Lettres d'amour de soldats.
M. Frédéric Masson ajoute à sa grande oeuvre napoléonienne un nouveau volume. Celui-ci, en ses chapitres variés, nous apporte des révélations infiniment curieuses. La Cour, l'armée, les dignitaires, les maréchaux, la famille, autant de vivants portraits. Nous détachons de l'ouvrage une page émouvante, où l'historien cite et commente des lettres d'amour écrites par les soldats de Napoléon. Ces héros, entre deux combats, évoquaient de douces images, chères à leurs cœurs.
C'est là, évidemment, un choix fait par les Anglais, à seule fin "de nuire dans l'esprit public à l'expédition d'Egypte". Le but est de montrer le soldat français dépaysé, sevré tout aussi bien de vin clairet que de payse. "Je m'ennuie diablement après eux", écrit un général. Qu'est-ce que du simple fantassin? Il grogne, oui bien. C'est le grognard. Cela l'empêchera-t-il de se battre et de vaincre? Il grognait, hier, à Arcole, comme il grogne au Caire, comme il grognera à Vienne, à Berlin, à Madrid, à Moscou. Ils grognaient et le suivaient toujours.
Les Anglais ont manqué leur but, si c'était de prouver à la France le découragement de son armée. La France sait ce qu'il faut prendre de ces grogneries de ses fils; ne grognaient-ils pas déjà à Malplaquet, ceux qui ne coulaient point quitter la place, disant qu'ils avaient bataille gagnée et qu'on leur volait leur victoire? On trouverait de ces grognards à la suite de la Pucelle et de Bayard, comme de Villars ou du maréchal de Saxe. C'est ainsi. Mais il n'y a pas que cela. Il y a de l'amour. La pudeur britannique en a laissé passer quelques témoignages; à la vérité, l'on ne saurait dire si, sous cette libéralité, elle n'a point caché quelque ironie, car la première lettre d'amour qu'elle livre est de Tallien à sa femme. Il a accompagné Bonaparte avec toutes sortes d'espérances de fortune, mais il aspire à rentrer, tout de suite et à tout risque, tant l'amour le tourmente.
"Adieu, ma bonne Thérésia, écrit-il, les larmes inondent mon papier. Les souvenirs les plus doux de ta bonté, de notre amour, l'espoir de te retrouver toujours aimable, toujours fidèle, d'embrasser ma chère fille, soutiennent seuls l'infortuné.
Tallien"
Oui, toujours fidèle ! Thérésia lui avait repassé, en l'escomptant, un des vieux billets de Ninon; mais qu'il le serrât sur son cœur comme une valeur de tout repos, cela ne regardait que lui. Par malheur, d'autres lettres, que les Anglais publièrent, n'étaient point écrites par des maris à leurs tendres épouses et il advint que certains, qui étaient en France, apprirent ainsi, en deux langues, français et anglais, leur irréparable infortune.
Evidemment, l'éditeur anglais, ou plutôt genevois, car l'on assure que sir Francis d'Yvernois s'était chargé de la publication et de l'annotation, avait manqué de bienséance, mais pouvait-il savoir? Telle quelle, cette correspondance fournit sur l'état d'esprit de l'armée d'Egypte le renseignement le plus précieux. Eh bien! nous allons avoir sur l'armée de Russie un document analogue, plus certain, plus complet, plus authentique encore.
Presque dès le début de l'expédition, des courriers français furent pris par des Cosaques. Les lettres ainsi capturées (quelques unes, sans doute, sur des morts ou sur des prisonniers) furent réunies par les soins de l'état-major et, plus tard, classées aux archives de l'Etat. Elles y dormaient depuis lors; à diverses reprises, en ces dernières années, quelques spécimens ont été montrés en public.
Ainsi le colonel de Villeneuve-Bargemon en donna quelques unes au Carnet de la Sabretache; M. A. Chuquet, de l'Institut, en a communiqué d'autres aux Feuilles d'Histoire et le capitaine Fabry en a placé certaines en appendice à La Correspondance Inédite de l'Empereur Alexandre et de Bernadotte; mais, isolées comme elles étaient, elles ne prenaient point leur intérêt; et, d'ailleurs c'était presque insignifiant par rapport à l'ensemble. M. Serge Goriaïnow, le directeur des archives impériales, eut la pensée d'en publier le plus grand nombre, en Russie et en France, et il demanda, à cet effet, le concours de La Sabretache, où deux hommes d'érudition et de bonne volonté, le commandant Martin, directeur du Carnet, et le savant M. Hennet, des archives de la guerre, associèrent leurs efforts pour identifier les personnages et annoter sobrement les textes. D'ici à quelques semaines, le volume, réservé aux membres de La Sabretache, va voir le jour.
Ainsi le colonel de Villeneuve-Bargemon en donna quelques unes au Carnet de la Sabretache; M. A. Chuquet, de l'Institut, en a communiqué d'autres aux Feuilles d'Histoire et le capitaine Fabry en a placé certaines en appendice à La Correspondance Inédite de l'Empereur Alexandre et de Bernadotte; mais, isolées comme elles étaient, elles ne prenaient point leur intérêt; et, d'ailleurs c'était presque insignifiant par rapport à l'ensemble. M. Serge Goriaïnow, le directeur des archives impériales, eut la pensée d'en publier le plus grand nombre, en Russie et en France, et il demanda, à cet effet, le concours de La Sabretache, où deux hommes d'érudition et de bonne volonté, le commandant Martin, directeur du Carnet, et le savant M. Hennet, des archives de la guerre, associèrent leurs efforts pour identifier les personnages et annoter sobrement les textes. D'ici à quelques semaines, le volume, réservé aux membres de La Sabretache, va voir le jour.
C'était une grave expérience qu'on tentait là; on avait dû s'engager sans avoir vu toutes les pièces et sans avoir pu en juger l'ensemble; quelle impression s'en dégagerait-il, et sur notre peuple et sur la Grande Armée, et sur ceux qui la composaient? Car on ne s'était pas borné aux lettres de généraux et d'officiers: on avait tout pris pèle-mêle. On avait insisté pour obtenir, de la bonne grâce de M Goriaïnow, toutes les lettres de sous-officiers et de soldats qui auraient été conservées et, en même temps, on entendait donner les lettres venues de France, lettres de femmes, de mères, d'amies, de camarades. Jamais occasion si belle ne se serait trouvée de surprendre à la fois l'âme de l'armée et l'âme de la nation.
Oui, mais quelle épreuve, et ne pouvait-il pas arriver qu'au lieu de grandir par là elles fussent abaissées?
Ceux qui ont décidé cette publication ont fait crédit à la France et à ses soldats. En vérité, ils ont eu raison! Mis à part un ménage Junot, qui se révèle tel que l'imaginaient ceux qui ont été présentés à la duchesse d'Abrantès; mis à part un arriviste, le nommé Maillard de Liscourt, qui se complète, s'achève et se rend merveilleusement typique (c'est le même homme qui prétendit avoir reçu de l'Empereur, en mars 1814, l'ordre de faire sauter la poudrière de Grenelle), quelles admirables figures de bons soldats, de brave gens, d'amants imperturbables et de maris délicieux! Il est vrai qu'ils sont loin! Comme il y a de l'esprit, de la grâce, de la fierté, de l'amour! Et quels hommes!
Vous connaissez Morand, le comte Morand, général de division, grand-officier de la Légion, grand-croix de la Réunion, commandeur de la Couronne de fer, commandant la 1ère division du 1er corps d'armée? Sa femme est Polonaise, il faut le croire, car il s'est marié à Varsovie en 1808, mais elle porte un nom à désinence franchement russe, car elle se nomme Parissow.
A la Moskowa, Morand a été blessé d'un coup de feu à la face, au moment où il était obligé d'évacuer les redoutes conquises; sur sa demande, pour ne pas inquiéter sa femme, cette blessure n'a pas été mentionnée au Bulletin. Il écrit à sa femme, le 10 octobre.
"Je t'ai écrit toute l'après-midi, mon Emilie adorée, une très longue lettre de six pages; mais, voyant que je ne peux la finir pour l'envoyer aujourd'hui à l'estafette, je prends le parti de t'écrire en deux mots pour aujourd'hui; demain, j'achèverai ma grande lettre. Ma santé est excellente, ma petite blessure, comme je te l'ai mandé, est entièrement guérie. Il me restera, pendant quelque temps, une petite cicatrice à côté du menton, à la joue droite, qui disparaîtra avec le temps...
"J'attends avec impatience la nouvelle de tes couches. Que le Bon Dieu te protège comme il m'a protégé dans les batailles. Bonjour, Emilie adorée, charme et bonheur unique de ma vie, je te presse mille fois sur mon cœur qui t'adore avec nos enfants chéris. Ton époux qui t'adore, ne vit et ne respire que pour toi."
Il y a là, chez ce quadragénaire, comme on disait alors, une délicatesse de sentiment en même temps qu'une passion et une tendresse qu'on ne se fût point attendu peut-être chez un des divisionnaires de Davout, tête de fer et cœur de feu; ceux qui ont à l'esprit sa conduite à Nantes, en avril 1815, son admirable proclamation, son livre: l'Armée suivant la Charte, savent ce que valent son intelligence, son patriotisme, son dévouement à l'Empereur; mais n'est-ce pas d'un cœur supérieur encore à l'esprit, cette lettre du héros à sa femme? Eh bien! ce sont de pareilles surprises à chaque page: il y a là de la gaieté, de l'humour, de la délicatesse, de la passion, de l'intrigue parfois, de l'ambition souvent, de la grognerie aussi, infiniment de bravoure et de noblesse, - quoi! l'âme française d'il y a cent ans!
On peut la montrer celle-là, à ses amis comme aux autres.
Frédéric Masson.
de l'Académie française.
Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 30 novembre 1913.
Oui, mais quelle épreuve, et ne pouvait-il pas arriver qu'au lieu de grandir par là elles fussent abaissées?
Ceux qui ont décidé cette publication ont fait crédit à la France et à ses soldats. En vérité, ils ont eu raison! Mis à part un ménage Junot, qui se révèle tel que l'imaginaient ceux qui ont été présentés à la duchesse d'Abrantès; mis à part un arriviste, le nommé Maillard de Liscourt, qui se complète, s'achève et se rend merveilleusement typique (c'est le même homme qui prétendit avoir reçu de l'Empereur, en mars 1814, l'ordre de faire sauter la poudrière de Grenelle), quelles admirables figures de bons soldats, de brave gens, d'amants imperturbables et de maris délicieux! Il est vrai qu'ils sont loin! Comme il y a de l'esprit, de la grâce, de la fierté, de l'amour! Et quels hommes!
Vous connaissez Morand, le comte Morand, général de division, grand-officier de la Légion, grand-croix de la Réunion, commandeur de la Couronne de fer, commandant la 1ère division du 1er corps d'armée? Sa femme est Polonaise, il faut le croire, car il s'est marié à Varsovie en 1808, mais elle porte un nom à désinence franchement russe, car elle se nomme Parissow.
A la Moskowa, Morand a été blessé d'un coup de feu à la face, au moment où il était obligé d'évacuer les redoutes conquises; sur sa demande, pour ne pas inquiéter sa femme, cette blessure n'a pas été mentionnée au Bulletin. Il écrit à sa femme, le 10 octobre.
"Je t'ai écrit toute l'après-midi, mon Emilie adorée, une très longue lettre de six pages; mais, voyant que je ne peux la finir pour l'envoyer aujourd'hui à l'estafette, je prends le parti de t'écrire en deux mots pour aujourd'hui; demain, j'achèverai ma grande lettre. Ma santé est excellente, ma petite blessure, comme je te l'ai mandé, est entièrement guérie. Il me restera, pendant quelque temps, une petite cicatrice à côté du menton, à la joue droite, qui disparaîtra avec le temps...
"J'attends avec impatience la nouvelle de tes couches. Que le Bon Dieu te protège comme il m'a protégé dans les batailles. Bonjour, Emilie adorée, charme et bonheur unique de ma vie, je te presse mille fois sur mon cœur qui t'adore avec nos enfants chéris. Ton époux qui t'adore, ne vit et ne respire que pour toi."
Il y a là, chez ce quadragénaire, comme on disait alors, une délicatesse de sentiment en même temps qu'une passion et une tendresse qu'on ne se fût point attendu peut-être chez un des divisionnaires de Davout, tête de fer et cœur de feu; ceux qui ont à l'esprit sa conduite à Nantes, en avril 1815, son admirable proclamation, son livre: l'Armée suivant la Charte, savent ce que valent son intelligence, son patriotisme, son dévouement à l'Empereur; mais n'est-ce pas d'un cœur supérieur encore à l'esprit, cette lettre du héros à sa femme? Eh bien! ce sont de pareilles surprises à chaque page: il y a là de la gaieté, de l'humour, de la délicatesse, de la passion, de l'intrigue parfois, de l'ambition souvent, de la grognerie aussi, infiniment de bravoure et de noblesse, - quoi! l'âme française d'il y a cent ans!
On peut la montrer celle-là, à ses amis comme aux autres.
Frédéric Masson.
de l'Académie française.
Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 30 novembre 1913.
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