Comment travaille M. Clemenceau.
On sait le scandale qu'a provoqué M. Clemenceau lorsqu'il a prétendu forcer les employés du ministère à venir travailler dans leurs bureaux. Cet homme impitoyable vient de commettre un nouveau crime de lèse-majesté: il a obligé un haut fonctionnaire à résider effectivement... dans sa résidence et non sur les boulevards de Paris. Abomination de la désolation! Nous nous sommes demandé à notre tour comment travaille cet homme qui prétend astreindre autrui à la besogne et voici les curieuses révélations que nous a rapportées un familier du ministre.
M. Clemenceau professe des idées qui, chez un ministre ne sont pas banales: il pense que les fonctionnaires doivent "fonctionner" et il prétend les obliger, sinon au travail, tout au moins à la présence réelle voire même à l'assiduité. Ça s'était dit autrefois dans de très anciennes circulaires; mais dans la pratique, ça ne s'était jamais fait. Aussi les bureaux n'en reviennent pas; car enfin, il faut n'avoir pas la moindre notion ni le moindre respect des saines traditions pour trouver mauvais qu'un commis de bureau soit en même temps fonctionnaire bien payé au pari mutuel et ne paraisse au ministère que douze fois par an, les jours de "sainte touche"*. Mais personne n'ignore que M. Clemenceau fut toujours un subversif sur l'arche sainte des institutions administratives.
Et, en effet, le voilà qui applique aux préfets, comme à de simples repris de justice, l'interdiction de séjour à Paris! Pas plus tard que cette semaine, le préfet de Bordeaux, M. Lutaud, qui est de ses amis pourtant, ayant fait une escapade jusqu'au boulevard, a dû reprendre dare dare le chemin de sa préfecture, sous peine d'être mis en pénitence.
Le ministre travaille.
Quand on se montre si exigeant envers ses subordonnés, et faut l'être pour soi-même et prêcher l'exemple. C'est ce que fait M. Clemenceau. Sous le rapport de l'exactitude et du travail, c'est un employé modèle. Il arrive à l'heure et ne s'en va qu'après l'heure de la fermeture. Bien que ce ne soit pas un "couche-tôt" tant s'en faut, ancien habitué des coulisses de l'Opéra, c'est tout au plus s'il n'était pas noctambule, il n'en est pas moins sur pied de très bonne heure.
Il le faut bien s'il veut arriver au Ministère à l'heure réglementaire, car il ne loge pas au Ministère, ce qui contriste beaucoup les huissiers. "Ça nuit à notre prestige" disait autrefois l'huissier Moulin qui fut le parfait modèle du diplomate d'antichambre. C'est lui qui disait, après le Seize-Mai: "Ça ne tiendra pas, ça manque de solliciteurs". Profonde psychologie, très fine observation!
Donc, M. Clemenceau préfère à l'hôtel Beauvau son rez-de-chaussée de la rue Franklin, son petit jardin orienté au midi, plein d'ombres et de fleurs, où se promènent en liberté ses oiseaux favoris, une cigogne familière, un paon magnifique. Quand il n'était pas encore ministre, on le trouvait dès la première heure, dans son cabinet de travail, une vaste pièce, prenant jour sur le jardin, encombrée de livres, de brochures, de dossiers. Au saut du lit, comme tout journaliste qui se respecte, il parcourait ses journaux d'un coup d’œil rapide, marquant au crayon bleu ce qui lui paraissait mériter d'être lu. Puis, la correspondance expédiée, et ce n'était point petite besogne car peu d'hommes d'Etat ont une correspondance plus importante, sinon par le nombre des lettres, du moins par leur valeur d'origine et d'importance, il recevait ou lisait. Rien de sérieux ne paraît sans qu'il s'en rende compte. C'est un liseur formidable; "Je suis toujours à l'école", a-t-il dit. Et de fait il veut tout apprendre.
Maintenant, il ne peut plus s'attarder dans son cabinet; il faut aller à son bureau. Et il y arrive à neuf heures, l'heure qu'il impose à ses employés. Sitôt arrivé, le travail commence. Les secrétaires du cabinet lui rendent compte de la correspondance courante. il parcourt lui-même la "correspondance réservée". Aux jours d'audience, trois fois par semaine, il reçoit les sénateurs, les députés, les personnes munies de lettres d'audience. Ça, c'est la plaie des ministres. Temps perdus, mendicités écœurantes, sollicitation effrontées... Rien de plus fatigant et de plus ennuyeux. M. Clemenceau, du reste, est expéditif. Le plus souvent, d'un mot vif, il devance le boniment du solliciteur, le déconcerte et l'oblige à conclure tout de suite. Au dire des huissiers il "fait l'audience deux fois et demi plus vite que ses prédécesseurs. Cinq minutes par tête, c'est sa moyenne. Bien rares sont les privilégiés qu'il garde dix minutes. Passé ce temps-là, c'est que le cas est grave". Trente à quarante personnes dans la matinée, défilent dans son cabinet.
La douche ministérielle.
Les autres jours, on travaille. Les chefs de service viennent au rapport. Ils trouvent, paraît-il, eux aussi que le "patron est raide"; c'est à dire qu'il veut que la besogne ne traîne pas et qu'on active la lenteur administrative. Bien souvent l'heure du déjeuner est depuis longtemps passée, quand il s'en va. Et, qu'il arrive ou qu'il parte, M. Clémenceau, le plus souvent"ouvre sa porte lui-même", ce qui scandalise les huissiers.
Il revient généralement à 2 heures 1/2 et repart vers cinq heures, l'heure de sa douche. Ça, c'est sacramental, comme sa saison de Carlsbad du 25 juillet au 31 août. Mais M. Clemenceau ne va pas à Carlsbad pour ne rien faire. Il y travaille même beaucoup plus qu'à Paris, parce qu'il y est moins dérangé.
Après la douche, il se remet au travail et parfois jusqu'à des heures indues, négligeant le moment des repas. Les soirées dont les exigences officielles de la vie ministérielle lui laissent la libre disposition, il les consacre aux lectures. Quand il doit prendre part à une grande discussion, c'est dans ces moments de tranquillité qu'il s'y prépare, allant et venant, prenant parfois une note, mais n'écrivant jamais une seule phrase. Un mot, rien qu'un mot, pour rappeler une idée et c'est tout.
Avant son entrée au pouvoir, quand il dirigeait le journal l'Aurore, accomplissant le tour de force redoutable du grand article quotidien, on le voyait vers les cinq heures et demie, après la douche, grimper quatre à quatre avec une agilité d'écureuil, les marches de l'escalier quelque peu sombres où perchait son journal.
C'était pour ses collaborateurs l'instant le plus laborieux, mais aussi le plus intéressant et même le plus amusant, parfois, de leur journée. C'est que si M. Clemenceau n'est pas un directeur commode, s'il a une volonté rigide, souvent autoritaire, il est toujours bon compagnon, d'humeur railleuse et gaie, s'il a le ton du commandement, il a aussi le mot pour rire.
Jean des Couloirs.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 7 octobre 1906.
* Nota de Célestin Mira:
* Sainte -Touche: jour de paye en argot.