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vendredi 25 mai 2018

Un grand dîner en Chine.

Un grand dîner en Chine.


Le lendemain de notre arrivée à Canton, nous fûmes invités à dîner par un grand négociant, qui nous laissa le choix de prendre le repas à l'européenne ou à la chinoise: nous acceptâmes son invitation, et choisîmes naturellement le dîner chinois. En voici la description, d'après des notes trouvées dans mon carnet de voyage et complétées par mes souvenirs.
Ouan-Li, ainsi s'appelait notre amphitryon, avait dépassé la soixantaine. Il avait, disait-il, "trois enfants et trois filles". Sa maison était très vaste et son magasin immense. Il n'y avait pas grand luxe chez lui, mais tout annonçait l'aisance.
On nous fit monter au premier étage, où il nous reçut dans une chambre, presque tout entourée de portes, de fenêtres et de terrasses. Dans le fond, une espèce de galerie donnait sur une cour intérieure. Vis-à-vis étaient les jalousies de ses appartements; mais on n'y put apercevoir personne, quoique très probablement on vît de là dans la salle. Le devant s'ouvrait sur une terrasse donnant sur la rivière. Quelques bancs ou canapés de bambou étaient disposés en divers sens dans la salle; au milieu étaient deux tables à manger en carré long, placées dans leur longueur à la suite l'une de l'autre, avec un intervalle entre deux, pour laisser passer les domestiques.
Nous étions cinq à table. Aux deux extrémités étaient deux fauteuils, plus grands, plus élevés que les autres, et bien garnis de coussins; l'un était pour mon compagnon de voyage, M. Jules S..., l'autre pour moi. Ces fauteuils étaient tout en bois, et avaient le dossier très haut. Comme c'était grand gala, on avait orné ces dossiers d'étoffe rouge, bordée d'un galon de laine. 
Au lieu de nappes blanches, les tables étaient couvertes de châles fins en toile de coton imprimés, d'un fond vert-pomme, avec des bordures et des palmes aux quatre coins. Chaque nappe avait été coupée exprès dans une pièce de châles imprimés. Nous avions chacun notre serviette d'Europe, blanche. Devant nous étaient placées: une petite assiette à dessert en porcelaine bleue et blanche, une soucoupe renversée dessus et une très petite tasse qu'on nous remplit de vin chinois chaud; c'est un vin fabriqué avec du riz et d'autres ingrédients, et qui est fortifiant. Après nous être salués, nous bûmes notre vin chaud; puis on enleva les tasses pour les mettre à côté de nous, et on les remplissait continuellement; notre hôte nous laissait le choix de boire des vins d'Europe, dont la table était bien fournie, tels que Bordeaux, Madère, Cherry, Porto.
Nous avions des cuillers et des fourchettes d'argent, ainsi que des baguettes ou bâtonnets d'ivoire; nous ne tardâmes pas à reconnaître notre inexpérience à manœuvrer ces derniers ustensiles et nous renonçâmes à nous en servir, admirant, avec une certaine jalousie, la dextérité des autres convives.
Chaque table était couverte de vingt et un plats ou compotiers de fruits secs, confits, de confitures et de sucreries. Quand nous en eûmes un peu mangé, on commença à servir le dîner, non pas en le plaçant sur la table, mais en nous apportant à chacun une tasse remplie de mets qui variaient chaque fois qu'on la changeait. Le premier était une sorte de soupe préparée avec ces fameux nids d'hirondelles qui font la gloire épicurienne des Chinois, avec un bon bouillon et deux œufs de pluvier dans chaque tasse; un autre était des nageoires de requins, aussi en potage. Outre une vingtaine d'autre mets, tous très succulents et très recherchés, mais que je ne pus reconnaître, il faut citer, dans un grand nombre de saucières en porcelaine peinte, divers hors-d'oeuvre froids, tels que des vers de terre salés, préparés et fumés et du jambon coupé en tranche excessivement minces. On servit ensuite ce que les Chinois appelle du "cuir japonais", espèce de peau foncée, assez dure. Nous remarquâmes, nageant dans des sauces variées, des œufs de pigeons cuits au jus; des canards et des poulets, coupés par très petites tranches et arrosés d'une sauce noirâtre; d'énormes grules (poissons de mer d'une espèce particulière), des crabes et des crevettes pilées, et surtout un service de peau de pieds de canards, enlevés de dessus les os, sans être déformés, et pour lequel on avait du déchausser de cinquante à quatre-vingt canards. Il y avait plusieurs plats composés d'intestins d'animaux et des croquets. A la longue série des ragoûts, avait bientôt succédé une quantité pareille de mets, au poisson, au tripang du porc, au mouton, que l'on tirait d'une grande jatte pour les servir sur des petites assiettes. Tous ces aliments étaient escortés d'assaisonnements divers, parmi lesquels se reconnaissait la liqueur nommée soy, tirée des fèves de Japon et adoptée depuis longtemps par les gourmets d'Europe pour ranimer leur appétit blasé ou endormi.
La table fut ensuite couverte d'une trentaine de plats de pâtisserie, au milieu desquels trônait une salade composée des filaments les plus tendres du bambou. Enfin vint un dessert de fruits secs et de confitures, suivi d'un autre dessert de fruits crus de toutes les latitudes. Est-ce amour-propre du sol natal? Je dois avouer que les noisettes et les châtaignes, petites et inférieures, nous firent regretter celles du Dauphiné.
Tout ce menu, qui devait comprendre deux cents plats au moins, et qui dura fort longtemps, était arrosé de libations continuelles, accompagnées chacune de salutations très sérieuses. Pour boire à la santé de quelqu'un, l'on prend son verre à pied, comme de coutume de la main droite, on y ajoute la main gauche  comme s'il était bien pesant, on avance son verre du côté de celui à qui on s'adresse, et qui en fait autant; on le salue et l'on boit. Un Chinois qui sait vivre ne pose pas son verre immédiatement après avoir bu, mais il vous salue de nouveau, et attend que vous ayez posé votre verre pour poser le sien, comme pour demander la permission de terminer le salut. Au repas, on sert alternativement du vin d'Europe, du vin de Chine chaud et du thé.
Notre domesticité d'Europe n'a rien a envier à celle de Chine, au contraire. Les gens qui nous servaient à table laissaient beaucoup à désirer sous le rapport de la tenue, et même, disons-le, de la propreté. Parfois, ils se permettaient de parler à haute voix pendant le service. Quand Ouan-Li avait vu que nous ne voulions plus manger, il avait donné l'ordre d'apporter autre chose, et les domestiques avaient défilé autour des tables avec une procession de volailles entières, rôties ou étuvées; personne n'y ayant touché, ils les remportèrent en murmurant des phrases inintelligibles.
Peu à peu, la conversation était devenue fort animée et assez bruyante. Mon plus proche voisin, peu accoutumé à une joie aussi expansive, était surtout ravi et témoignait sa satisfaction par de gros éclats de rire auxquels se joignaient incessamment le bruit sonore de son estomac quelque peu surchargé. Selon l'usage reçu par les Chinois, nous aurions dû suivre cet exemple, pour prouver que notre appétit avait été amplement satisfait, mais nous ne pûmes nous y résoudre. Cette coutume peu délicate, qui, en France, paraîtrait plus que singulière et impolie pour ne pas dire plus, se retrouve d'ailleurs à Manille, mêmes dans les hautes classes. On voit qu'elle n'est pas particulière au Céleste-Empire.
Le thé se prolongea encore pendant plus d'une heure.

                                                                                                                F. Depéage.

Journal des voyages, dimanche 4 août 1889.

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