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lundi 29 septembre 2014

Quelques traits sur le sort des habitans des grandes villes.

Quelques traits sur le sort des habitans des grandes villes.

On se ferait difficilement de loin une idée exacte de l'ignorance et de l'indifférence où les habitans des grandes villes sont pour leurs monumens. La vie entière se passe pour le plus grand nombre d'entr'eux sans les connaître. Ils se disent qu'ils auront toujours le temps de les voir, et ils se contentent aussi de l'espérance. Une cause toujours existante explique cette ignorance volontaire, c'est la distance qui les sépare de leurs monumens. Cet espace à franchir est une trop longue épreuve pour pouvoir la tenter.
Cette cause a une influence funeste sur les relations de société et d'amitié. Le degré de leur intimité est presque toujours en raison inverse de la distance. Ces distances dans Paris sont devenues hors de proportion avec les facultés de l'homme et avec la mesure journalière de temps que départ le soleil. Aussi tout est là une affaire, parce que, pour les choses les plus simples, il faut aller sur tous les points de l'horizon pendant des heures entières, et souvent en vain. Aussi résulte-t-il de cette disposition des lieux que pour les relations, la distance, c'est l'oubli.
Les Parisiens ne connaissent pas même les tableaux de la nature. Enfermés sans cesse dans ces longs rangs de murs qui forment les rues, ils ignorent le spectacle majestueux du lever et du coucher du soleil, les mouvements variés d'une atmosphère nuageuse. Les aimables sentimens, les hautes pensées qui naissent dans les belles campagnes, sur le penchant des coteaux ombragés de chênes séculaires, ou sur les sommets éthérés des montagnes, manquent à ces hommes prisonniers dans un dédale de rues boueuses et enfumées.
Ces traits peuvent s'appliquer à la peinture de la population de presque toutes les capitales. Partout dans ces immenses agglomérations, les hommes, comme effrayés de la multitude qui les environne ou irrités des obstacles multipliés qu'ils éprouvent dans leur carrière, se replient sur eux-même comme le colimaçon dans sa coquille et vivent d'égoïsme. Alors, ils placent leur bonheur dans les plaisirs factices, vivent isolés de la nature, ignorent les jouissances paisibles de l'âme et la volupté profonde de la méditation. Un vaste tourbillon les entraîne dès l'enfance et leur vie tout entière se dissipe et s'achève, sans qu'ils aient eu un instant le sentiment intime de leur existence.

Le magasin Universel, 1834-1835.

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