Translate

mercredi 19 avril 2017

Comment on métamorphose la misère.

Comment on métamorphose la misère.


Par les jours de beau temps, tous les amateurs du Paris pittoresque ont pu voir sur la berge, au long du Quai des Orfèvres, un spectacle qui ne manque pas d'originalité: un atelier de couture en plein air.
C'est là qu'on reprise les pantalons en dentelles, mais ce sont des pantalons d'hommes; un paletot usagé s'y transforme en veston; un fond de casquette y bouche un trou dans un fond de culotte; d'un sac, on fait un pardessus qui vous moule aussi bien qu'un suaire. Du lever du soleil, à cinq heures du soir, sauf quand il pleut, les clients se succèdent devant ce temple à ciel ouvert de l'élégance, où les ouvrières, des pauvresses assises sur une borne ou sur des cordages, pour quelques sous, font marcher l'aiguille.
Leurs habitués, ce sont les traîneurs des Halles, les pauvres vieux qui vendent la Presse devant la terrasse des cafés, les déclassés, les purotins, les sans-espoir, ceux qui sont fiers de leurs loques et qui s'en vont: crasseux comme des philosophes, humant la cuisine aux soupiraux des restaurants et la science dans les boîtes aux livres des quais.

L'ouvrier mal vêtu n'inspire pas confiance: on le prend pour un paresseux.

Un incident m'a remis ce spectacle en mémoire. Un incident, un de ces riens poignants et douloureux dont le vie de Paris est faite: en rentrant chez moi l'autre nuit, j'ai trouvé sur un banc un  garçon de trente ans qui pleurait, la tête cachée entre ses mains.
J'avais bien dîné. C'est une force qui permet d'être juste. Je m'arrêtai. L'inconnu avait à ses côtés un mouchoir, tout son bagage, le mouchoir à carreaux des trimardeurs, remplit de guigne et bourré de misère. L'homme sortait de l'hôpital après une maladie de trois mois. Mécanicien de son métier, depuis une semaine cherchant de l'ouvrage, il frappait vainement aux portes; depuis deux jours, il ne s'était rien mis sous la dent.
- Au moins, pensai-je, les condamnés, quand ils sortent de prison, ont quelque argent en poche. L'administration bienveillante leur répartit les bénéfices de leur travail; les convalescents qui sortent de l'hôpital n'ont rien...
- Leur bonne volonté, et c'est tout, reprit le mécanicien: cela ne suffit pas. Mal habillés, on nous ferme la porte au nez. "nous n'embauchons pas!..." répondent les patrons.
- Je sors de Necker, continua-t-il. Quand j'y entrai, mon costume était élimé mais propre... le costume d'un travailleur... Voyez dans quel état il me fut rendu! D'abord, je n'ai pas reconnu mes "frusques". J'ai réclamé: -"Y a pas d'erreur, c'est à toi, m'a dit l'infirmier: ça sort de l'étuve."
En effet, par mesure prophylactique, les vêtements de tous les hospitalisés sont passés par l'étuve. Il s'agit d'enrayer toute contagion possible. Mais en quel état cette opération si nécessaire ne met-elle pas souvent ce qui constitue l'unique fortune des assistés! Les habits de cet homme n'étaient plus qu'une pauvre chose informe et décolorée, étriquée, collant à ses membres comme s'il avait passé quinze jours sous la Seine avec ça...
- Venez, fis-je au mécanicien. Et nous partîmes. Demain je vous ferai habiller à neuf.
Pourtant, je ne le conduisis pas sur les quais. On m'avait parlé d'une oeuvre, le Vestiaire des Hôpitaux, que des personnes charitables avaient fondée dans le but spécial de vêtir les malades. C'était notre affaire.

La mise en oeuvre d'une belle idée.

Le numéro 23 de la rue des Grands-Augustins, siège de l'Oeuvre, est une maison d'antique apparence où s'engouffrent tout le long du jour des ombres miséreuses et lasses, des adolescents et des vieillards, des mères et des jeunes filles. 




L'observateur mal informé qui épierait ce mouvement pendant quelques heures serait surpris étrangement: les gens qui entrent sous cette porte n'en sortent plus jamais, où plutôt, ils s'en réchappent si transformés qu'ils se sont faits méconnaissables. Leur tête est haute, leur regard plein d'espoir: habillés de neuf, il semblerait qu'ils aient laissé là-haut leurs soucis et c'est le front serein qu'ils repartent vers des luttes nouvelles, comme vers un avenir plus heureux.




Cependant mon protégé avait monté derrière moi les deux étages qui conduisaient au Vestiaire. En deux mots, j'expliquai son histoire: on en demandait pas tant.
Une dame vêtue d'une blouse d'infirmière avait dit au travailleur: "Je vois ce qu'il vous faut, suivez-moi!" Et quand il revint à nous, le jeune ouvrier portait un beau pantalon de velours, des souliers neufs, un chaud veston de laine. Une cravate claire était nouée avec soin sur sa chemise de flanelle.
- Sauvez-vous, lui dit-on, en coupant court aux remerciements. Et bonne chance pour trouver du travail!
Ce souhait lui porta-t-il bonheur? C'est possible. Trois jours après, je l'ai su, la directrice du Vestiaire recevait une carte postale sur laquelle il annonçait la bonne nouvelle et disait toute sa reconnaissance.
Je n'étais pas fâché de voir de près le fonctionnement d'une entreprise qui rendait de si grands services. L'occasion était excellente.
Voici trois ans, un certain nombre de femmes de professeurs et de médecins des hôpitaux, émues des détresses dont elles entendaient si souvent parler, prirent la résolution de venir en aide aux malades désireux de retrouver du travail. Elles n'ignoraient pas que la tenue est un des éléments indispensables pour y réussir. Il fallait donc habiller les pauvres, le plus de pauvres possible et pour cela, constituer un vestiaire.
Une association se fonda dans ce but, groupant l'élite intellectuelle des femmes, sans aucune distinction d'opinion. Et, à elles toutes, elles réalisèrent un ingénieux système pour mener à bonne fin leur tentative. 
La directrice de l'oeuvre s'adjoignit cinq sous-directrices qui s'engagèrent à recruter elles-mêmes dix associées. Les associées devaient consentir à fournir chacune quatre objets d'habillements neufs et à les faire parvenir à leur sous-directrice qui transmettrait ces dons au siège de l'organisation.
Cela donnait, comme point de départ, 12.320 objets à répartir par an entre les mains des malades sortant de l'hôpital. Mais l'excellence de cette idée ne tarda pas à séduire beaucoup d'âmes sensibles, et de toutes parts, parvinrent des vêtements, neufs ou usagés, qui renforcèrent le stock primitif.
Aujourd'hui, après trois années d'existence, le nombre des malades assistés est considérable. La moyenne des objets distribués est, par jour, d'environ 80 à 90. Les effets usagés et qui ont besoin d'être réparés le sont par l'Assistance par le travail. Et quand parviennent à l'oeuvre des dons en argent, c'est encore à l'Assistance qu'on s'adresse pour la confection des vêtements qu'on distribuera plus tard. Ainsi, on sert deux causes à la fois. En peu de temps, le résultat dépassa les espérances, puisque l'année dernière, on ne distribua pas moins de vingt-et-un mille vêtements.
- Et encore, c'est insuffisant, me dit dans son enthousiasme, une des fondatrice du Vestiaire. Nous voudrions rendre de plus grands services encore... nos moyens, hélas! sont limités.


Donner, c'est bien. Réconforter, c'est mieux.

- Comment recrutez-vous vos malades?
- Un certain nombre de nos collaborateurs, les "enquêteuses", sont chargées des visites dans les hôpitaux. Elles s'informent avec tact des cas intéressants, car il faut agir avec circonspection et se méfier des "piliers" d'hôpitaux qui se feraient attribuer des vêtements pour les revendre ensuite. En outre, toutes les infortunes nous apitoient, nous nous attachons surtout à celles des travailleurs. Nous voulons leur remettre en main l'outil que la maladie leur arracha. Donner, c'est bien, tendre la main, c'est mieux. En habillant l'ouvrier convalescent, nous lui donnons le coup d'épaule qui lui fait retrouver sa place à l'atelier.
"Nos enquêteuses, il faut le dire à l'honneur du personnel de l'Assistance publique ont trouvé chez les surveillantes une aide efficace. Elles leurs remettent les bons à souche que celles-ci distribuent aux malades. Quand vient leur jour de sortie, ils se présentent chez nous."
Au cours de ces explications, on me guide vers une vaste salle, le magasin. Le long des murs sont alignées des étagères et des armoires où sont déposées tous les articles de lingerie, chemises d'homme et chemises de femme, des bas, des chaussettes, des souliers. Plus loin, ce sont les rayons de confection avec les complets de toutes les tailles et de tous les genres, les jupes, les corsages, les tabliers, les foulards, les casquettes et les chapeaux.
Je saisis un vêtement au hasard. C'est un pardessus. Quelque chose d'élégant dans la coupe me séduit et m'étonne:
- Un ouvrier, dis-je, ne s'habillerait pas ainsi.
- Assurément, me répondit-on. Mais notre "clientèle" est infinie et il faut penser à tout. Pouvons-nous contraindre un comptable, un étudiant, un avocat, un ingénieur à revêtir le veston de velours d'un menuisier? Je vous l'ai dit, toutes les classes de la société passent par ici. Et il a fallu s'adapter à chacune.
Et voici, sur un autre rayon, des cravates élégantes et des cols comme en portent nos dandys. Et elle a quelque chose d'attendrissant, cette sorte de charité qui a prévu le luxe, si indispensable à notre époque. Et la compréhension de cette nécessité d'adaptation à la "comédie humaine" m'a fait sentir plus encore l'intelligence qui préside à une telle oeuvre.


Quelques scènes touchantes d'un jour.

Nous étions parvenus dans une pièce où quelques assistés s'habillaient. Il y avait là un charpentier et un garçon frêle, dont la physionomie distinguée trahissait la culture intellectuelle. J'aurais voulu les interroger. Je ne m'en suis pas senti le courage. Leurs réponses, je les lisais dans leurs yeux émus. Aussi bien, n'aurai-je pas aimé à entendre le témoignage de leur reconnaissance. Le mot de charité, ici, n'est pas de mise. C'est une oeuvre de solidarité sociale avant tout. Et le sentiment d'avoir été juste porte en lui-même sa récompense.
Une scène pourtant, à laquelle j'assistai, était bien propre à attendrir jusqu'aux larmes.
Pendant ma visite, un père et sa fille, une mignonne enfant de huit ans, étaient venus. On les habilla séparément. Et quand ils se retrouvèrent face à face, la gamine, toute ravie, se précipita dans les bras de son père:
- Mon Dieu, papa, comme tu es beau! je ne te reconnais pas...
- Ma fille, comme tu es jolie, maintenant!...
Et plus loin, une jeune mère disait:
- Si vous voulez, ne donnez rien pour moi... je puis aller ainsi, donnez seulement pour mon enfant.
La misère avait "rendu" ce jour-là. A quatre heures, on avait habillé vingt et une personnes. Et je surprenais, à travers les salles encombrées, l'anxiété des femmes de l'Oeuvre qui me jetaient au passage: "La salle des malades qui attendent est pleine et notre vestiaire se dégarnit petit à petit... aurons-nous jamais assez?
Alors, un brave garçon qu'on habillait entendit ces mots et dit:
- Madame, je vous en prie, ne me donnez pas de chaussures. Les miennes sont encore assez bonnes. Gardez-les pour ceux qui en ont plus besoin que moi.
Et il fallut insister, employer presque la force pour les lui faire accepter.
Comment se recrutent les dons? Je vais vous le dire. Et je ne sais rien de plus touchant. Au cours de ma visite, on vint avertir une de ces femmes de cœur qui délaissent leurs plaisirs mondains pour se rendre utiles, qu'un colis venait d'arriver... un paquet, un gros paquet enveloppé dans des journaux. On l'éventre. Il contenait trois petits trousseaux de fillettes.
- Voilà, me dit-on alors, un des cadeaux qui nous attendrissent le plus. Il nous est adressé par un brave ouvrier de Ménilmontant, veuf et père de six jeunes filles, qui s'est intéressé à l'oeuvre après un article qu'il avait lu. Depuis trois ans, il nous envoie nos étrennes.
"Ce que peut cet homme sans fortune, je suis sûre, Monsieur, que vos lectrices le pourront aussi. Apprenez leur ce qu'est notre Vestiaire. Dites-leur bien que n'importe quels dons, les effets neufs ou usagés, ceux qu'on jette et qu'on pourrait réparer avec un peu de soin, nous rendront ici les plus grands services..." Voilà qui est fait.

                                                                                                              André Sauvignon.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 3 mai 1908.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire