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mardi 22 mai 2018

Un bouquiniste.

Un bouquiniste.

Durant plus d'un demi-siècle, il posa ses boîtes sur le parapet du quai Malaquet*, vis-à-vis de l'hôtel de Chimay. Au déclin de son humble vie, travaillé du vent, de la pluie et du soleil, il ressemblait à ces statues de pierre que le temps ronge sous les porches des églises. Il se tenait debout encore, mais il se faisait chaque jour plus menu et plus semblable à cette poussière en laquelle toutes formes terrestres se perdent. Il survivait à tout ce qui l'avait approché et connu. Son étalage, comme un verger désert, retournait à la nature. Les feuilles des arbres s'y mêlaient aux feuilles de papier, et les oiseaux du ciel y laissaient tomber ce qui fit perdre la vue au vieillard Tobie, endormi dans son jardin*.
L'on craignait que le vent d'automne, qui fait tourbillonner sur les quais les semences des platanes avec les grains d'avoine échappé aux musettes des chevaux, un jour, n'emportât dans la Seine les bouquins et le bouquiniste. Pourtant, il ne mourut point dans l'air vif et riant du quai où il avait vécu. On le trouva mort, un matin, dans la soupente où, chaque nuit, il allait dormir.
Je le connus dans mon enfance, et je puis affirmé que le trafic était le moindre de ses soucis. Mais il ne faut pas croire que M. Debas fût alors l'être inerte et morne qu'il devint quand le temps le métamorphosa en bouquiniste de pierre. Il montrait, au contraire dans son âge mûr, une agilité merveilleuse d'esprit et de corps, et il abondait en travaux.
Il avait épousé une personne très douce et si simple d'esprit que les enfants, dans la rue, la poursuivait de leurs moqueries, sans parvenir à troubler cette âme innocente.
Laissant sa bonne femme garder ses boîtes de l'air et du coeur dont une fille de la campagne paît ses oies, M. Debas accomplissait des tâches nombreuses et très diverses qu'un même homme n'entreprend point d'ordinaire. Et toutes ses œuvres étaient inspirées par l'amour du prochain. Cette charité faisait l'unité de sa vie dispersée. Comme il avait une belle voix de ténor, il chantait le dimanche, les vêpres dans la chapelle des Petites Sœurs des pauvres; scribe et calligraphe, il écrivait des lettres pour des servantes et faisait des écriteaux pour des marchands ambulants. Habile à manier la scie et la varlope, il fabriqua des vitrines pour la marchande de lunettes en plein vent, Mme Petit, dont le mari était allé chercher de l'or en Californie et y avait péri de fatigue et de faim. Avec du papier, de la ficelle et de l'osier, il faisait pour les petits garçons des cerfs-volants qu'il lançait lui-même dans l'ait agité de septembre.
Chaque année, au retour de l'hiver, il montait les poêles dans les mansardes avec autant d'adresse que le meilleur patron fumiste.
Il connaissait assez de médecine pour donner les premiers secours aux blessés, aux épileptiques et aux noyés. S'il voyait un ivrogne chanceler et choir, il le relevait et le réprimandait. Il se jetait à la tête des chevaux emportés et se mettait à la poursuite des chiens enragés. Sa providence s'étendait sur les riches et les heureux. Il mettait leur vin en bouteille, sans recevoir de récompense. Et, lorsqu'une dame du quai Malaquais s'affligeait à cause de son perroquet ou de son serin envolé, il courait sur les toits, grimpait sur les cheminées et rattrapait l'oiseau, au regard de la foule attentive. Le catalogue de ses travaux ressemblait au poème gnomique d'Hésiode. M. Debas pratiquait tous les arts pour l'amour des hommes.
Mais sa plus grande occupation était de veiller sur la chose publique. A cet égard, il vécut ainsi qu'un homme de Plutarque. D'âme généreuse, passant ses journées en plein air, déjeunant et soupant sur un banc, il s'était fait des mœurs dignes d'un Athénien. La grandeur et la félicité de sa patrie faisaient le souci de toutes ses heures.
L'empereur, en vingt ans de règne, ne put le contenter une fois. M. Debas déclamait contre le tyran avec une éloquence naturelle ornée de lambeaux de rhétorique, car il avait des lettres et lisait parfois des livres qu'il ne vendait jamais. Bien qu'il eût le goût noble, il donnait souvent à ses indignations un tour familier. N'étant séparé que par la rivière du palais sur lequel le drapeau tricolore annonçait la présence du souverain, il se trouvait, par le voisinage, sur un pied d'intimité avec celui qu'il appelait  le locataire des Tuileries. L'empereur passait quelquefois à pied devant l'étalage de M. Debas.
M. Octave Uzanne nous a gardé le souvenir d'une promenade que Napoléon III, au début de son principat, fit, en compagnie d'une aide de camp, sur le quai Voltaire. C'était un jour gris et froid d'hiver. Le bouquiniste dont l'étalage s'étendait entre une des statues du quai des Saints-Pères et les boîtes de M. Debas était alors un vieux philosophe assez semblable, par le caractère, aux cyniques du déclin de la Grèce. Il avait de commun avec son voisin le mépris du gain et une sagesse supérieure. Mais la sienne était inerte et taciturne. Quand l'empereur passa devant lui, le bonhomme brûlait un volume dans une marmite pour chauffer ses vieilles mains. Tel ce beau terme de marbre qu'on voit sous un marronnier des Tuileries, figure d'un vieillard tendant la main sur la flamme d'un réchaud qu'il presse contre sa poitrine. Curieux de connaître les livres dont le libraire se chauffait, Napoléon ordonna à son aide de camp de s'en informer. 
Celui-ci obéit et revint dire à César:
- Ce sont les Victoires et Conquêtes.

                                                                                                                 Anatole France.
                                                                                                          de l'Académie française.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 22 novembre 1908.

* Nota de Célestin Mira:


Bouquinistes sur le quai Malaquais, vers 1900.



Bouquinistes sur le quai Malaquais, vers 1900.



Image colorisée.


*   


Tobie guérissant son père, Tobie le vieux,
devenu aveugle après avoir reçu de la fiente d'oiseaux dans les yeux.
Bernardo Strozzi, (1581-1644) Venise.

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