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mardi 12 novembre 2019

Le dimanche d'un Saint-Cyrien pauvre.

Le dimanche d'un Saint-Cyrien pauvre.


Mon ami Georges était Saint-Cyrien, mais boursier, ô ironie des mots!, et pauvre comme Job. Pardi! tout le monde ne peut pas être riche! Il avait bien à sa droite, sur les bancs de la 8e compagnie, un marquis authentique et, à sa gauche, le fils d'un millionnaire; cela n'empêchait pas qu'il fût sans le sou. Tout au plus recevait-il quelquefois dix francs, que son excellente mère avait économisés liard par liard: la petite somme s'évaporait en menus détails comme vous le pensez.
Par dignité, il ne profitait que rarement des sorties réglementaires. Paris lui faisait peur. Paris tentateur et hallucinant. Aussi, quand il se décidait à venir y dépenser un dimanche, se tenait-il sur la réserve évitant les camarades fortunés, les étudiants joyeux; il s'enterrait en famille, chez le cousin Philippe, un employé de ministère: là, des joies peu coûteuses l'attendaient; le garçonnet de la maison essayait son shako* à plumes, la fillette s'emparait du coupe-choux, tandis que Mme Philippe arrosait le gigot dominical, dans la vapeur des haricots en ragoût. Cela reposait le Saint-Cyrien du calcul intégral, de la topographie et de la tactique.
Néanmoins, Georges ne pouvait s'empêcher d'envier un tantinet le sort du marquis et du fils du millionnaire, ses voisins, qui l'initiaient le lendemain des congés, par des récits chauds et vibrants, à leurs joies moins austères. Pour n'avoir pas l'air de retarder, le jeune militaire*, fier comme un peuplier, gardait un silence plein de sous-entendus.

Comment on déjeune à Paris.

Les autres lui supposaient une passion, non point dans la noblesse ni dans la bourgeoisie française, mais plutôt parmi la colonie étrangère. Georges, sans en parler, laissait croire.
Dès que le printemps arriva, tout le bahut s'empressa de profiter des sorties. Un dimanche donc, jour de grande-galette, où il faisait trop beau pour rien faire, l'ami Georges, quoique ne possédant que peu de monnaie, se décida à suivre les camarades, au petit bonheur. Emprunter? Jamais de la vie. Il débarqua donc à la gare Montparnasse* et descendit vers la rue de Rennes*, à la tête d'une modeste somme de trente centimes.
A peine dix heures du matin. Pas accéléré! Voici la porte du cousin Philippe. Sapristi! ce bureaucrate, profitant des premiers chauds rayons, avait fui son quatrième des Gobelins* pour aller à Gennevilliers* manger du porc froid sur l'herbe. Georges, désappointé, rebroussa chemin et traversa, méditatif, le quartier Latin. Des étudiants, qui le connaissaient un peu, le hélèrent à une terrasse de café, et l'invitèrent à prendre le vermouth de midi. Lui, doucement, refusa, prétextant qu'on l'attendait pour déjeuner.
Déjeuner! Ce mot à peine prononcé le fit frémir. Vingt ans, un lever matinal, le grand air, l'habitude des pas réglés! Dieu! Quel appétit! déjeuner!
Et cette préoccupation unique le hanta. Tout flambant, élégant, rutilant sous le soleil, avec son plumet versicolore, ses rouges épaulettes, son pantalon garance à bande bleue, il marchait roidement, traînant au fond de lui cette horrible idée fixe: on ne déjeune pas avec trente centimes.
Dans son souvenir, quelques noms d'amis, amphitryons possibles, surgirent. Mais la fatalité voulut qu'il n'en rencontrât aucun. Oh! le beau temps qui chasse les parisiens de leurs gîtes! Un peu plus, Georges aurait maudit le soleil.
Il se mit à vaguer, essayant pour tromper les heures lentes, de repasser quelques leçons d'histoire: le plan de campagne de Bonaparte en Italie; il tâcha de se bien remettre en mémoire les détails de la bataille de Marengo. Marengo? hélas! une mnémotechnie dérisoire obstinément ramenait sur ses lèvres la consonance: Veau Marengo. Maintenant il faisait six fois le tour de l'Odéon*. Chose étrange! la matinée y jetait comme une odeur de sauce madère, pourquoi? Puis à travers le jardin du Luxembourg*, singulièrement, les arbres exhalaient une incompréhensible odeur de poulet froid.
- Marchons, se dit-il, et fumons.
Dehors, grâce à d'interminables cigarettes, la soif peu à peu l'emporta sur la faim. Mais où donc boire pour 30 centimes? Rude problème! honteux et fatigué, il glissait le long des rues désertes: machinalement, sur les vitres des cafés borgnes, de tentantes annonces l'attiraient: bock à 20 centimes, punch à 25. Oh! l'oasis!
Et il était si facile d'avancer la main, de presser le bouton de la porte; mais, à la vue de son gant d'ordonnance, toute sa dignité Saint-Cyrienne le reprenait. Oh! là! non. Pourtant une crèmerie eut raison de ses hésitations: il entra, quatre sous de café noir, deux de pain. Pour rester plus longtemps assis, il feignit de lire le Petit Journal en fumant; mais, l’œil curieux de la patronne le força d'abandonner ce modeste abri: Saint-Cyrien errant, marche!
Dans ce quartier Saint-Sulpice*, partout le désert: les boutiques étalaient leur devanture, en lettres noires ou blanches, sur le fond brun, l'uniforme annonce: fermé les dimanches et fêtes.
Georges traversa la Seine. un bateau-mouche* qui passait, emportait, vers le Point-du-Jour*, cinq ou six plumets rouge et blanc, des coqs de Saint-Cyr. Veinards!
Rive droite, au grand jour, la vie renaissait, grouillante. Des hommes accompagnaient des femmes que le printemps éclairait, jolies. Des soldats badaudaient, heureux, les bras ballants. Tous allaient quelque part. Lui point. Alors, il résolut de se fixer un but: Ah! l'Arc-de-Triomphe*!
En traversant les Tuileries* un sentiment de jalousie lui vint à voir des gens assis sur des bancs.
Oh! esclave de la tenue! Pas de banc démocratique pour le jeune héros fatigué! pas même de Wallace* pour la soif!
L'avenue se pailletait le dog-cars ou de landaus. Le marquis de la 8e compagnie, conduisant lui-même, montait au grand trot. 



Il envoya de la tête un bonjour au camarade pédestre: Eh! hop! Le malheureux piéton, après avoir, derrière un massif, essuyé la poussière de ses bottes, en tapant dessus  avec son mouchoir, se mit à suivre lentement la voie qui mène à l'Arc-Triomphal de César-Bonaparte. A ce moment, il constata que le tabac commençait à baisser, et songea à l'économiser. Ce fut le plus dur.
Tout à coup vint à lui un passant, vieux, ridé, fané, honteux, qui lui tendait la main: "Mon lieutenant, pour un ancien soldat qui meurt de faim, charité, par pitié".
Une rougeur subite envahit le front du pauvre Saint-Cyrien;
- Pas de monnaie, répondit-il, brusquement avec un serrement de cœur.
Il tourna vivement sur ses talons, puis, se ravisant:
- Tenez, dit-il au vieux, prenez! cela calme la faim; et il lui laissa ce qui restait de tabac.

Un "fétard"!

Alors, maintenant, n'ayant dans le crâne qu'une sorte de bourdonnement de sommeil, Georges allait devant lui, par les rues noires, où, parmi les magasins fermés, seuls les marchands de vins rutilaient.
Il ne voyait plus rien, il ne songeait même plus au dîner.
Néanmoins, machinalement comme un être inconscient, il se rendit chez le cousin Philippe. Celui-ci n'était pas rentré. Prenant son courage à deux mains, le Saint-Cyrien demanda la double clé de l'appartement, faveur grande!, et monta dans le petit logement mesquin, transformé pour lui en saint asile. Là, enfin, débarrassé du soin de la tenue, et sentant renaître en lui la bête que le cant avait enchaînée, il se mit à fureter dans le buffet, et finit par découvrir sur une assiette quelques raisin secs, deux ou trois figues et des noisettes: les quatre mendiants*!
Georges s'en composa un repas succinct, but un verre d'eau et voluptueusement s'étendit dans un fauteuil
Le soir, à la gare, les autres, les joyeux, chantaient gaiement dans les wagons. Georges demeurait sombre.
- Allons donc, dit le jeune marquis, quand je t'ai aperçu, tu allais dans ta colonie étrangère, sans doute; maintenant te voila triste sur le coup des adieux. Tiens, bois de ce vieux rhum: ça console.
Le jeune homme en but un peu: comme cela le réconfortait, il en prit beaucoup; mais l'alcool tombant dans son estomac vide, le grisa rapidement. Seulement, à l'arrivée, faible et chancelant, il eut beau se raidir pour passer devant les officiers, un adjudant l'interrogea durement et, avec indignation, lui colla huit jours de salle de police. Ses camarades épiloguèrent.
- Quelle pistache! disait l'un
- Baste! répliquait un autre, il avait bien le droit d'être gris un soir de grande galette.
- Oui, mais il fait ses coups à la sourdine. Quel cachottier!
Dès lors, sa réputation de fameux viveur fut établie, il était devenu proverbial: nocer comme Georges!

                                                                                                                           Emile Goudeau.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 juin 1906.


* Nota de Célestin Mira:

* Shako:

Shako de l'Ecole militaire de Saint-Cyr, modèle 1872.

* Saint-Cyrien:



* Gare Montparnasse:

L'ancienne gare Montparnasse.

* Rue de Rennes:

La rue de rennes, vers 1900.

* Les Gobelins:



* Gennevilliers:



*L'Odéon:



* Jardin du Luxembourg:



* Saint Sulpice:



* Bateau-mouche:



* Le Point-du-Jour:



* Arc-de-Triomphe:


* Tuileries:



* Wallace:



* Les quatre mendiants:

Les quatre mendiants au Pont-au-Change.
Les quatre mendiants: les fruits secs représentent quatre ordres religieux
ayant fait vœu de pauvreté: les figues pour les Franciscains,
les noisettes pour les Carmes, les amandes pour les Dominicains
 et les raisins pour les Augustins.

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