Djeddah.
14 janvier 1859.
Monsieur,
J'ai l'honneur de vous adresser ci-joint trois croquis auxquels les derniers événements politiques de la mer Rouge donnent un certain intérêt: le premier représente le consulat français à Djeddah, tel que l'a laissé le pillage du 15 juin dernier.
Vous pourrez mettre sous les yeux de vos lecteurs la maison où s'est passé le drame sanglant dont nous venons d'obtenir satisfaction, et vous leur donnerez en même temps un échantillon de l'architecture d'une ville de la côte d'Arabie. C'est par les fenêtres du rez-de-chaussée, aujourd'hui murées, qu'on pénétré les assassins; le kiosque représenté au fond du croquis, à droite, indique la demeure du colonel d'artillerie Hassan-Bey, chez qui M. Emerat a trouvé un refuge après son héroïque défense.
Le second croquis est pris en dehors de la ville, près de la porte de Médine; il représente l'intérieur d'un cimetière qui, entre autres morts illustres, aurait, d'après une chronique dont l'origine est difficile à établir, l'insigne honneur de renfermer les restes de notre aïeule à tous, d’Ève.
Depuis quand cette croyance s'est-elle établie, et sur quoi repose-t-elle? Voilà des difficultés que je n'ai pu résoudre, malgré bon nombre de questions adressées aux anciens et aux érudits de la localité; ils croient fermement que là repose la première femme, et ils ont l'air très-étonné qu'on puisse en douter. Il est si commode et si facile de croire jusqu'à preuve du contraire, que j'ai fait comme eux, et je me suis incliné devant l'autorité des inscriptions arabes qui rappellent philosophiquement aux pèlerins, devant la cendre de la mère commune, qu'ils doivent être tous frères. Quoi qu'il en soit, l'espèce humaine a terriblement dégénéré depuis les premiers âges, car l'épouse d'Adam, d'après les dimensions de son tombeau n'aurait pas eu moins de cent soixante mètres de haut. La tête repose sous le pavillon de maçonnerie à droite du dessin, sous l'unique dattier qu'il y ait peut être à dix lieues à la ronde, tant les environs de Djeddah sont boisés. Sur l'ombilic s'élève la petite mosquée à coupole ronde; les pieds s'allongent en arrière jusqu'au mur d'enceinte. Tout le corps est renfermé entre deux petits murs parallèles qui courent d'un bout à l'autre.
En entrant dans la mosquée, on est introduit dans une chambre ronde, au-dessous de la coupole, et au centre de laquelle, entourée d'une grille et recouverte d'une draperie de soie verte brodée d'or, se trouve une pierre noire qui marquerait exactement la place de l'ombilic d’Ève, et sur laquelle les pèlerins sont admis à déposer respectueusement un baiser filial. Sur les murs sont des tentures, également en soie verte, des tableaux où sont inscrits des versets du Coran et des maximes religieuses; à la voûte sont suspendues des lampes en verre coloré de formes diverses.
Dans une autre pièce attenante à ce sanctuaire, la dernière sultane Validé, qui est morte pendant son pèlerinage à la Mecque, a l'honneur de reposer à côté de l'aïeule du genre humain.
Le troisième croquis figure l'exécution du 12 janvier, juste expiation du massacre du 15 juin dernier.
Les condamnés étaient, l'un, Abdallah Moutessib, chef de la police, et le second, Amoudi, un des plus riches négociants de Djeddah et un des premiers de la tribu des Hadramantes. Cette exécution a eu lieu à sept heures du matin sur le quai de la Douane, de sorte que, là où la révolte avait commencé, sont tombées les têtes des principaux coupables, devant les couleurs françaises et britanniques.
Les deux suppliciés n'avaient pas été prévenus de leur condamnation, dans la crainte d'une évasion que leur haute influence eût pu rendre facile. Ils ont été tirés de leur prison le matin même avant le jour, et on leur annonça qu'ils allaient s'embarquer et être conduits à Constantinople. Arrivés sur le lieu de l'exécution, ils furent remis chacun entre les mains d'un bourreau; celui de de Moutessib était un Algérien qui dut frapper trois fois avant de séparer la tête du tronc. Le bourreau d'Amoudi, arnaute plus expert dans ses horribles fonctions, épargna à ce malheureux une agonie aussi longue, et d'un seul coup de son candjar, il abattit la tête. Les cadavres furent ensuite transportées à la porte de leurs maisons, et dans la journée ils furent ensevelis par les soins de leurs familles. On ne manqua pas de dire en ville que le Moutessib avait dans la poche de son caftan un papier-talisman contre le fer et le plomb, et que l'Algérien, s'en étant douté après ses deux premiers coups inutiles, chercha et trouva ce puissant préservatif. Ce n'est qu'après s'en être emparé qu'il put accomplir son office.
Veuillez agréer, etc.
Noel.
L'Illustration, journal universel, 19 février 1859.
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