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mercredi 27 septembre 2017

Le soldat au théâtre.

Le soldat au théâtre.


Il est intéressant, en ce moment, d'évoquer les innombrables pièces qui, depuis cent ans, dans notre littérature, ont excité ou dénigré le militarisme. Si nous en reconstituons la liste, nous suivons la courbe des sentiments que les générations successives ont eus pour les choses de l'armée. Ces opinions varient selon la mode et les circonstances. Jusqu'au déclin du premier Empire, le soldat n'est guère mis à la scène; il prend part à des actions autrement retentissantes, ce héros véritable dédaigne de se transformer en héros de tragédie. Après 1815, il entre dans la légende. Les Français, impatients de repos, n'ont pas plutôt joui de ce bien, qu'ils envisagent avec complaisance les maux dont ils avaient pâtis; ils ont la nostalgie de la gloire. 
A ce moment, Scribe (il était très opportuniste, très intelligent) se dit que le spectateur cherche dans la fiction beaucoup moins l'image de ce qu'il possède que l'illusion de ce qu'il regrette, et que le meilleur moyen de lui plaire est de flatter son caprice. Il lui montre ces êtres extraordinaires qu'un vent d'orage avait balayés. 
S'il eut été poète, il leur eût imprimé une allure épique. Ce n'était qu'un vaudevilliste; il leur attribua une physionomie cordiale et brillante. Les modèles abondaient. Il les copia en les diminuant; il les rendit aimables. 


Les colonels de Scribe.

Ces liens de la phalange napoléonienne, voués à une retraite prématurée, rongeant leur frein, suspects à des gouvernements pusillanimes, chéris des libéraux qui voyaient en eux un admirable instrument d'opposition, et des femmes qui frémissaient aux récits de leurs anciens exploits et s'attendrissaient sur leurs malheurs; ces grognards, ces sergents laboureurs, Scribe les épousseta, leur fit un bout de toilette, introduisit au sein du théâtre de Madame son théâtre.



Les colonels de Scribe.

Ce répertoire, objet d'innombrables railleries, méritait la faveur qui lui fut pendant un si long temps prodiguée. Autant Scribe est haïssable quand il aborde la haute comédie, qu'il rabaisse au niveau du vaudeville, autant il est agréable quand il consent à ne point forcer son génie. Ses petits ouvrages appartiennent maintenant à un passé mort. Rien n'est plus meurtrier aux œuvres dramatiques que la demi-vétusté, période de transition et d'inquiétude qui correspond à l'âge ingrat de la "cinquantaine".



Les colonels de Scribe.

Les visages féminins redoutent cette épreuve. Mais lorsque, enfin, les rides sont avouées, que les cheveux blancs veulent bien se laisser voir, il en résulte un rajeunissement subit, une transfiguration... La pièce, irrémédiablement fanée, ne vit plus que d'une vue rétrospective, de la vie du bibelot. C'est encore une manière de vivre qui a son charme.



Les colonels de Scribe.

Tels les colonels de Scribe. Ils sont exquis. Et d'abord, ils ont le prestige de la jeunesse (Sous le grand empereur, les galons se gagnaient en une seule campagne, à la pointe de l'épée). Un sous-lieutenant interroge une moustache grise:
- Que faut-il faire pour devenir rapidement colonel?
- Il faut se faire tuer plusieurs fois et continuer de vivre.
Galant et valeureux, le colonel de Scribe est, cependant, délicat, animé de scrupules chevaleresques. S'il enlève la femme du voisin, c'est avec infiniment d'égards, comme en s'excusant; il courtise, de préférence, la jeune veuve ou la jeune fille, celle qu'on peut épouser; il pousse l'aventure gaillardement et se marie au couplet final. Car il chante... Sanglé dans la tunique, le bras arrondi, la bouche en cœur, l’œil tout ensemble impérieux et langoureux, il unit, dans ses couplets, la France à l'espérance, la gloire à la victoire, les lauriers aux guerriers.
- Ecoutez-moi, dit Adolphe, jeune capitaine à M. de Gondreville, son jeune colonel... Suppliez votre sœur de prendre patience, d'attendre la première bataille... Je ne lui en demande pas davantage.
Aussitôt l'orchestre d'attaquer une ritournelle, et Adolphe, s'avançant à la rampe, de fredonner, d'une voix virile et tendre:


En prononçant le nom d'Elise,
Tous deux, gaiement, nous chargeons l'ennemi.
Il est battu, la ville est prise;
Je suis blessé, Dieu merci!
Qu'une blessure rend aimable!
Quel intérêt je lui vais inspirer.
Un bras de moins, je puis tout espérer. 
Et qui sait, même... un boulet favorable
peut m'emporter et me faire adorer.

Ceci se chantait sur l'air de Préville et Taconne, et soulevait de frénétiques applaudissements. Il est certain que le jeune capitaine Adolphe et le jeune colonel de Gondreville inspiraient de chaudes sympathies aux sujets de Charles X... Alors, on aimait le militaire.
Cette prédilection s'accroît sous le règne suivant, encouragée par Louis-Philippe, qui satisfait sa rancune contre la Restauration en popularisant la légende napoléonienne. Les odes de Victor Hugo, les chansons de Béranger, les lithographies de Raffet et de Charlet, la solennelle manifestation du retour des cendres, toutes ces "actualités" se retrouvent au théâtre. La foule se rue aux spectacles du cirque Olympique; les pièces qui s'y jouent mettent en scène le troupier français se mesurant contre le Saxon ou l'Anglais. 



Les soldats de l'empereur, toujours victorieux, touchent 1 franc par soirée, tandis que les comparses chargés de figurer les vaincus reçoivent 1 franc 25;  l'allocation supplémentaire de cinq sous atténue, pour ces derniers, l"humiliation de la défaite et les désagréments des mauvais coups que nos fantassins, saisis d'une folle ardeur chauvine, persistent à leur asséner, le rideau baissé, dans la coulisse.
Au culte de la vieille garde s'ajoute le rayonnement des succès que remportent en Afrique, Cavaignac, Changarnier, Lamoricière, Bugeaud, Bugeaud surtout, l'homme à la casquette, qui partage avec Abd-el-Kader l'honneur d'exciter la verve des faiseurs de revue.
Cependant, une réaction contre cet enthousiasme se dessine; elle va se prolonger jusqu'à la veille de 1870. Le soldat descend lentement de l'Olympe où l'avait juché l'idolâtrie populaire; son auréole s'évanouit. Un nouvel idéal remplace l'idéal guerrier; peu à peu, le civil supplante le militaire. L'amoureux, dans les œuvres de théâtre, ne porte plus d'épaulettes: il s'adonne aux carrières dites "libérales", ou bien il est artiste (la bourgeoisie ne méprise pas les arts, à condition que ces arts productifs mènent à la fortune en même temps qu'à la renommée). Scribe, attentif à surveiller l'horizon, à flairer le vent, comprend tout le premier que ses jeunes colonels ont cessé de plaire. il leur tourne le dos sans vergogne. Le héros de La Camaraderie est un avocat; Emeric, de Une Chaîne, un musicien... Et non seulement l'officier perd son crédit, mais une nuance de ridicule s'attache à sa personne. On le déclare stupide, "bête comme son sabre". Le Clavaroché d'Alfred de Musset, cynique, brutal, se fait duper et bafouer par un petit clerc... Dix ans plus tôt, le public n'eût pas toléré un tableau si offensant.




A l'avènement du second Empire, le mouvement d'hostilité s'accentue. La soldatesque est haïe par les adversaires du "tyran": philosophes, polémistes, généreux utopistes de 1848, dont le coup d'Etat a dissipé les chimères. Ceux-là même qui restent sensibles à la gloire des armes et saluent sur les boulevards le défilé triomphal des troupes d'Italie se laissent pénétrer d'un sentiment ignoré par leurs pères: la pitié. 
Des ligues se créent pour la paix du monde. On voue à l'exécration l'horreur du sang versé, la barbarie des massacres. Et pendant qu'Erckmann-Chatrian publient, avec un immense succès, leurs romans humanitaires: Le Conscrit de 1813, Madame Thérèse, Waterloo, des ironistes sapent le militarisme en l'inondant de ridicule. 




Jules Noriac, dans le Cent Unième Régiment; Durandeau, dans ses dialogues facétieux, persiflent l'infatuation des chefs, la naïveté du clampin Dumanet, l'imbécillité et la routine de la vie de garnison. Enfin, Meilhac et Halévy écrivent leur chef-d'oeuvre: La grande-Duchesse, qu'accueille un éclat de rire universel. On s'esclaffe aux dépens du général Boum. On ne rêve que désarmement et accord entre les peuples. 
Sarcey nous a souvent conté cette anecdote significative. Il faisait une conférence sur Horace; il expliquait, à sa manière, en la reliant aux événements du jour, l'idée maîtresse de la tragédie de Corneille.
- Imaginez, dit-il, qu'une méchante querelle lance l'une contre l'autre la France et l'Allemagne, que ces deux pays soient en guerre...
Une bordée de sifflets interrompit son développement. Un spectateur se leva du parterre et hurla, en montrant le poing à l'orateur:
- Monsieur, retirez cette phrase. Elle est impie.
C'était en 1869, un an avant la dépêche d'Ems.
Le réveil fut tragique: au lendemain de nos désastres, l'armée redevint l'objet d'une religion fervente et douloureuse. Nul n'eût osé lui toucher, fût-ce d'une main légère. Au contraire, tous les hommages qui lui étaient rendus sous une forme directe ou voilée communiquaient à la foule un frisson patriotique. 



On se rappelle l'émotion intense que lui firent éprouver le premier acte de Jean de Thommeray, le quatrième acte de La Fille de Roland, et même cette opérette d'Offenbach, La Fille du Tambour-Major, qui se dénouait sur une marche martiale, drapeaux et clairons en tête.
Dès lors, revirement complet. Le "jeune colonel" de Scribe ressuscite; il réintègre l'emploi d'où la génération précédente l'avait chassé; il redevient héros de romain ou de comédie. On lui enlève, il est vrai, deux ou trois galons, pour la vraisemblance (l'avancement n'était plus aussi rapide qu'aux âges légendaires); mais, capitaine, lieutenant, c'est bien le même homme que nous retrouvons, modernisé d'allure et de langage, dans l'Etincelle, de Pailleron, dans l'Abbé Constantin, de Ludovic Halévy. Il est aimable, il est aimé, le public lui sourit. Ce changement de disposition se révèle à mille indices. En 1878, La Grande-Duchesse réapparaît aux Bouffes; cette reprise détermine une sorte de malaise dont on relève la trace dans les journaux. Paris s'engoue à nouveau du panache et du plumet; sous les traits de Jeanne Granie, il applaudit le plus sémillant des "petits ducs" et la plus crâne des "petits colonels".




Ce beau feu de devait pas durer. Le vieux levain de haine antimilitariste qui couvait sous la cendre se ralluma. Les impressions de l'Année Terrible allaient s'effaçant, passaient à l'état de souvenir dans l'esprit des générations montantes; la propagande des doctrines socialistes accélérait par sa force corrosive ce travail de démolition. Coup sur coup, parurent d'âpres satires: Le Cavalier Miserey, d'Abel Hermant; Au Port d'Arme, d'Henri Fèvre; Sous-Offs, de Lucien Descaves; d'irrévérentes parodies comme Le Colonel Ramollot, de Charles Leroy, Courteline lui-même contribua innocemment à affaiblir la vénération superstitieuse que l'on avait pour l'armée. Ses cordiales et larges bouffonneries, très-pures d'intention, étalent les misères du pousse-caillou, la dureté du joug sous lequel il ploie, les côtés caduc du règlement qu'il est contraint d'accepter; elles ridiculisent la caserne. Joyeuses de forme, ce sont, au fond des réquisitoires. Elles soulignent ce qu'il y a de moralement incompatible entre l'institution militaire et les principes qui servent de fondement à la société démocratique, entre la liberté et l'obéissance, l'égalité et le respect de la hiérarchie, la fraternité et la discipline. 
Si l'on résume et si l'on groupe en faisceau les indications éparses dans les pièces de théâtre, les livres, les discours, les articles où, vers la fin du dernier siècle, cette grave question fut agitée, il en ressort que le devoir militaire est le plus rude et le plus ennuyeux des servages; qu'il faut néanmoins s'y plier, d'abord parce qu'on ne peut faire autrement, puis par conscience, pour ne pas laisser la patrie, au jour du danger, sans défenseurs; mais aussi que les chefs, munis d'une autorité redoutable, en doivent tempérer la rigueur par beaucoup de douceur, d'indulgence et de bonté. C'est ainsi que la plupart des jeunes Français envisagèrent de 1885 à 1910, la nécessité d'acquitter l'impôt du sang.
Et voici que maintenant, les énergies, éteintes ou apaisées, ressuscitent. Le peuple reprend goût au spectacles guerriers. D'abord, il s'est engoué de la légende napoléonienne, il a aimé dans l'Histoire la gloire de nos armes; puis, insensiblement, cet amour de l'héroïsme est devenu plus vivant, plus actif; il détermine un courant dont le théâtre subit la répercussion... Partout où sonne le clairon, où retentissent les cris de revanche et de victoire, à l'Ambigu, chez Réjane, chez Guitry, la foule accourt. Encore un pas dans cette voie et les pantomimes belliqueuses du cirque Olympique et du cirque Gymnique renaîtront. Ainsi, tout recommence. Ainsi le présent rejoint le passé.

                                                                                                                     Adolphe Brisson.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 28 septembre 1913.

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