Tarte aux fraises.
Je me trouvais un soir avec un de mes amis dans une de ces brasseries de Montmartre, dont la clientèle est parfois si curieusement mêlée.
- Regarde donc, me dit-il, là, devant toi, cette vieille horrible qui dévore des œufs durs. On l'appelle maintenant tarte aux fraises, elle s'est appelée Blanche de Briant, et fut une des plus jolies femmes de son temps.
La malheureuse que me désignait mon ami était assise à une table, près d'un vieillard qui la regardait manger, sans rien dire. Une couche épaisse de fard couvrait sa figure et envenimait encore l'eczéma auquel elle devait son surnom; sa robe n'était qu'un haillon boueux, sa toque en loutre semblait variolée par la pluie, et après chaque mouvement, elle ramenait sa jupe sur ses genoux cherchant à cacher des bas sales et des souliers troués.
Le vieillard qui était à côté d'elle avait la figure ravagée de certains vieux beaux; la lèvre pendait, la bouche édentée avait des plis sinistres, les yeux n'éclairaient plus, et les paupières, gonflées et molles, semblaient soutenir tout un torrent de larmes prêt à jaillir.
Les cheveux blancs trop rares laissaient voir la peau rouge et farineuse du crâne; pas de linge, des habits négligés, une attitude piteuse; tout dans cette vieillesse et dans cette misère chassait l'idée de respect et de commisération, et jamais rien ne m'avait paru plus lamentablement triste que cet accouplement de misérables, Philémon et Baucis* de la débauche!
- Tu connais l'histoire de cette femme, demandai-je à mon ami?
- Mon Dieu, me répondit-il, je sais d'elle ce que tout le monde raconte; c'est l'éternelle chanson; elle a été belle, très courtisée, elle a eu un hôtel, des chevaux, on a beaucoup parlé d'elle, puis un beau jour le silence s'est fait, la vieillesse est venue, elle s'est ruinée avec son dernier amant, le comte de C... que tu vois à côté d'elle.
Je demandai à mon ami:
- Mais comment l'un et l'autre en sont-ils là? On ne se ruine pas à ce point!
- Ah! tu crois! me répondit-il, quand le vice fait main basse quelque part, il est plus impitoyable que le dernier des huissiers, il ne laisse rien, lui, pas même les bras pour travailler, ou l'intelligence pour produire! Le comte de C... ruiné, sa maîtresse l'abandonna, il n'avait plus cours à la bourse du cœur! Mais les amateurs se firent rares, Blanche n'avait plus de dents à croquer des fortunes, un premier amant mourut, un second fut se marier en province, un troisième la battit, puis, au bout de quelques années, elle tomba dans l'affreuse misère où tu la vois. Longtemps, elle courut les cafés de nuit, patronnant les petites filles, harponnant de ci de là un déjeuner ou un souper, ramassant les enfants ou les ivrognes.
Un jour, elle est arrêtée dans la rue, et condamnée à deux ans de prison, pendant lesquels personne ne parla d'elle. On la crut morte ou retirée des affaires, cela semble si naturel, ici, de passer des lits communs aux fosses communes, ou d'aller rire honnêtement à la campagne avec de vieux amis! Quand Blanche de Briant reparut, elle était si laide et si défigurée qu'on se refusait à la reconnaître; tarte aux fraises devint la risée de ses anciennes protégées, et fit peur aux plus endurcis.
- Mais le comte de C... interrompis-je?
Pour lui, continua mon ami, ce fut une autre affaire! Il est à ce point possédé par cette femme, qu'il revient quand même et toujours, jamais passion ne fut plus acharnée, c'est le lierre au mur, c'est lui qui la nourrit encore quand il peut et comme il peut!... Croix-tu qu'il a l'air assez malheureux?
A ce moment une bande de rapins et de modèles entra dans la brasserie.
- Tiens, s'écrie une petite fille, tarte aux fraises qui a trouvé un amoureux! Il n'est pas dégoûté celui-là!
- Est-ce que cela te regarde, reprit tarte aux fraises!
- Tu te fâches!
- Veux-tu te taire, petite horreur, ou je te jette mon bock à la tête!
- Arrive ici, dit un rapin en entraînant l'impitoyable gamine, apprends qu'on ne déjeune pas avec l'amour des fauves!...
Et le groupe de rire, et la colère de tarte aux fraises d'éclater de plus belle! Elle s'en prenait à tout le monde, à la petite femme qui venait de l'insulter, aux jeunes gens qui se moquaient d'elle, elle épuisait contre eux le plus épouvantable répertoire d'injures, cela la soulageait.
Le comte avait d'abord rougi, essayé de parler, maintenant il était tout pâle; il tremblait; il avait pris la main de tarte aux fraises et cherchait à la calmer.
- Blanche, disait-il, ma petite Blanche, à quoi bon faire attention à cette créature, tu sais bien qu'on t'aime, c'est la jalousie qui la fait parler...
Tarte aux fraises ne disait plus rien, comme calmée par la caresse de cette voix; elle regardait devant elle fixement, sans rien voir, sans rien penser, comme folle.
Le comte continua à caresser machinalement la main qu'il tenait dans les siennes, cette main ridée aux ongles noirs et écaillés, aux phalanges osseuses; soudain, ses yeux se noyèrent, ses lèvres eurent un tremblement et vinrent appuyer un long baiser sur le poignet de tarte aux fraises.
Puis, comme honteux d'avoir été vu, balbutiant, il murmura cette excuse:
- Dire que cela a été si joli pourtant!
R. d'Abzac.
La vie populaire, jeudi 15 janvier 1885.
* Nota de Célestin Mira:
* Philémon et Baucis:
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