Un mariage du grand monde.
- Edgard de Sivry!
- Nelly Beauchêne!
Cela se passait à Saint-Philippe du Roule en 1872*.
Il y avait donc foule dans l'église et jusque sous le portique du monument. Un somptueux équipage était placé devant la porte principale, tandis que des voitures sur plusieurs files stationnaient aux abords. Des cochers, des valets de pied étaient en pompeuse livrée, et portaient, selon l'usage importé d'Angleterre, des bouquets à leurs boutonnières.
Tous les auxiliaires de la cérémonie avaient un air de fête.
La messe finie, la plupart de ceux qui y avaient assisté sortaient de l'église pour regagner leurs voitures.
On cherchait la mariée des yeux.
C'était une jeune fille charmante, d'une taille régulière, d'une physionomie élevée et douce; ses pas étaient fermes et légers. Un mouvement de sympathie circulait dans la foule pendant le chemin qu'elle parcourait pour se rendre à sa voiture, dont les panneaux portaient un écusson connu dans le nobiliaire de France.
Quant à celui qui devenait son mari, c'était un jeune homme de grande distinction, élancé, svelte, mis avec une sévérité et une élégance modèle de bon goût. Sur son visage comme dans son maintien, se révélait une haute naissance. Le caractère de ses traits étaient la franchise et la dignité, qui se manifestaient toutefois sous une teinte très accusée de tristesse et de mélancolie.
- Voilà un bien beau couple! disait-on de tous côtés dans la foule.
En quelques instants, les voitures s'emplirent l'une après l'autre. Les mariés montèrent à leur tour dans leur équipage. Un grand valet plie le marchepied, ferme la portière, donne l'ordre au cocher. Ce dernier fouette ses chevaux. On part. Tout disparaît comme dans un rêve.
- En voilà deux qui ont tout ce qu'il faut pour être heureux, disait une voix.
- Ne vous pressez donc pas tant de parler, reprit un autre. Au contraire, ça me fait l'effet d'un de ces mariages sur l'avenir desquels il ne serait pas sage de compter.
Paris n'est plus bâti que de maisons de verre. Le premier venu sait sur le bout du doigt ce qui se passe chez autrui. Celui qui venait de parler, simple curieux, perdu dans la foule, raconta donc, en véritable initié, que ce mariage avait été contracté sous une espèce de pression.
Sans doute Edgard de Sivry appartient à une haute famille, mais son père passait pour avoir perdu une partie de sa fortune. C'était sur son instante prière que le jeune homme avait dû cesser d'être garçon.
La mariée était fille d'un riche banquier et, pour être comtesse, elle reconnaissait par un article du contrat que son mari lui apportait 500.000 francs dont elle n'avait pas même vu l'ombre. Mais qu'importait une affaire d'argent pour une jeune fille, riche et bien née, qui ne demandait qu'à vivre par le cœur?
Le narrateur faisait donc remarquer que c'était une union sans amour. Il ajoutait qu'il n'avait échappé à l'attention de personne que, pendant la bénédiction nuptiale, le marié avait été d'une certaine pâleur. Sa voix s'était à peine fait entendre quand il avait dû prononcer le oui solennel.
- Autre circonstance, poursuivit-il: le matin, tout le monde était réuni dans la maison de la fiancée, il s'est fait beaucoup attendre et sans qu'aucune bonne raison pût justifier ce retard.
Le surlendemain, les deux causeurs se rencontrèrent par hasard, au café de la Régence, dans la salle où l'on joue aux échecs*.
- Eh bien, que vous avais-je dit? reprit l'indiscret. Le fameux mariage d'avant-hier est déjà rompu. Il y a eu déchirement, tempête, scandale. Chacun commente l'événement à sa guise. Voici la version la plus accréditée. Je la tiens de bonne source et vous en garantis l'exactitude.
- Dites donc, alors.
- Il paraîtrait que, le matin même de son mariage, Edgard de Sivry, au moment de sortir de chez lui, reçut une lettre dont il dut prendre immédiatement connaissance.
- Ah! la lettre anonyme qui arrive à l'heure de tous les mariages?
- Non, celle-là était signée. L'écriture était d'une femme:
Edgard, puisque le bonheur de votre père l'exige, il faut bien que je consente à cette union, mais, vous le savez, ce sera à condition de me trouver toujours auprès de vous, que vous le veuillez ou non. Ce soir je serai chez vous, auprès de votre femme.
Anna Luce.
Post-Scriptum: - Si vous me rejetez, je me tuerai sous vos yeux.
- Diable! voilà un drame qui se corse.
Après la sortie de l'église, les deux jeunes gens étaient rentrés dans leur hôtel. Pendant tout le reste du jour, on observa que la tristesse du mari s'était accrue; il était préoccupé. Sa femme était trop timide, trop peu familière avec lui pour prendre l'initiative d'un entretien où son cœur eût voulu trouver à dissiper ses inquiétudes. Plusieurs fois, de son côté, le jeune homme avait fait une tentative pour parler; mais chaque fois son courage avait faibli, il pensa que tout explication verbale lui était impossible et se résolut d'écrire.
- Nelly, permettez-moi de m'absenter vingt minutes, après quoi je vous rejoindrai.
- Allez, mon ami.
A peine s'était-il retiré dans un cabinet qu'on vint annoncer à la jeune mariée que sa femme de chambre, malade, était hors d'état de remplir ses devoirs, elle se faisait remplacer par une de ses parentes auprès de sa maîtresse. Il faut ajouter que la famille avait demandé qu'aucune fête ne solennisât ce grand jour. Aussi, pour se conformer à son désir, les rares invités avaient quitté l'hôtel de bonne heure.
Deux heures sonnaient quand le mari reparut aux yeux de sa femme; il était dans un état de fièvre d'une personne qui a pris une résolution désespérée.
Tous ses gens avaient été congédiés, la nouvelle femme de chambre errait seule dans le vaste hôtel.
- Vous êtes indisposé, monsieur? dit la jeune femme d'une voix émue et en prenant la main de son mari.
- Non, madame, je ne suis pas indisposé, mais... mais j'ai un pénible secret à vous communiquer; peut-être aurais-je dû le faire plus tôt.
A ces mots, il tire une lettre de sa poche.
- Attendez que je me retire, ajouta-t-il, en voyant le mouvement qu'elle faisait pour la décacheter, lisez et pardonnez-moi.
En ce moment, la nouvelle femme de chambre entra inopinément sous le prétexte d'offrir des services à sa maîtresse. Déconcertée par sa présence, la jeune femme la renvoya aussitôt pour rester seule face à l'énigme étrange qui se posait devant elle en la glaçant d'effroi.
Elle s'assit troublée et incertaine. Enfin elle se décide, brise le cachet et reste anéantie. Son mari lui apprenait que son cœur n'était pas libre; une autre qu'elle avait acquis sur lui un empire absolu et fatal; et tant que cette passion vivrait, il croyait devoir séparer sa vie de la sienne.
Il est des choses qu'on ne voit pas du premier coup et qui vous apparaissent plus tard.
Après avoir lu la lettre si inattendue, Nelly Beauchêne se dit:
- Mais cette fille qui me sert, qu'est-elle donc? est-ce que ce ne serait pas...?
Cette créature, en effet, n'était autre que Mme Anna Luce, une jeune veuve, de la rue de Verneuil. Animée d'une passion violente, désespérée, folle, elle était parvenue à gagner la femme de chambre de la nouvelle mariée, dont la maladie n'était que feinte et c'était elle qui l'avait remplacée, le jour même du mariage.
Tout ce pot-aux-roses ayant été découvert, Nelly se fit reconduire chez ses parents, dès le jour même, ne voulant plus revoir Edgard de sa vie.
C'est une des cinq cent mille femmes qui demandaient à cor et à cri que M. Alfred Naquet* triomphât dans la campagne entreprise par lui pour le rétablissement du divorce.
Et à présent que M. Alfred Naquet a triomphé, il va y avoir divorce.
Philibert Audebrand.
La Vie populaire, jeudi 30 avtil 1885.
* Nota de Célestin Mira:
* Eglise de Saint-Philippe du Roule:
* Café de la Régence:
Café de la Régence. Salle des échecs, 1873. |
* Alfred Naquet:
Caricature d'Alfred Naquet. Alfred Naquet est l'auteur de la loi sur le divorce juridique de 1884, loi, initialement promue en 1792, puis supprimée par la suite. |
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