La vallée de Bethmale (Ariège).
En notre temps fiévreusement progressif et inéluctablement modificateur, où les plus curieux débris des mœurs passés s'estompent dans l'épaississant brouillard des souvenirs d'antan, il est toujours opportun de signaler ceux qui persistent encore intacts et aisément visibles.
L'un des plus attirants est cette vallée de Bethmale dans l'Ariège, dès longtemps connue et appréciée des ethnographes, mais qui fut, on peut le dire, vraiment révélée aux Parisiens il y a peu d'années, par le bel opéra d'Alfred Bruneau, Messidor*. Ce qu'on vit alors sur notre grande scène nationale de musique, ces costumes, chatoyants de couleurs et singuliers de formes, ces usages pastoraux maintenus dans l'isolement de la montagne, cette peuplade fermée, en quelque sorte, intangible à la civilisation moderne, on peut le contempler en pleine France, entre Toulouse et Foix, à trois heures de Saint-Girons!
Une brochure, devenue rare (1), a fait connaître, il y a vingt ans, tout ce qu'on sait des Bethmalais, en résumé ceci: dans l'ancien pays de Couserans, le torrent de Balamet arrose le frais val de Bethmale, non loin de la pyramide du Mont-Vallier (2839 m.), long de 14 km, large de 7 et couvrant 4621 hectares. Les parchemins du XVIIe siècle écrivent Valmale, et l'indigène dit encore Bammale, ce qui a fait croire à l'épithète Vallis-Malla, nullement adéquate à la réalité des choses. Son terrain de gneiss granitoïde aisément désagrégeable, et la pluviosité du climat assurent la fertilité des champs et la fraîcheur des prairies, grâce à la douceur des pentes. Aucun village ne s'appelle Bethmale, nom réservé à la vallée et au lac très poissonneux qui la termine sur les hauteurs, environné de sept autres petits laquets. Le chef-lieu est Ayet et les autres agglomérations Arrien, Villargeix, Aret, Tournac, Samortein.
Les Bethalmais n'ont pas d'histoire, sauf deux inscriptions funéraires romaines, et leur révolte de 1848 contre un maire imposé par le gouvernement provisoire et qui n'était point des leurs: ce jour-là 300 jeunes hommes armés de bâtons descendirent à Castillon aux cris de "notre ancien maire ou la mort", réclamer le chef destitué, qu'il fallut leur rendre triomphant; mais les légendaires récits ne manquent point!
D'architecture et d'art nulle trace non plus, sauf les grands retables à l'espagnole des églises d'Ayet et d'Arrien. Le paysage est sans grand attrait, comme la plupart de ceux du granit. Mais ce qui, de nos jours, rend Bethalme unique en Francen c'est le costume des habitants (1835 en 1886).
Pour l'homme, une calotte rouge et bleue brodée de soie et pailletée d'or, le tricot blanc à liseré de velours et tout semé d'arabesques, le gilet blanc, la chemise à col brodé, l'étroite culotte et les guêtres à jarretières de soie; enfin les fameux sabots à pointes recourbées comme les poulaines du moyen âge.
Pour les femmes, une cornette de lin sous une coiffe rouge très ornée, serrée par un ruban de velours, une veste aux avants-bras découverts, une courte jupe à très petits plis, un grand foulard à ramages couvrant les épaules, et, brochant sur le tout, le tablier très historié à larges rubans de soie; le sabot si recourbé est constellé de clous de cuivre figurant divers dessins; on en grave artistement les brides de fer. Quant aux couleurs, elles sont sans règle, sauf certaine préférence pour un ensemble rouge, et sauf aussi l'espèce d'uniforme des filles d'Arrien, simplement noir et vert, mais d'un grand effet par sa pureté et la beauté de ses broderies.
Pour les enfants la coiffure est spéciale, la calotte ou cascarinet chargé de rubans, paillettes et boutons polychromes
C'est localement, et dans la maison même que les Bethmalais font leurs hardes. Les collectionneurs ne sauraient se les procurer qu'en achetant un complet usagé. Aussi commencent-ils à disparaître; les riches familles de Toulouse engagent les Bethalmaises comme nourrices, qui, vendant leur défroque aux curieux de la ville, ramènent au village les modes dites parisiennes (?).
Déjà, ce n'est plus guère que le dimanche que tout Bethmale est en habit local, trop mêlé de canotiers, vestons et costumes tailleurs; encore visible cependant plus souvent et plus nombreux que les vrais atours de la Forêt Noire et de la vallée d'Ossau, qui ne sortent plus guère qu'à Pâques et à l'Assomption. Qu'on se hâte donc si l'on veut voir ces curieuses assemblées à leur déclin, et surtout à la sortie de la messe d'Ayet ou d'Arrien.
Cau d'Urban nous a dépeint le Bethmalais conne "berger par vocation, chasseur par accident, agriculteur pour l'entretien de la famille seulement", sans aptitude pour le commerce, dépourvu d'ailleurs de tout élément d'échange, superstitieux et ami du merveilleux. Émigrant à regret, il vit sur lui-même, gardant force anciens usages, par exemple la capture simulée de la fiancée avant le mariage, et parlant un gascon influencé de catalan.
Mais tout cela s'éloigne à grands coups d'aile et bientôt sans doute, il ne sera plus vrai de dire avec Cau d'Urban:
"Le travail des champs incombe aux femmes; l'homme le dédaigne par fierté et par crainte d'une fatigue à laquelle ne le dispose guère l'oisiveté de ses habitudes nomades...
Satisfait de sa condition, le Bethmalais ne cherche pas à la modifier par les améliorations du progrès moderne et, peut être, cet homme est-il heureux parce qu'il pense l'être"
En juillet 1907 pour obtenir le groupement photographique de la dizaine de fillettes ci-dessus, il m'en coûta pas moins de 0,50 fr. par tête, sous prétexte que c'était "pour tirer des cartes postales".
Telle est l'infiltration du progrès. Et cependant, j'ai trouvé grand charme encore, et la saveur d'un milieu ignoré, dans ces longues théories de femmes en cornettes blanches, inclinées sur les croix du cimetière, ou descendant la longue rampe de l'église du village.
E.-A. Martel.
La Nature, 31 octobre 1908.
(1) Abbé David Cau d'Urban, vallée de Bethmale (Ariège), in-8°, 45 p. avec deux photographies de Félix Regnault dont l'une est reproduite ici (procession). Toulouse, A. Regnault et fils, éditeurs 1887.
* Nota de Célestin Mira:
Types de Bethmalais. |
Une brochure, devenue rare (1), a fait connaître, il y a vingt ans, tout ce qu'on sait des Bethmalais, en résumé ceci: dans l'ancien pays de Couserans, le torrent de Balamet arrose le frais val de Bethmale, non loin de la pyramide du Mont-Vallier (2839 m.), long de 14 km, large de 7 et couvrant 4621 hectares. Les parchemins du XVIIe siècle écrivent Valmale, et l'indigène dit encore Bammale, ce qui a fait croire à l'épithète Vallis-Malla, nullement adéquate à la réalité des choses. Son terrain de gneiss granitoïde aisément désagrégeable, et la pluviosité du climat assurent la fertilité des champs et la fraîcheur des prairies, grâce à la douceur des pentes. Aucun village ne s'appelle Bethmale, nom réservé à la vallée et au lac très poissonneux qui la termine sur les hauteurs, environné de sept autres petits laquets. Le chef-lieu est Ayet et les autres agglomérations Arrien, Villargeix, Aret, Tournac, Samortein.
Les Bethalmais n'ont pas d'histoire, sauf deux inscriptions funéraires romaines, et leur révolte de 1848 contre un maire imposé par le gouvernement provisoire et qui n'était point des leurs: ce jour-là 300 jeunes hommes armés de bâtons descendirent à Castillon aux cris de "notre ancien maire ou la mort", réclamer le chef destitué, qu'il fallut leur rendre triomphant; mais les légendaires récits ne manquent point!
D'architecture et d'art nulle trace non plus, sauf les grands retables à l'espagnole des églises d'Ayet et d'Arrien. Le paysage est sans grand attrait, comme la plupart de ceux du granit. Mais ce qui, de nos jours, rend Bethalme unique en Francen c'est le costume des habitants (1835 en 1886).
Pour l'homme, une calotte rouge et bleue brodée de soie et pailletée d'or, le tricot blanc à liseré de velours et tout semé d'arabesques, le gilet blanc, la chemise à col brodé, l'étroite culotte et les guêtres à jarretières de soie; enfin les fameux sabots à pointes recourbées comme les poulaines du moyen âge.
Pour les femmes, une cornette de lin sous une coiffe rouge très ornée, serrée par un ruban de velours, une veste aux avants-bras découverts, une courte jupe à très petits plis, un grand foulard à ramages couvrant les épaules, et, brochant sur le tout, le tablier très historié à larges rubans de soie; le sabot si recourbé est constellé de clous de cuivre figurant divers dessins; on en grave artistement les brides de fer. Quant aux couleurs, elles sont sans règle, sauf certaine préférence pour un ensemble rouge, et sauf aussi l'espèce d'uniforme des filles d'Arrien, simplement noir et vert, mais d'un grand effet par sa pureté et la beauté de ses broderies.
Pour les enfants la coiffure est spéciale, la calotte ou cascarinet chargé de rubans, paillettes et boutons polychromes
C'est localement, et dans la maison même que les Bethmalais font leurs hardes. Les collectionneurs ne sauraient se les procurer qu'en achetant un complet usagé. Aussi commencent-ils à disparaître; les riches familles de Toulouse engagent les Bethalmaises comme nourrices, qui, vendant leur défroque aux curieux de la ville, ramènent au village les modes dites parisiennes (?).
La procession du dimanche. |
Déjà, ce n'est plus guère que le dimanche que tout Bethmale est en habit local, trop mêlé de canotiers, vestons et costumes tailleurs; encore visible cependant plus souvent et plus nombreux que les vrais atours de la Forêt Noire et de la vallée d'Ossau, qui ne sortent plus guère qu'à Pâques et à l'Assomption. Qu'on se hâte donc si l'on veut voir ces curieuses assemblées à leur déclin, et surtout à la sortie de la messe d'Ayet ou d'Arrien.
Cau d'Urban nous a dépeint le Bethmalais conne "berger par vocation, chasseur par accident, agriculteur pour l'entretien de la famille seulement", sans aptitude pour le commerce, dépourvu d'ailleurs de tout élément d'échange, superstitieux et ami du merveilleux. Émigrant à regret, il vit sur lui-même, gardant force anciens usages, par exemple la capture simulée de la fiancée avant le mariage, et parlant un gascon influencé de catalan.
Mais tout cela s'éloigne à grands coups d'aile et bientôt sans doute, il ne sera plus vrai de dire avec Cau d'Urban:
"Le travail des champs incombe aux femmes; l'homme le dédaigne par fierté et par crainte d'une fatigue à laquelle ne le dispose guère l'oisiveté de ses habitudes nomades...
Satisfait de sa condition, le Bethmalais ne cherche pas à la modifier par les améliorations du progrès moderne et, peut être, cet homme est-il heureux parce qu'il pense l'être"
Groupe de fillettes. |
En juillet 1907 pour obtenir le groupement photographique de la dizaine de fillettes ci-dessus, il m'en coûta pas moins de 0,50 fr. par tête, sous prétexte que c'était "pour tirer des cartes postales".
Telle est l'infiltration du progrès. Et cependant, j'ai trouvé grand charme encore, et la saveur d'un milieu ignoré, dans ces longues théories de femmes en cornettes blanches, inclinées sur les croix du cimetière, ou descendant la longue rampe de l'église du village.
Le cimetière. |
E.-A. Martel.
La Nature, 31 octobre 1908.
(1) Abbé David Cau d'Urban, vallée de Bethmale (Ariège), in-8°, 45 p. avec deux photographies de Félix Regnault dont l'une est reproduite ici (procession). Toulouse, A. Regnault et fils, éditeurs 1887.
* Nota de Célestin Mira:
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