Translate

jeudi 14 novembre 2019

La chambre grise.

La chambre grise.


J'avais été invité à passer les vacances de Noël au château des Bruyères, chez Philippe de Sourville, mon meilleur ami de collège.
Je ne connaissais pas la famille de Philippe, mais il m'avait souvent parlé de l'exquise bonté de sa mère, de l'éclatante beauté de sa sœur Marguerite et des manies extravagantes de son oncle Benjamin de Sourville.
Ce dernier était un vieillard asthmatique et bizarre, vivant à l'écart, sous la surveillance d'un domestique, dans une tourelle du château. Antiquaire forcené, il passait ses jours, parfois ses nuits, à déchiffrer de vieux parchemins moins jaunes que ses joues, ou à fourbir des armures qui avaient ferraillé contre les Sarrasins.
Il n'était pas rare de le rencontrer dans le voisinage de sa tourelle, affublé d'une robe de chambre à ramages fantastiques, portant sur son épaule voûtée une hache gauloise ou traînant une longue rapière du temps de Charles VII, comme s'il allait provoquer les esprits du château et se battre en duel contre un revenant.
Quant au père de mon ami Philippe, il était mort de mort violente, une nuit de Noël, quelques heures avant la naissance de son fils, et mon camarade évitait toujours d'en parler.

****

Il était nuit quand j'arrivai au château des Bruyères, où Philippe m'attendait. La présentation ne fut pas longue; en un quart d'heure, je me trouvai débarrassé de ma valise et délicieusement installé à table, devant un bon feu de décembre, entre Mme de Sourville et sa fille Marguerite.
C'était la première fois que je venais aux Bruyères, et je pouvais me figurer y être né, tant j'étais bien reçu.
Le vieux Latreille nous servait avec onction des vins qui avaient justement l'âge de Mlle marguerite, et l'importante Mariette avait confectionné, en mon honneur, un de ces dîners de province qui ont toujours l'air d'un repas de noce.
Appendus au mur, d'interminables portraits de famille s'interrogeaient doucement d'un regard hospitalier, et semblaient me demander si je trouvais les vins bons.
Mme de Sourville me traitait comme un fils, Marguerite comme un frère; et tout semblait m'aimer, sous ce toit hospitalier, depuis les vieux domestiques qui me souriaient en m'appelant par mon nom, jusqu'aux grands lévriers qui posaient doucement leurs têtes fines sur mes genoux, comme pour me souhaiter la bienvenue.

****

Après le souper, j'offris mon bras à madame de Sourville et nous passâmes au salon où un grand événement allait s'accomplir.
Comme, la tête penchée et le sourire aux lèvres, Marguerite remplissait d'un café fumant nos petites tasses japonaises, une boucle de ses noirs cheveux se déroule brusquement sur mon cou, pareille à l'aile d'un corbeau rasant la neige.
A cette vue, j'éprouvai une émotion extraordinaire; je fus ébloui, je frissonnai et ma main trembla en touchant la main de Marguerite.
L'événement s'était accompli. J'étais devenu amoureux, amoureux de mon premier amour. Je n'avais peut-être pas dix-sept ans, mais j'avais lu dix fois Boccace*, et il fallait en vérité de bien mauvais yeux pour ne pas distinguer au-dessus de ma lèvre supérieure quelque chose de brunâtre que j'appelais mes moustaches.
Que vous dirai-je de Marguerite? On ne parle pas de ces femmes-là; on les aime et j'adorais Mlle de Sourville, et sa voix, son regard, son sourire, tout me disait que j'étais aimé. Quel bonheur!
C'était la veille de Noël. Vers minuit, Mme de Sourville et sa fille se retirèrent dans leur appartement; mais avant de nous quitter, avec une grâce enfantine et coquette, Marguerite prit sa pantoufle et la posa très gravement dans la grande cheminée, la pointe tournée vers l'Orient.
C'était à Philippe et à moi à jouer le rôle assez embarrassant du petit Noël. Dans cette pantoufle de jeune fille, plus petite qu'un soulier d'enfant, j'aurais mis mon âme, j'aurais mis ma vie.

****

Un instant après, Philippe me conduisait dans la chambre qui m'était destinée, appelée la chambre grise à cause de la couleur des tentures et des boiseries.
C'était une pièce immense, richement meublée, mais triste et froide, d'un aspect sinistre.
De tous côtés, des casques et des rapières, des arquebuses, des piques, des lances, des massues, des épées, des armures qui se dressaient immobiles et menaçantes comme des squelettes de fer, éveillant des idées de carnage et de mort.
Quant aux tentures d'un gris sombre et fané, elles représentaient je ne sais quelle ménagerie fantastique d'animaux antédiluviens: mastodonte aux coupoles de chair, plésiosaures au cou de serpent, ptérodactyles aux griffes de lion, reptiles horribles et gigantesques, secouant dans les airs les écailles de leurs ailes ou traînant dans la fange des marais leur corps livide et cuirassé.
Mais ce qui fixa surtout mon attention, ce fut un portrait suspendu au-dessus de la vaste cheminée en marbre noir; c'était une grande figure osseuse et pâle, étrangement sévère. Les yeux largement fendus avaient une vivacité extraordinaire; le nez s'allongeait sec et recourbé; la lèvre était maladive, ironique, contractée; le teint blême et la joue creuse; le menton accentué; un toquet noir, gravement posé sur un front immense, miroitant comme l'ivoire; je ne sais quoi d'inflexible dans le regard, d'antique dans les traits,  de fatal et de vivant dans l'ensemble du visage. On eût dit que ce portrait terrible allait descendre de son cadre et s'avancer vers nous. Il me disait: Regarde-moi, et je le regardais, fasciné, les yeux cloués sur lui.
- Ce portrait, me dit Philippe d'une voix presque craintive, est celui de mon père.
En face de cette sinistre figure, mon ami me conta le drame que je soupçonnais depuis longtemps, mais qu'il avait toujours évité de m'apprendre.

****

Pour une cause restée inconnue, M. de Sourville s'était battu en duel avec un voisin, avec un ancien ami, et l'avait tué d'un coup d'épée.
La nuit qui suivit ce duel, Philippe était venu au monde et son père expirait, presque à la même heure, de la mort la plus étrange, dans ce même lit où j'allais coucher.
- Au centre de cette alcôve, dit Philippe, se projetait alors un médaillon sphérique surplombant le lit et supportant un trophée d'armes rares. La nuit de ce malheureux duel, lorsqu'on vint annoncer à mon père la naissance de son fils, on le trouva baigné dans son sang. Pendant son sommeil, une lourde épée saxonne s'était détachée de la panoplie et l'avait frappé droit au cœur.
Après ces tristes confidences, Philippe me pressa la main et se retira, tout pensif, dans sa chambre.
Un quart d'heure ne s'était pas écoulé que je m'endormais, rêvant de Marguerite dont le charmant visage me souriait au milieu des plésiosaures et des mastodontes de la chambre grise.

****

Mais bientôt, je suis réveillé par un bruit singulier qui se fait dans le corridor. On dirait un bruit de pas mêlé de plaintes et de gémissements, des pas de vieilles femmes dansant quelques rondes nocturnes sur des feuilles mortes, en s'accompagnant de soupirs et de hoquets.
Je promène mon regard autour de moi et je ne vois rien... Rien que la figure pâle et sévère de M. de Sourville, dont les yeux profonds m'observent et m'interrogent avec une fixité effrayante.
J'écoute encore. Le bruit continue; le vent souffle avec une violence diabolique, courant comme un fou le long des créneaux ou se lamentant comme un damné à la porte des tourelles; les girouettes rouillées grincent sur les toits qui craquent et chaque fois qu'un volet vient battre le mur, le vieux Médor pousse un aboiement plaintif et enroué.
Le regard de M. de Sourville a pris une expression plus vivante et plus menaçante encore. Ses yeux, si étranges, ont l'air de sortir du visage comme le visage lui-même semble prêt à sortir du cadre.
De son côté, le vent, redoublant de violence, entre par toutes les fissures du château, remplit les corridors de ses hurlements, fait crier les vieilles armures, secoue les tentures, fait onduler les dragons, les chimères, les licornes, les mastodontes et met dans un effroyable mouvement toute la ménagerie fantastique de la chambre grise.
Puis, il éteint ma lampe et, au même instant, les chouettes au cri sinistre se mettent à hululer autour des étangs.
Je suis seul, sans sonnette pour appeler, sans lumière pour voir. La lune, il est vrai, une lune vacillante et pâle, éclaire, de temps en temps, une partie de la chambre grise. Elle donne en plein sur la figure de M. de Sourville et répand sur cette tête mélancolique je ne sais quoi de lumineux et de surnaturel.
Tout le reste de l'appartement est dans l'ombre et je ne distingue guère qu'un casque sans tête, un brassard sans corps, une cuirasse décapitée, les griffes et les ailes mouvantes, le corps flottant d'un monstre antédiluvien.
Cependant, un bruit devient plus fort, plus clair, plus effrayant. Aux gémissements succèdent une voix plaintive et douloureuse qui semble un adieu au monde, puis un hoquet terrible comme le râle d'un mourant.

****

Mon émotion est grande, mais j'écoute encore, incapable de préciser l'endroit d'où part ce bruit inexplicable et ne sachant quel parti prendre, quand tout à coup un long gémissement remplit la chambre grise. La porte s'ébranle faiblement comme si quelque fantôme venait de la pousser, et la clef tombe par terre.
Je porte vivement les yeux sur le portrait de M. de Sourville. Il ne me regarde plus, il me dévisage. De nouveau, la porte s'ébranle. J'ai peur... Mais, aussitôt, honteux, indigné de ma propre faiblesse, je bondis de l'alcôve et je m'élance vers la porte que j'ouvre brusquement...
Je recule épouvanté! Là, devant moi, se tient immobile et muet, comme une ombre un homme de haute taille, un vieillard pâle comme un mort, affublé d'une longue robe rouge.
Il entre, il s'avance raide comme un somnambule et s'arrête juste sous le portrait de M. de Sourville.
Grands Dieux! Ce sont les mêmes traits, les mêmes yeux perçants, la même figure osseuse et pâle, le même nez recourbé, les mêmes joues livides et creuses.
C'est M. de Sourville vieilli de quinze ans... Le vieillard s'avance encore, croise sur sa poitrine ses grands bras de fantôme et me dit:
- Qui êtes-vous?
- Et vous? répliquai-je d'une vois défaillante, qui êtes-vous?
Le spectre se redresse de toute sa taille, fait un pas vers moi et me répond lentement:
- Je suis monsieur de Sourville!...
Je n'en demandai pas davantage. Je poussai un grand cri, le spectre disparut et je tombai évanoui.

****

Si vous vous souvenez de l'oncle Benjamin, portrait vivant de son frère, M. de Sourville, vous devinerez aisément ce qui s'est passé. Fatigué par son asthme et l'insomnie, le vieux maniaque s'était levé pour aller chercher une bible dans la chambre grise. Arrivé à ma porte, la bougie s'était éteinte et l'antiquaire avait été surpris par un accès de toux, accompagné des plaintes et des gémissements qui avaient si horriblement troublé mes rêves d'amour.
En arrivant aux Bruyères, j'avais complètement oublié l'oncle Benjamin et, de son côté, le vieillard ne pouvait pas soupçonner ma présence dans la chambre grise ordinairement inhabitée. Effrayé de ma propre présence, ce terrifiant sosie du défunt avait trouvé plus prudent de se sauver dans sa tourelle que d'appeler au secours.
Tout s'expliquait à ma plus grande confusion, et je vis bien que j'étais à jamais perdu dans l'esprit de Marguerite. Tandis que Philippe essayait de me réhabiliter en appelant avec obligeance les frayeurs historiques de César, Turenne et d'Henri IV, la jeune fille dont les regards étaient si doux la veille, riait sous cape de ma mésaventure et me considérait avec je ne sais quelle bonté humiliante et gouailleuse.
A peine avais-je fait le récit de ma terrible apparition que toutes les cloches du voisinage se mirent à égrener dans le ciel leurs joyeux carillons.
- Voyons, dit Marguerite en s'élançant vers la cheminée, ce que le petit Noël a mis dans mon soulier.
Puis elle revint lentement, nous montrant d'un petit air confus et moqueur la pantoufle vide.
- Rien! fit-elle avec une moue charmante. Le petit Noël n'est pas venu. Sans doute, il aura eu peur de l'oncle Benjamin.
En effet, le petit Noël n'était pas venu et l'amour était parti!

                                                                                                           Fulbert-Dumonteil.

La Vie populaire, jeudi 16 janvier 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Boccace:

Le Décaméron.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire