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lundi 4 novembre 2019

Il faut des époux assortis.

Il faut des époux assortis.


Peu de jours après avoir lié à jamais son sort à celui de mademoiselle Claire Bréon, dans la grand'salle d'une mairie parisienne où il y avait un buste de souverain, en plâtre, que personne ne regardait et qui en semblait fort ennuyé, monsieur Barmelou fit cette remarque:
- Ma femme n'a pas les mêmes goûts que moi!
En effet, madame Barmelou aimait, pendant chacun de ses repas, à troubler incessamment la placidité du vin versé dans son verre au moyen du brusque jet d'un liquide chargé d'acide carbonique, arbitrairement qualifié Eau de Seltz.
Or, monsieur Barmelou lui se contentait de mêler au jus de la treille une courte citation de l'eau du fleuve sur les bords duquel repose Napoléon, au milieu de ce peuple français qu'il a tant fait tuer.
Mais on ne discute pas des goûts et des couleurs.
Monsieur Barmelou en convenait facilement. Aussi laissa-t-il madame Barmelou libre de se détruire quotidiennement l'estomac à coups réitérés de siphon. Quant à lui, sans mot dire, de bornant à refuser d'un geste affectueux et poli la décharge d'eau de Seltz que lui offrait, polie et affectueuse, la compagne charmante de sa vie, il continua à n'user que de l'eau de la célèbre rivière, si habilement amenée chez les particuliers par les soins du service municipal.
Cependant, le jour où monsieur Barmelou remarqua la tendance de sa femme à s'inonder de l'exécrable dissolution de craie et de marbre condensée dans les siphons, monsieur Barmelou fit une autre observation encore.
Il s'aperçut que celle qu'il aimait, et à laquelle il avait juré d'être fidèle comme la tortue à sa carapace, manœuvrait les siphons avec un déplorable sans-façon, ne se donnant pas la peine de songer à la force expansive de l'infernal liquide contenu dans cette espèce de prison cellulaire en cristal*, et pressant sur la détente d'étain avec un mépris extraordinaire des conséquences fâcheuses que ce manque d'habilité et de calcul devait infailliblement amener.
Oui, madame Barmelou faisait mouvoir le levier du siphon, gaiement, en bavardant, en ayant l'esprit à toute autre chose, et soudain, un jet violent, désordonné, s'échappait de l'infâme appareil et venait comme perforer le vin tranquille et souriant, qui, sous le coup de cette agression subite et imméritée, toujours s'élançait hors de son récipient, détruisait la blancheur des nappes, se mêlant au sel, amortissant le feu du poivre, et donnant enfin au pain ce goût bizarre si apprécié des perroquets.
Chaque fois que madame Barmelou entamait un siphon, les faits ci-dessus relatés (avec des variantes nombreuses, bien entendu, mais toujours très désagréables à constater par un homme d'ordre et de sens droit) se reproduisaient, soit à l'heure du déjeuner, soit à l'heure du dîner.

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D'abord, monsieur Barmelou, affectueux et poli, fit quelques plaisanteries innocentes sur la maladresse bi-journalière de sa bien-aimée Claire. Il eut même la galanterie de trouver charmante, et de comparer à la main de Vénus sortant de l'onde, la main de madame Barmelou toute couverte des innombrables perles roses produite par l'éruption du verre de vin mis en contact, sans mesure, avec le jet raide et bruyant du siphon conduit si imprudemment.
Polie et affectueuse, madame Barmelou sourit, eut la bonté de ne point se fâcher, bien qu'elle fut dans son tort, et promit d'apporter à l'avenir une attention plus scrupuleuse dans le maniement de l'absurde appareil hydraulique dont le coût est de trente centimes, dans les ménages.
Mais autant en emporte le vent.
Le lendemain du jour où elle fit cette promesse, qui rasséréna tout à fait l'esprit de son mari, méthodique et rassis, madame Barmelou, à déjeuner, pressa avec une telle insouciance la chevillette métallique du siphon, que la bobinette se mit à choir violemment, et l'eau de Seltz rejaillissant avec fureur du fond du verre où elle s'était précipitée, impétueuse comme les chutes du Niagara, alla arroser, sur les murs, des portraits, à l'huile fort heureusement, de divers parents, dont plusieurs étaient décorés et tenaient un rouleau de papier à la main.




Monsieur Barmelou fut d'abord très troublé. La présence de ces Grandes-Eaux de Versailles dans son intérieur lui parut odieuse plus que jamais. Mais monsieur Barmelou aimait sa femme. De plus, il se piquait de quelque philosophie. En outre, il n'avait pas à cœur, outre mesure, la préservation de ses parents à l'huile. Il garda donc le silence et continua de fouiller d'une mouillette un peu fébrile peut-être, le sein d'un œuf à la coque. Ce fut tout. il en avait pris son parti!
Il ne dit rein ce jour-là. Il ne dit rien non plus le lendemain. Et pendant dix ans, muet, affectueux, poli, résigné, il assista aux percements de puits artésiens, aux jaillissements de Geysers, aux trombes équinoxiales, aux averses orageuses, dont madame Barmelou, toujours charmante, rieuse, insouciante, donnait le spectacle, à l'aide de ses siphons, matin et soir, à l'heure des repas de famille.

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Le pli était pris. Du reste, ce siphon était le seul... nuage noir dans l'azur parfait du ménage des Barmelou. A part de l'eau de Seltz, ces époux étaient admirablement assortis.
Pourtant, un soir, je fus témoin de la chose, (et il y avait ce soir-là justement dix années que M. Barmelou avait remarqué la différence des goûts de sa femme avec les siens), pourtant, un soir, comme madame Barmelou venait de produire son aspersion ordinaire de tous les objets possibles de M. Barmelou, celui-ci plia méthodiquement sa serviette, l'étrangla froidement d'un rond en buis sur lequel on lisait: Monsieur, se leva, prit son chapeau et sortit en proférant un seul mot: adieu!
- Ah! grand Dieu! s'écria madame Barmelou, dont l'esprit reçut une illumination soudaine, comme saint Paul sur le chemin de Damas, ah! grand Dieu! monsieur Barmelou m'a quitté pour toujours!
Cela dit, elle fondit en pleurs.
- Rassurez-vous, ma chère, lui dis-je. La force de l'habitude vous ramènera tout à l'heure votre cher ami. C'est un moment de dépit qui a dix ans de bouteille... mais...
- Il ne reviendra jamais! gémit la coupable créature. Je le connais! Mon insouciance a tout fait. La coupe s'est peu à peu remplie... avec mon siphon! , et ce soir elle a débordé!
- Non, il reviendra... ma chère!... croyez-moi.
- Eh bien! qu'il revienne, cria madame Barmelou, et je jure qu'il n'aura plus rien à me reprocher.
Et madame Barmelou se mit immédiatement en devoir de tenir son serment.
Pendant la nuit totale, en attendant le retour de son mari, qui semblait avoir réellement pris le parti de marcher sur les traces de Malbrouck, madame Barmelou s'exerça à se servir adroitement d'un siphon. elle en vida de cent trois à cent cinq, et dans le verre qu'elle remplissait sans relâche, tumultueusement d'abord et posément à la fin, l'eau de Seltz émulsionnait ses pleurs! Quand l'aube parut, pâle et navrante, monsieur Barmelou n'était pas encore rentré, mais madame Barmelou savait pour toujours se servir, avec autant d'élégance que d'habitude, du siphon à levier aussi bien que du siphon à vis.
M. Barmelou, qui avait passé la nuit chez un ami, revint le soir chez lui, sans mot dire, à l'heure du dîner. Il était vaincu! L'habitude, dix ans d'habitude, songez-donc.
M. Barmelou se mit à table, un peu confus, mais résigné, et même secrètement heureux. Sa femme ne lui fit pas une seule question.
Soudain, après les hors-d’œuvres, madame Barmelou fit mine de servir à boire.
M. Barmelou frémit imperceptiblement, et, d'un clin d’œil furtif, examina la manœuvre de sa femme, s'apprêtant à être inondé.
Mais madame Barmelou, grave et blanche, prit le siphon d'une main sûre, appuya sa main grassouillette avec une intelligence remarquable sur le levier, après avoir présenté le verre au robinet, et la réception de l'eau de Seltz dans le vin se fit, cette fois, avec une décence, un flegme, un silence exquis. Pas une goutte de liquide ne tomba sur la nappe.
Pas une goutte!
M. Barmelou en perdit presque l'appétit dans l'excès de sa surprise. Ses yeux devinrent énormes, mais il resta muet.
Au déjeuner du lendemain et au dîner du même jour, ainsi qu'au repas du surlendemain, le même fait prodigieux se renouvela. Madame Barmelou se servait des siphons comme un ange.
Pas une goutte! Le poivre gardait toute son ardeur, le sel continuait de rester à l'état solide; quant au pain, comme il n'était plus trempé de vin, les perroquets l'auraient repoussé avec dédain.
Que vous dirais-je? M. Barmelou était un homme posé, rassis, méthodique, tenant à ses habitudes.

****

Huit jours après sa rentrée furtive et la surprise que lui causa l'habileté imprévue de sa femme, habileté qui ne se démentit point désormais, M. Barmelou n'apparut pas, un soir, au festin domestique.
Il fut remplacé par une lettre qu'un commissionnaire, crotté comme un excommunié, selon l'expression d'Hamilton, remis à la maîtresse inquiète du logis des Barmelou.
La lettre contenait ces simples mots:
"- Ma chère amie. A quoi bon continuer de vivre ensemble? Pour souffrir? Cela est inutile, et pour vous que j'aime et pour moi que je ne déteste pas. Nos caractères ne peuvent s'accorder. Vous êtes variable, je suis stable. Vous avez fait beaucoup pour me rendre la vie amère. Vous y avez réussi. Après m'avoir donner l'habitude, pendant dix ans, dix ans! de vous voir répandre vin et eau de Seltz, deux fois par jour, sur la nappe familiale, vous avez jugé bon, tout à coup, de me la faire perdre, cette habitude que j'avais voulu briser, moi, et à laquelle j'étais revenu docilement me soumettre! A présent, l'absence de cette habitude, que vous avez méchamment supprimée, à l'aide de je ne sais quels sortilèges, m'est intolérable, et je pars.
   Adieu, adieu, cette fois pour toujours."
Et madame Barmelou, en effet, ne revit jamais son mari.
On dit que l'infortuné s'est fait rédacteur de la Revue des Deux-Mondes.

                                                                                                                Le Cousin Jacques.

La Vie populaire, dimanche 20 mai 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* Siphon:

Ancien siphon à "eau de Seltz".

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