Une histoire de marrons d'Inde.
Comme nous passions l'autre jour, G. Vérouillet et moi, sous les marronniers des Champs-Elysées*, un des fruits de ces arbres tomba soudain à nos pieds; sa cosse verte, hérissée de pointes éclata sur le coup; laissant rouler sur le sable deux marrons difformes, mais d'un beau ton de vieil acajou bien luisant.
G. Vérouillet grisonne. Votre serviteur compte déjà de sept à dix fils d'argent dans sa barbe soyeuse. Néanmoins, tous deux, avec un ensemble remarquable, nous nous baissâmes pour ramasser les jolis marrons vernissés.
Ramasser les marrons qui tombent à l'automne est un geste familier à l'homme, quel que soit son âge. Et j'ai toujours vu les vieillards faire une récolte généralement inutile, et de laquelle on se débarrasse au bout de quelques instants avec autant d'entrain que des écoliers en vacances.
Bref, G. Vérouillet et moi, chacun notre marron à la main, nous échangeâmes un sourire de jeunesse en nous relevant. Nous ne nous dîmes rien; mais à cet instant, je suis sûr que, dans la mémoire de G. Vérouillet comme dans la mienne, passaient des souvenirs d'enfance, et nous nous rappelions les colliers immenses de marrons fabriqués jadis, et offerts avec galanterie à nos sœurs et à leurs amies, surtout à leurs amies.
- Ne trouvez-vous pas, dis-je enfin à G. Vérouillet, que les cosses de marrons d'Inde ressemblent exactement à ces boules de fer à pointes d'acier que des chaînettes reliaient au manche des étranges masses d'armes du moyen-âge?
- Parfaitement, fit G. Vérouillet, je vous l'accorde; mais, je vous l'avoue, ce n'est point jusqu'au moyen âge que ces marrons ont fait rétrograder ma pensée. Elle n'est point allée si loin que cela. Je viens simplement de revenir, en une seconde, à l'automne qui a suivi ma sortie du collège, et...
- C'est une histoire de marrons d'Inde que vous vous proposez de me raconter?
- Vous l'avez deviné.
- Est-elle longue, mon cher, sauf votre respect?
- Point... C'est une histoire d'amour...
- Aïe!... Enfin!... Allons, je vous écoute. Parlez.
- Eh bien! Voilà mon histoire, mon ami!. A la fin de l'automne qui suivit ma sortie du lycée, je passai huit jours à la campagne, chez un avoué retiré des affaires... des autres. Et quand je dis chez un avoué, je veux dire dans sa famille: car le brave homme prenait les eaux de Contrexeville* même, lorsque je fis mon apparition dans la belle propriété qu'il possède en Normandie.
- Je comprends. Madame l'avoué se trouvait seule...
- Non, pas seule, reprit vivement G. Vérouillet. Hélas! cette femme charmante, de trente ans plus jeune que son mari, était malheureusement accommodée à la sauce suivante, pendant l'absence de celui-ci: pincée de cousines, bouquet de tantes et d'oncles de province, le tout saupoudré de voisins de campagne.
- Diable!
- Emmeline...
- Ah! ah! G. Vérouillet! elle s'appelait Emmeline.
- Ai-je dis Emmeline?
- Parfaitement.
- Eh bien! Emmeline semblait mourir d'ennui au milieu de cette famille aussi nombreuse que bavarde. Sa pâleur, son silence, son air de résignation, me frappèrent vivement dès mon arrivée chez elle. Dame! Je sortais du lycée. La première redingote de la liberté brillait sur mes épaules. En outre, le faux col de l'indépendance ornait mon col d'éphèbe! Bref, après douze heures de séjour, j'étais amoureux fou d'Emmeline. Je voyais en elle une délicate victime à consoler. Vous dire les romans in-octavo qu'écrivit mon cœur au bout de ces douze heures me serait impossible à présent.
- Quels rêves!
- Et le mari buvait toujours... de l'eau de Contrexeville!
- Je ne pensais guère au mari. Je ne vivais que pour sa femme. Elle avait un secret. Je le devinai bien. Elle souffrait. J'aurais donné tout mon sang pour rendre le sourire à sa belle bouche... J'aurais!... Enfin, j'étais amoureux.
- Abrégeons.
- J'abrège. Donc, je résolus de me déclarer ou de mourir! La veille de mon départ, prenant mon courage à deux mains, je priai Emmeline, sous un prétexte frivole, de me faire l'honneur d'accepter mon bras et de faire un tour de promenade dans le parc. Elle accepta. Et quand nous fûmes sous les vieux marronniers que l'automne rendait déjà chauves de feuilles, et dont les marrons tombaient au moindre souffle, je lui dis tout. Confession hardie et larmoyante!
- Hum! et...
- Elle ne sourit point. Elle ne railla point. Elle m'écouta. Mais, quand j'eus terminé mon récit, elle me dit simplement... qu'elle en aimait un autre! Et, comme à un ami, son seul ami, disait-elle, Emmeline me raconta toute sa vie... sa vie triste, solitaire... si...
- Passons!... Vous pleurâtes!
- Nous pleurâmes. J'avais la tête en feu! Elle aussi. L'histoire de sa vie fut longue... Oh! mon ami... quelle existence!
- Passons, G. Vérouillet, passons.
- Pendant que nous nous promenions ainsi, fraternellement, sous les vieux marronniers, le vent s'était élevé, et les marrons tombaient sans cesse autour de nous... Machinalement, comme cela est arrivé tout à l'heure, nous nous baissions, les larmes aux yeux, sans interrompre pour cela notre conversation douloureuse, oui, sans y penser, involontairement, nous ramassions les marrons, et, un à un, les mettions tristement dans nos poches... Puis l'heure de rentrer arriva: Emmeline me quitta. Il lui fallut reprendre sa chaîne à table, au salon, au milieu des hideux représentants de sa famille... Quant à moi, je n'eus pas le courage de me retrouver en présence de ces êtres et je montai dans ma chambre, pour rêver à mon aise et pour serrer dans mon cœur les débris de mon amour tombé si brusquement à terre. Puis je me disposai à me coucher? Comme j'ôtais mon gilet, un marron en tomba sur le parquet. Ce bruit me rappela la réalité. Et je me mis à chercher dans mes habits les marrons que j'avais ramassés dans le parc. Il y en avait 187!
- 187!
- Oui, 95 dans les poches de la redingote, 24 dans les poches du gilet, 68 dans les poches du pantalon.
- Ça devait être lourd!
- Je ne m'en suis pas aperçu, reprit G. Vérouillet. Et je n'ai su que plus tard, beaucoup plus tard... à Paris... chez moi... qu'Emmeline en avait ramassé 203 ce jour-là.
Nous avons beaucoup ri en nous rappelons cela...
Le Cousin Jacques.
La Vie populaire, dimanche 22 juillet 1883.
* Nota de Célestin Mira:
* Champs-Elysées:
* Contrexeville:
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire