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vendredi 3 mars 2017

Des mauvais pauvres.

Des mauvais pauvres.


En publiant le morceau suivant, dont l'intérêt est surtout historique, nous sommes loin de vouloir ajouter une nouvelle force au sentiment de réprobation générale qu'excitent aujourd'hui les mendians oisifs, les mauvais pauvres. Ce sentiment est juste, et il est bon qu'il soit enté profondément dans l'opinion publique; mais on s'exposerait, en l'exagérant, à devenir impitoyable envers la véritable pauvreté, et à autoriser trop facilement l'oubli de la charité chez beaucoup de personnes.

Une cour des miracles.

"Cette cour des miracles est située en une place d'une grandeur très-considérable et en un très-grand cul-de-sac puant, beaucoup irrégulier, et qui n'est pas pavé. Pour y venir, il se faut souvent égarer dans de petites rues vilaines et détournées; pour y entrer, il faut descendre une assez longue pente tortue, raboteuse et inégale. J'y ai vu une maison de boue à demi enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourriture, qui n'a pas quatre toises en carré, et où logent néanmoins plus de cinquante ménages, chargés d'une infinité de petits enfants illégitimes, naturels ou dérobés. On m'a assuré qu'en cette cour habitaient plus de cinq cents familles entassées les unes sur les autres.
Elle était autrefois encore plus grande; et là, on se nourrissait de brigandage, on s'engraissait dans l'oisiveté, dans la gourmandise, et dans toutes sortes de vices et de crimes. Là, sans aucun soin de l'avenir, chacun jouissait à son aise du présent, et mangeait le soir avec plaisir ce qu'avait bien de la peine et souvent avec des coups il avait gagné pendant le jour; car on y appelait gagner ce qu'ailleurs on appelle dérober; et c'était une des lois fondamentales de la Cour des Miracles, de ne rien garder pour le lendemain. Chacun y vivait avec une grande licence: personne n'y avait ni foi ni loi. On n'y connaissais ni baptème, ni mariage, ni sacremens."
Il n'y a rien d'exagéré dans cette description de Sauval (vers 1660); c'est la vérité tout entière et toute nue: on comptait douze Cours des Miracles dans Paris au commencement du dernier siècle, et on en trouvait une au moins dans chacune des grandes villes de France. Jusque là, aucun œil profane n'avait pénétré dans ces retraites redoutées; le mendiant était certain d'y échapper à toute surveillance; là, il était avec les siens, et il s'y dépouillait sans crainte du masque imposteur qu'il avait porté toute la journée pour tromper les passans. Là, une fois entré, le boiteux marchait droit, le paralytique dansait, l'aveugle voyait, le sourd entendait, les vieillards même étaient rajeunis. C'est à ces subites et nombreuses métamorphoses de chaque jour que ces cours devaient leur nom. Qui n'eût, en effet, cru aux miracles, à la vue de tant de merveilleux changemens? Ces mêmes hommes, si accablés de souffrances et de maux, qu'on voit le soir regagner leur gite à grand'peine; ces misérables a qui les plaies, les fractures, les ulcères, les fièvres, les paralysies laissent à peine la force de se traîner le long des murailles en s'accrochant les uns aux autres, comme s'ils allaient succomber; toutes ces ombres humaines qui se glissent au dehors silencieuses et tristes comme la mort, tous ces êtres qui semblent accablés par l'âge, par les maladies et par la faim, à peine ont touché le seuil de ce monde si nouveau, que, frappés soudain par la baguette d'un enchanteur, ils en reçoivent une vie nouvelle. La porte franchie, et tous les maux ont disparu avec leur appareil désolant; la porte franchie, et les années même ne se font plus sentir: femmes, enfans, vieillards, jeunes hommes, semblent s'être rencontrés soudain dans un âge de force, de mouvement, de santé. Cette cohue qui se précipite a remplacé le silence par les cris, les larmes par les rires, la tristesse par la joie, le désespoir par l'espérance; impatiente de jouir, elle craint de perdre un instant, et court avec une effroyable vitesse s'engloutir dans les nombreux détours de son repaire, et s'y livrer avec impunité à toutes les turpitudes du vice, à tous les excès de la débauche.
Eh! qui formait le peuple à la fois si misérable et si favorisé, si pauvre et si riche, si puissant et si faible, si craintif et si redouté; ce peuple qui se comptait par milliers, qui obéissait à un roi, qui avait ses lois, sa justice, sa moralité, et mêmes ses exécutions sanglantes? Ce peuple était si nombreux, qu'on avait été aussi forcé de le diviser en classes, qui n'étaient pas également privilégiées. Ces classes, auxquelles nous laisserons les noms qu'elles portent dans la langue d'argot, sont:
Les Courtauds de Boutange, semi-mendians qui n'avaient le droit de mendier et de filouter que pendant l'hiver.
Les Capons, chargés de mendier dans les cabarets et dans les lieux publics et de rassemblement; d'engager les passans au jeu en feignant de perdre leur argent contre quelques camarades à qui ils servaient de compères.
Les Francs-Mitoux, qui contrefaisaient les malades, et portaient l'art de se trouver mal dans les rues, à un tel degré de perfection, qu'ils trompaient même les médecins qui se présentaient pour les secourir.
Les Hubains. Ils étaient tous porteurs d'un certificat constatant qu'ils avaient été guéris de la rage par l'intercession de saint Hubert, dont la puissance à cet égard était si grande, que, du temps de Henri Etienne, un moine ne craignait pas d'affirmer que si le Saint-Esprit était mordu par un chien enragé, il serait forcé de faire le pèlerinage de Saint-Hubert-des-Ardennes pour être guéri de la rage.
Les Mercandiers. C'étaient ces grands pendards qui allaient d'ordinaire dans les rues deux par deux, vêtus d'un bon pourpoint et de mauvaises chausses, criant qu'ils étaient de bons marchands ruinés par les guerres, par le feu, ou par d'autres accidens.
Les Malingreux. C'étaient encore des malades simulés; ils se disaient hydropiques, ou se couvraient les bras, les jambes et le corps d'ulcères factices. Ils demandaient l'aumône dans les églises, afin, disaient-ils, de réunir la petite somme nécessaire pour entreprendre le pèlerinage qui devait les guérir.
Les Millards. Ils étaient munis d'un grand bissac dans lequel ils mettaient les provisions qu'arrachaient leurs opportunités. C'étaient les pourvoyeurs de la société.
Les Marjaux. C'étaient d'autres gueux dont les femmes se décoraient du titre de marquises.
Les Narquois ou Drilles. Ils se recrutaient parmi les soldats, et demandaient, l'épée au côté, une aumône, qu'il pouvait être dangereux de leur refuser.
Les Orphelins. C'étaient de jeunes garçons presque nus, chargés de paraître gelés et de trembler de froid, même en été.
Les Piètres. Ils contrefaisaient les estropiés, et marchaient toujours avec des béquilles.
Les Polissons. Ils marchaient quatre à quatre, vêtus d'un pourpoint, mais sans chemise, avec un chapeau sans fond et une bouteille sur le côté.
Les Rifodés. Ceux-là étaient toujours accompagnés de femmes et d'enfans. Il portait un certificat qui attestait que le feu du ciel avait détruit leur maison, leur mobilier, qui, bien entendu, n'avait jamais existé.
Les Coquillards. C'étaient des pèlerins couverts de coquilles, qui demandaient l'aumône, afin, disaient-ils, de pouvoir continuer leur voyage.
Les Callots étaient des espèces de pèlerin sédentaires, choisi parmi ceux qui avaient de belles chevelures, et qui passaient pour avoir été guéris de la teigne en se rendant à Flavigny, en Bourgogne, où sainte Reine opérait des prodiges.
Les Cagous ou Archi-Suppôts. On donnait ce nom aux professeurs chargés d'enseigner l'argot, et d'instruire les novices dans l'art de couper les bourses, de faire le mouchoir, de créer des plaies factices, etc.
Enfin les Sabouleux. Ces mendians se roulaient à terre comme s'ils étaient épileptiques, et jetaient de l'écume au moyen d'un morceau de savon qu'ils gardaient dans la bouche.

Le Magasin pittoresque, 1833 livraison 4.

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