La femme à la maison et le mari au cabaret.
I
La pluie tombe à flots, une humidité glacée pénètre dans la mansarde aux murs crevassés. La pauvre femme est appuyée sur la table où elle vient de servir à ses enfants le dernier morceau de pain du logis. Après l'avoir dévoré, tous deux ont regardé leur mère, et, comme ils ont vu les yeux rouges et le teint plus pâle que de coutume, ils n'ont point osé parler de leur faim mal apaisée. L'aîné s'est accroupi devant le foyer éteint, le plus jeune s'est assis sur les genoux de la malheureuse, qui l'a enveloppé d'un lambeau de châle et qui le berce machinalement dans ses bras. La pâle clarté d'une chandelle éclaire ce tableau, et un silence de mort règne dans la triste demeure. Les deux enfants se sont assoupis tandis que leur mère, la tête penchée et les yeux demi-fermés, fait dans sa mémoire la revue du passé.
Elle se voit jeune fille, pleine de courage et de confiance, arrangeant, avec celui dont elle doit porter le nom, le roman de son avenir. Elle entend ses promesses, elle revoit les riantes perspectives qui s'ouvraient devant ses yeux! travail à deux gaiement poursuivi, enfants grandissants dans une modeste abondance, vieillesse paisible enrichie par les épargnes de l'âge mûr et couronnée par les joies d'une famille heureuse.
A ces souvenirs des premiers rêves succèdent ceux de la réalité. Le ménage rangé et laborieux dont rien n'a encore troublé le bonheur; un peu plus tard, les nouvelles connaissances faites par son mari, ses habitudes changées, son travail négligé, ses absences toujours plus longues, ses retours après les nuits d'ivresse, ses violences, son insensibilité!
Huit années se sont écoulées ainsi, et elles ont suffi pour conduire le bon ouvrier au fond de cet abîme de paresse, d'intempérance et de durcissement d'où nul ne peut remonter. Les dernières illusions sont éteintes. Désormais la pauvre épouse n'attend plus rien de celui qui aurait dû être le compagnon de sa vie et le protecteurs de ses enfants!
Repliée sur elle-même et ensevelie dans son malheur, elle a perdu l'espérance sans avoir trouvé la résignation. Lasse de lutter, elle laisse venir les dernières douleurs comme un soldat blessé et sans armes reçoit les derniers coups.
Que lui importe après tout, cette vie dont elle n'est plus maîtresse, où tout lui échappe? A quoi bon épuiser le peu de force qui lui reste à rouler ce rocher qu'elle est toujours sûre de voir retomber! Dieu a décidé! Sa volonté est la suprême loi! Et, écrasée sous ce fatalisme décourageant, la malheureuse mère laisse retomber sa tête, espérant que la langueur douloureuse sera son dernier sommeil.
Et, cependant, les torrents de pluie continuent à gronder le long des gouttières sonores, le brouillard s'épaissit dans la mansarde mal fermée, le froid de la nuit devient plus piquant, la chandelle consumée jette ses dernières lueurs!
L'aîné des enfants s'est réveillé; un frisson parcourt ses membres endoloris, sa tête brûle; la soif le dévore, il appelle sa mère tout bas: elle ne répond rien; l'enfant appelle plus haut, il pleure, mais la mère reste toujours silencieuse. L'enfant s'étonne, il ne pleure plus, mais il cherche les genoux de sa mère. Le bercement machinal qui les agitait a cessé! Il saisit sa main, elle est glacée! L'enfant crie épouvanté: la mère reste sans mouvement et sans réponse!
Alors une indicible épouvante le saisit, il court à la porte de la mansarde, il descend l'escalier, il s'élance dans la rue, à travers les tourbillons de pluie, il traverse les ruisseaux boueux qui inondent la chaussée, il va sans rien sentir, sans rien voir, sans rien chercher que la lumière qui indique, de loin, la porte du cabaret où son père passe ses soirées.
Repliée sur elle-même et ensevelie dans son malheur, elle a perdu l'espérance sans avoir trouvé la résignation. Lasse de lutter, elle laisse venir les dernières douleurs comme un soldat blessé et sans armes reçoit les derniers coups.
Que lui importe après tout, cette vie dont elle n'est plus maîtresse, où tout lui échappe? A quoi bon épuiser le peu de force qui lui reste à rouler ce rocher qu'elle est toujours sûre de voir retomber! Dieu a décidé! Sa volonté est la suprême loi! Et, écrasée sous ce fatalisme décourageant, la malheureuse mère laisse retomber sa tête, espérant que la langueur douloureuse sera son dernier sommeil.
Et, cependant, les torrents de pluie continuent à gronder le long des gouttières sonores, le brouillard s'épaissit dans la mansarde mal fermée, le froid de la nuit devient plus piquant, la chandelle consumée jette ses dernières lueurs!
L'aîné des enfants s'est réveillé; un frisson parcourt ses membres endoloris, sa tête brûle; la soif le dévore, il appelle sa mère tout bas: elle ne répond rien; l'enfant appelle plus haut, il pleure, mais la mère reste toujours silencieuse. L'enfant s'étonne, il ne pleure plus, mais il cherche les genoux de sa mère. Le bercement machinal qui les agitait a cessé! Il saisit sa main, elle est glacée! L'enfant crie épouvanté: la mère reste sans mouvement et sans réponse!
Alors une indicible épouvante le saisit, il court à la porte de la mansarde, il descend l'escalier, il s'élance dans la rue, à travers les tourbillons de pluie, il traverse les ruisseaux boueux qui inondent la chaussée, il va sans rien sentir, sans rien voir, sans rien chercher que la lumière qui indique, de loin, la porte du cabaret où son père passe ses soirées.
II
Le spectacle change. Au lieu du silence et de l'abattement lugubres de la mansarde, ce sont des chants, des bruits de verre et des éclats de rire. Autour d'une table sont rangés des buveurs éclairés par les lueurs fantastiques d'un punch enflammé. Au milieu se tient l'amphitryon, viveur jadis millionnaire. Le vice a laissé son empreinte sur ses traits défigurés, et la couronne de la jeunesse et de l'opulence effeuillée laisse désormais reconnaître le pourceau d’Épicure. La pipe d'une main et le verre de l'autre, il répète un de ces couplets vulgaires, appels chantants à tous les instincts grossiers. Ses invités écoutent avec le sourire cynique ou la vague insensibilité de l'ivresse. Près de lui, s'amusant à faire monter dans l'air des spirales de fumée, c'est un banqueroutier qui se console philosophiquement d'avoir ruiné sa famille et ses clients. A ses côtés se tient un fumeur aux jambes croisées, sérieusement occupé, depuis sa naissance, à flâner et à ne rien faire. Sa vieille mère a travaillé pour lui tant qu'elle a vécu; sa femme, qui l'a plus tard nourri de son labeur, est morte à la peine; aujourd'hui sa fille brode dans un grenier et veille une partie des nuits pour entretenir son oisiveté! Quant à cet autre, au visage éteint, et qui ne peut plus soulever son verre, il travaille, lui, mais seulement à l'heure où les honnêtes gens dorment!
L'enfant, qui a atteint la porte du cabaret, regarde à travers le vitrage cette réunion étrange: il cherche des yeux son père et le reconnaît enfin, au coin de la table, endormi sur une chaise et son verre renversé devant lui. Il se glisse doucement derrière les buveurs, il arrive vers lui et s'efforce de l'éveiller.
"Papa! papa! écoute-moi! nous n'avons plus de pain à la maison, maman n'a point mangé aujourd'hui ni hier; papa! viens, car maman est malade, maman va mourir!"
Peut-être l'ivrogne rouvrir-t-il les yeux à cette voix de l'enfant; peut-être ces mots terribles "maman va mourir" arriveront-ils au fond de son ivresse et trouvera-t-il la force de s'arracher à l'orgie pour monter à la mansarde où la pauvre mère dort enfin en repos! Mais qu'importe pour les pauvres petits dont les caresses n'ont pu le retenir et qui ont eu faim tant de fois sans qu'il en ait souffert! Le cercueil à peine en terre, il retournera aux amis qu'il a laissés là-bas, car là où l'épouse n'a pu trouver le cœur d'un mari, les enfants ne trouveront jamais le cœur d'un père!
Le Magasin pittoresque, 1er juin 1913.
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