Le "Palais Idéal".
A notre époque, où tout va si vite, même le découragement, il est consolant de constater qu'il y a encore des gens capables de patience, même, pour consacrer vingt-sept ans d'effort manuel à l'édification d'un rêve.
C'est le cas de M. Ferdinand Cheval. Son rêve a pris la forme d'un palais, et les vues que nous en donnons permettront à nos lecteurs de reconnaître que ce palais n'est point un château en Espagne. Il ne s'agit pas, ici, d'une construction chimérique: il s'agit, bel et bien, d'un idéal réalisé.
Le Facteur-Ingénieur-Architecte et son meilleur outil. Je suis la fidèle compagne Du travailleur intelligent Qui chaque jour, dans la campagne, Cherchait son petit contingent. |
Voilà ce qu'un cerveau humain a conçu, et voilà ce qu'un seul homme a exécuté. Il y a mis le temps, sans doute; mais le temps, en tel cas, ne fait rien à l'affaire, et, dans toute tentative artistique, c'est le résultat qui importe. Or, le résultat vous le voyez. est-ce grandiose? Ce n'est pas sans grandeur. Est-ce charmant? Ce n'est pas sans charme. En somme, c'est une oeuvre étonnante, plus encore par le détail que par l'ensemble, et, ce qui ajoute à son originalité, c'est qu'elle a pour architecte non pas un maçon, mais un facteur rural.
La grotte des trois géants. |
- Un facteur! direz-vous; et dans quelle contrée, en voit-on qui soient des magiciens? En Afrique, pays des mirages? En Asie, berceau des hallucinations?
Beaucoup moins loin. Ce magicien, qui est né à Charmes, dans la Drôme, a opéré dans son département. C'est à Hauterives qu'il s'est assuré une retraite glorieuse; c'est en France que ce Français s'est plus à honorer différentes nations, y compris la sienne, en leur empruntant les meilleurs modèles de leur architecture.
L'entrée de la Mosquée. |
Mais d'où peut lui venir ce goût cosmopolite? On pourrait supposer que M. Cheval, ayant vu l'exposition de 1900, la pittoresque rue des Nations, s'en est inspiré au point de l'imiter; eh bien! on se tromperait. Le Palais Idéal, comme conception, a précédé le Grand, le Petit Palais et toutes les bâtisses de la grande foire internationale. C'est en pleine nature, au cours des promenades qu'il effectuait pour son service, que notre rêveur eut sa vision. Quelle vision! Elle était si extraordinaire, même pour lui qu'il y pensa longtemps sans songer à l'édifier. Il n'osait même pas en parler à personne
Or, un jour, en chemin, il heurta, par hasard, une pierre... qui fut la première pierre de son monument. S'étant arrêté pour voir l'obstacle qui avait failli le faire tomber, il remarqua sa forme bizarre, son aspect décoratif, tant et si bien qu'il l'emporta chez lui. Le lendemain, notre homme, étant revenu au même endroit, en rapporta d'autres pierres qui, toutes, par leur configuration, l'incitaient à matérialiser la vision qui l'obsédait. Dès lors, il se mit à l'oeuvre. Chaque jour, il rapporta, de sa tournée, trente à quarante kilos de matériaux; chaque jour, il occupa toutes ses heures libres à façonner sa chimère, et c'est ainsi que sa chimère est devenue une réalité.
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Le monument mesure: façade Est, vingt-six mètres de longueur;
Le "Palais Idéal": Façade Est. |
façade Ouest, vingt-six mètres;
Le "Palais Idéal": Façade Ouest. |
façade Nord, quatorze mètres;
Le "Palais Idéal": Façade Nord. |
façade Sud, dix mètres;
Le "Palais Idéal": Façade Sud. |
avec une longueur moyenne de douze mètres et de dix mètres de haut. Entre les façades Ouest et Est, existe une galerie de vingt mètres sur un mètre cinquante, où des types d'animaux et de plantes, fort bien représentés, font voisiner l'ancien temps avec le nouveau. Du même côté, au milieu du palais, on voit une terrasse de vingt-trois mètres sur huit mètres, à laquelle on accède par quatre escaliers.
La façade la plus remarquable est celle où s'élèvent: une mosquée arabe, un temple hindou, un château moyen âge, un chalet suisse; enfin la Maison blanche et la Maison Carrée, d'Alger.
Quelle variété! si l'oeuvre est l'image du cerveau, quel cerveau de poète possède notre facteur! Veuillez remarquer qu'entre deux édifices d'aspect connu et exactement reconstitué (ce qui déjà, pour un amateur, est un assez joli tour de force), il y a des monuments qui ne sont d'aucun style, ce qui revient à dire qu'ils sont d'un style original. Et veuillez constater, en outre, que cette originalité, tout en étant faite d'emprunts, comme l'est, forcément, tout style, qu'il soit architectural ou épistolaire, n'en possède pas moins l'attrait d'une chose nouvelle, c'est à dire personnelle. Or, la "personnalité" est la marque réelle du poète, et nous ne serions pas surpris que, depuis l'achèvement du Palais Idéal, les fées, amies des poètes, vinssent, la nuit, au clair de lune, rendre visite au magicien qui, entre les forêts d'Orient et les bois de Brocéliande, a su disposer, pour leur course à travers le monde, une halte digne d'elles.
L'ensemble a exigé, nous l'avons dit, vingt-sept ans de travail opiniâtre. Cheval a employé trois mille cinq cents sacs de chaux ou ciment, soit mille mètres cubes de maçonnerie. Et voici, au surplus, comment l'auteur, qui taquine également la Muse, juge son oeuvre:
Mon palais.
Auteur de l'oeuvre de génie
Qu'avec plaisir nous contemplons
Oh! dis-nous par quelle magie,
Tu fis ce que nous admirons.
Pour faire cette oeuvre sublime
Dont le monde est émerveillé
Poussé par une ardeur intime
Vingt-sept ans j'y ai travaillé.
Le matin, dès que l'alouette
Entonnait son joyeux refrain,
Poussant ma fidèle brouette,
Je partais chercher mon butin.
Réunissant pierre sur pierre,
Je fis ce palais sans égal,
Décoré par la France entière
Du nom de "Palais Idéal".
Bravant la chaleur, la froidure
Et même l'ouvrage du Temps,
Je forçai parfois la nature
Et triomphai des éléments.
Par cela, j'apprends à tout âge
Qu'en se montrant persévérant,
Laborieux, plein de courage,
On arrive à tout, sûrement.
C'est la morale de cette histoire, et c'est vraiment un bel exemple que celui d'un rêveur qui, à force de volonté, réussit à faire, d'une pierre d'achoppement, la pierre d'angle de tout un idéal.
Du-Puy-Sanières.
Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 2 août 1908.
Nota du Célestin Mira:
Ferdinand Cheval en famille. |
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