage.
Quitte tout, ma mie, en avril !

C'est le temps où par l'univers
Le franc amour flambe et s'étage ;
Le faune halète aux bois verts
Et l'ermite en son ermitage.
Aimons ! plus de baguenaudage !
Les pudeurs, le refus subtil
Des flirts et du marivaudage,
Quitte tout, ma mie, en avril !

ENVOI

Ange ! si ton démaillotage
Veut un poêle, mon coeur viril
Le remplace avec avantage !
Quitte tout, ma mie, en avril.



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