Des habitants de la Cochinchine.
La France entière a les regards tournés vers l'empire annamite, où flottent déjà, à Touranne, les drapeaux alliés de la France et de l'Espagne. C'est donc un à-propos de parler de ce beau pays, dont nous offrons une esquisse au point de vue du type représenté ici sous les traits d'une jolie indigène.
Les Cochinchinois étaient encore, en 1750, adonnés à la piraterie; ils massacraient les naufragés que les typhons jetaient sur leurs côtes. Depuis cette époque, la présence de nos missionnaires dans ce pays et particulièrement celle de monseigneur l'évêque d'Adran et des officiers français qu'il amena avec lui en 1789, après le traité qu'il conclut à Versailles, et qui nous assurait les possessions de plusieurs points importants à la pointe méridionale de l'Asie, modifièrent, pendant plus d'un demi-siècle, ces habitudes sauvages. Mais les successeurs de notre allié l'empereur Gya-Long, ayant cru pouvoir se passer de notre concours après en avoir largement usé, ont obligé par leurs exactions les mandarins français à se retirer de l'empire annamite, où le sang de nombreux missionnaires martyrisés, des insultes faites à notre pavillon, ont décidé l'expédition actuelle, confiée au brave vice-amiral Rigault de Genouilly. L'inondation du pays par les pluies torrentielles de la saison et le débordement des fleuves et des rivières expliquent suffisamment le retard prudemment motivé d'une campagne si importante, à cinq mille lieues de la mère-patrie.
Patience donc! car ce n'est plus seulement sur Touranne, l'un des plus beaux ports du monde, que notre domination s'étend; mais, à l'heure qu'il est, c'est sur Hué, la capitale d'un empire de vingt-cinq millions d'habitants, fortifiée et administrée comme tout cet empire, au commencement du dix-neuvième siècle, par le génie d'hommes illustres, nos compatriotes, les Adran*, les Chaigneau*, les Dayot, les Vannier, qui, comme dans les siècles antérieurs, continuèrent sous les auspices de la religion chrétienne à porter le flambeau de la civilisation dans ces régions lointaines de l'extrême Orient, où, pendant la trop longue absence de notre grande nation, des ruines encore fumantes de sang humain se sont amoncelées. Horresco referens!...
La physionomie des habitants de l'empire annamite présente un type particulier. On aurait tort d'en juger, comme l'ont fait quelques voyageurs, par ces ignobles natifs des côtes, mêlés à du sang malais.
La couleur de la race cochinchinoise, en général, n'est pas cuivrée comme celle des Malais; elle est moins foncée que celle des Siamois, et à peu près comme celle des Chinois, dont ils semblent originaires. Ils sont loin d'être de beaux hommes; mais ils sont vifs, de bonne humeur, bien conformés, forts et faits pour le travail. Leur lèvre supérieure est ornée d'un peu de barbe.
Les femmes sont mieux que les hommes; elles sont relativement plus petites, mais de meilleure tournure; elles ont les cheveux noirs, lisses et très-longs. Quelques-unes, celles du nord, sont assez blanches, parce que le climat est plus tempéré; elles sont presque aussi bien, en général que les Européennes, et leur figure est régulière et agréable. Leurs bras et leurs mains sont bien faits, et celles-ci, qui sont ornés d'ongle très-longs, sont souvent un vrai modèle de beauté; leur pied est petit. La femme est douce, active, et, bien que celle des hautes classes vive dans la mollesse et le far niente, la majorité partage tous les travaux, au point d'être quelquefois mieux rétribuée lorsqu'elle travaille que l'homme qui se doit au souverain; elle exerce souvent sur son maître absolu un grand empire.
Les deux sexes fument du tabac, ont l'habitude de se noircir les dents, après en avoir usé l'émail par un procédé qui n'est pas sans causer des souffrances. Nul n'est beau sans cet ornement, qui est de mode chez eux et qu'elles entretiennent par l'usage immodéré d'un masticatoire composé de feuilles de betel, de chaux vive et de noix d'arec (areca catechu), produisant une salive rouge pourpre.
Les Malaises, de qui elles ont pris cette habitude, font plus; elles s'arrachent quelquefois les dents incisives, ce qu'elles nous ont expliqué bien originalement en disant que les dents de devant, étant faites pour mordre, ne conviennent qu'aux chiens.
Cette manière de se traiter la bouche est franchement ce qui nous répugnait le plus dans les usage de l'extrême-Orient, comme aussi la coutume des indigènes de Pondichery de se jaunir la peau, ce que quelques Cochinchinoises remplacent par des couleurs sur le visage, analogues à celles qui sont employées par les Chinoises aux pieds si ridicules de la haute classe que nous avons pu quelquefois entrevoir à Canton.
La polygamie est permise, et l'homme peut avoir autant de femmes qu'il peut en acheter, à raison de 130 à 600 fr. L'homme riche se marie à quinze ans, s'il le veut; le peuple à trente. Ce dernier, étant toujours au service, ne s'attache pas autant à la beauté, aux formes délicates de sa femme, qu'à la santé, à la force qui permettent de se livrer aux travaux et aux occupations utiles. Le mari a le droit de punir très-sévèrement sa femme; il use cruellement de sa force. Mais, dans les conditions un peu élevées, les Cochinchinoises sont retenues, et en général chastes et modestes, ce qui oblige le mari envers sa première femme.
Ce peuple est d'un caractère doux, affable, civil, et doué d'une grande intelligence; mais les chefs de l'Etat sont sanguinaires et barbares. La dernière classe est supérieure à celle des nations voisines et, dans bien des cas, à celle de certaines contrées de l'Europe sous le rapport de la bonté du caractère et de la raison. Il convient cependant de lui imposer le respect par la crainte; c'est le seul moyen de s'en faire aimer.
Le vêtement des deux sexes est à peu près élégant, mais pas toujours irréprochable: la propreté n'étant pas la qualité dominante de ces populations.
L'habillement des hommes se compose d'une chemise en dehors et à manches étroites, d'un pantalon très-large retenu par une ceinture; d'un par-dessus, espèce de longue blouse de soie ou de toile teinte, à larges et longues manches, descendant jusqu'à mi-jambe. Vont-ils se présenter chez quelques mandarins, ils passent par dessus ce vêtement une robe ou deux traînant jusqu'à terre. Ils se couvrent la tête d'une espèce d'étoffe légère, noire, qu'ils posent en turban, et sous lequel ils ramassent leurs longs cheveux, qu'ils ne tressent pas en queue ridicule comme celle qui pend sur le dos des Chinois, leurs voisins du Nord. Sont-ils en deuil, le turban est blanc; mais ils se coiffent aussi, lorsqu'ils sortent, d'un large chapeau de feuilles de palmier ou de feuilles de riz, qui les garantit de la pluie et du soleil. Ils se découvrent devant un supérieur, contrairement aux Chinois, qui considèrent ce signe de respect comme une insulte.
L'habillement des femmes diffère peu de celui des hommes; il se compose aussi d'un pantalon de soie attaché sur les hanches et de robes à manches larges et longues, à col droit, sans que la taille soit nullement soutenue. Le turban est gracieux et bleu, découvrant une partie de leur noire et belle chevelure relevée à la chinoise et maintenue par des ornements d'or et mêmes de pierreries, semblables à ceux que les plus riches portent aux oreilles. Elles portent aux bras plusieurs sortes de bracelets.
Elles ne soumettent point leurs pieds à la torture des petits souliers chinois, lorsqu'elles se chaussent; au contraire, comme ceux des hommes qui usent d'espèce de pantoufles, elles ont le pied à l'aise, mais sans jamais mettre de bas.
Les dames sortent portées en palanquins fermés de manière que l'on ne puisse les voir, lorsqu'elles font leurs visites, accompagnées de leurs suivantes. Celles du peuple dont les vêtements et les habitudes diffèrent, marchent pieds nus et se garantissent de la pluie et du soleil par de grands chapeaux de feuilles de bambou artistiquement travaillés.
Les deux sexes portent, à défaut de domestiques chargés de ce soin, deux bourses de soie ou de toute autre étoffe, attachée par un cordon, jetées sur leurs épaules et remplies de leurs provisions pour le masticatoire indispensable, dont ils n'usent point devant leur supérieur.
En un mot, les indigènes de l'empire annamite peuvent fournir à la France de bons soldats, d'excellents matelots; les femmes catholiques à nos militaires et colons de bonnes épouses, préférables pour nous aux Malaises et aux métisses des Philippines, pays délicieux que nous avons habité onze années.
Dr Mallat de Bassilan.
L'Illustration, journal universel, 8 janvier 1859.
* Nota de Célestin Mira:
* Adran:
* Chaigneau:
Jeune dame cochinchinoise, dessin de madame de Bassilan. |
Les Cochinchinois étaient encore, en 1750, adonnés à la piraterie; ils massacraient les naufragés que les typhons jetaient sur leurs côtes. Depuis cette époque, la présence de nos missionnaires dans ce pays et particulièrement celle de monseigneur l'évêque d'Adran et des officiers français qu'il amena avec lui en 1789, après le traité qu'il conclut à Versailles, et qui nous assurait les possessions de plusieurs points importants à la pointe méridionale de l'Asie, modifièrent, pendant plus d'un demi-siècle, ces habitudes sauvages. Mais les successeurs de notre allié l'empereur Gya-Long, ayant cru pouvoir se passer de notre concours après en avoir largement usé, ont obligé par leurs exactions les mandarins français à se retirer de l'empire annamite, où le sang de nombreux missionnaires martyrisés, des insultes faites à notre pavillon, ont décidé l'expédition actuelle, confiée au brave vice-amiral Rigault de Genouilly. L'inondation du pays par les pluies torrentielles de la saison et le débordement des fleuves et des rivières expliquent suffisamment le retard prudemment motivé d'une campagne si importante, à cinq mille lieues de la mère-patrie.
Patience donc! car ce n'est plus seulement sur Touranne, l'un des plus beaux ports du monde, que notre domination s'étend; mais, à l'heure qu'il est, c'est sur Hué, la capitale d'un empire de vingt-cinq millions d'habitants, fortifiée et administrée comme tout cet empire, au commencement du dix-neuvième siècle, par le génie d'hommes illustres, nos compatriotes, les Adran*, les Chaigneau*, les Dayot, les Vannier, qui, comme dans les siècles antérieurs, continuèrent sous les auspices de la religion chrétienne à porter le flambeau de la civilisation dans ces régions lointaines de l'extrême Orient, où, pendant la trop longue absence de notre grande nation, des ruines encore fumantes de sang humain se sont amoncelées. Horresco referens!...
La physionomie des habitants de l'empire annamite présente un type particulier. On aurait tort d'en juger, comme l'ont fait quelques voyageurs, par ces ignobles natifs des côtes, mêlés à du sang malais.
La couleur de la race cochinchinoise, en général, n'est pas cuivrée comme celle des Malais; elle est moins foncée que celle des Siamois, et à peu près comme celle des Chinois, dont ils semblent originaires. Ils sont loin d'être de beaux hommes; mais ils sont vifs, de bonne humeur, bien conformés, forts et faits pour le travail. Leur lèvre supérieure est ornée d'un peu de barbe.
Les femmes sont mieux que les hommes; elles sont relativement plus petites, mais de meilleure tournure; elles ont les cheveux noirs, lisses et très-longs. Quelques-unes, celles du nord, sont assez blanches, parce que le climat est plus tempéré; elles sont presque aussi bien, en général que les Européennes, et leur figure est régulière et agréable. Leurs bras et leurs mains sont bien faits, et celles-ci, qui sont ornés d'ongle très-longs, sont souvent un vrai modèle de beauté; leur pied est petit. La femme est douce, active, et, bien que celle des hautes classes vive dans la mollesse et le far niente, la majorité partage tous les travaux, au point d'être quelquefois mieux rétribuée lorsqu'elle travaille que l'homme qui se doit au souverain; elle exerce souvent sur son maître absolu un grand empire.
Les deux sexes fument du tabac, ont l'habitude de se noircir les dents, après en avoir usé l'émail par un procédé qui n'est pas sans causer des souffrances. Nul n'est beau sans cet ornement, qui est de mode chez eux et qu'elles entretiennent par l'usage immodéré d'un masticatoire composé de feuilles de betel, de chaux vive et de noix d'arec (areca catechu), produisant une salive rouge pourpre.
Les Malaises, de qui elles ont pris cette habitude, font plus; elles s'arrachent quelquefois les dents incisives, ce qu'elles nous ont expliqué bien originalement en disant que les dents de devant, étant faites pour mordre, ne conviennent qu'aux chiens.
Cette manière de se traiter la bouche est franchement ce qui nous répugnait le plus dans les usage de l'extrême-Orient, comme aussi la coutume des indigènes de Pondichery de se jaunir la peau, ce que quelques Cochinchinoises remplacent par des couleurs sur le visage, analogues à celles qui sont employées par les Chinoises aux pieds si ridicules de la haute classe que nous avons pu quelquefois entrevoir à Canton.
La polygamie est permise, et l'homme peut avoir autant de femmes qu'il peut en acheter, à raison de 130 à 600 fr. L'homme riche se marie à quinze ans, s'il le veut; le peuple à trente. Ce dernier, étant toujours au service, ne s'attache pas autant à la beauté, aux formes délicates de sa femme, qu'à la santé, à la force qui permettent de se livrer aux travaux et aux occupations utiles. Le mari a le droit de punir très-sévèrement sa femme; il use cruellement de sa force. Mais, dans les conditions un peu élevées, les Cochinchinoises sont retenues, et en général chastes et modestes, ce qui oblige le mari envers sa première femme.
Ce peuple est d'un caractère doux, affable, civil, et doué d'une grande intelligence; mais les chefs de l'Etat sont sanguinaires et barbares. La dernière classe est supérieure à celle des nations voisines et, dans bien des cas, à celle de certaines contrées de l'Europe sous le rapport de la bonté du caractère et de la raison. Il convient cependant de lui imposer le respect par la crainte; c'est le seul moyen de s'en faire aimer.
Le vêtement des deux sexes est à peu près élégant, mais pas toujours irréprochable: la propreté n'étant pas la qualité dominante de ces populations.
L'habillement des hommes se compose d'une chemise en dehors et à manches étroites, d'un pantalon très-large retenu par une ceinture; d'un par-dessus, espèce de longue blouse de soie ou de toile teinte, à larges et longues manches, descendant jusqu'à mi-jambe. Vont-ils se présenter chez quelques mandarins, ils passent par dessus ce vêtement une robe ou deux traînant jusqu'à terre. Ils se couvrent la tête d'une espèce d'étoffe légère, noire, qu'ils posent en turban, et sous lequel ils ramassent leurs longs cheveux, qu'ils ne tressent pas en queue ridicule comme celle qui pend sur le dos des Chinois, leurs voisins du Nord. Sont-ils en deuil, le turban est blanc; mais ils se coiffent aussi, lorsqu'ils sortent, d'un large chapeau de feuilles de palmier ou de feuilles de riz, qui les garantit de la pluie et du soleil. Ils se découvrent devant un supérieur, contrairement aux Chinois, qui considèrent ce signe de respect comme une insulte.
L'habillement des femmes diffère peu de celui des hommes; il se compose aussi d'un pantalon de soie attaché sur les hanches et de robes à manches larges et longues, à col droit, sans que la taille soit nullement soutenue. Le turban est gracieux et bleu, découvrant une partie de leur noire et belle chevelure relevée à la chinoise et maintenue par des ornements d'or et mêmes de pierreries, semblables à ceux que les plus riches portent aux oreilles. Elles portent aux bras plusieurs sortes de bracelets.
Elles ne soumettent point leurs pieds à la torture des petits souliers chinois, lorsqu'elles se chaussent; au contraire, comme ceux des hommes qui usent d'espèce de pantoufles, elles ont le pied à l'aise, mais sans jamais mettre de bas.
Les dames sortent portées en palanquins fermés de manière que l'on ne puisse les voir, lorsqu'elles font leurs visites, accompagnées de leurs suivantes. Celles du peuple dont les vêtements et les habitudes diffèrent, marchent pieds nus et se garantissent de la pluie et du soleil par de grands chapeaux de feuilles de bambou artistiquement travaillés.
Les deux sexes portent, à défaut de domestiques chargés de ce soin, deux bourses de soie ou de toute autre étoffe, attachée par un cordon, jetées sur leurs épaules et remplies de leurs provisions pour le masticatoire indispensable, dont ils n'usent point devant leur supérieur.
En un mot, les indigènes de l'empire annamite peuvent fournir à la France de bons soldats, d'excellents matelots; les femmes catholiques à nos militaires et colons de bonnes épouses, préférables pour nous aux Malaises et aux métisses des Philippines, pays délicieux que nous avons habité onze années.
Dr Mallat de Bassilan.
L'Illustration, journal universel, 8 janvier 1859.
* Nota de Célestin Mira:
* Adran:
Pierre Pigneau de Behaine, évêque d'Adran. |
Jean Baptiste Chaigneau, originaire de Lorient, devenu mandarin. |
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