Une cause célèbre à Athènes.
Le musée du Louvre vient de faire une précieuse acquisition, qui aura un grand retentissement parmi les nombreux admirateurs de la littérature antique. Il s'agit du célèbre discours prononcé par Hypéride, le rival et l'ami de Démosthène, contre Athénogène.
Si le nom d'Hypéride n'est pas très connu du public, peu de personnes, par contre, ignorent l'anecdote qu'un tableau de Gérôme a popularisé. C'est Hypéride, en effet, qui, défendant la courtisane Phryné, accusée d'impiété, enleva brusquement le péplum qui recouvrait le corps de la belle impure*. Cet argument ad hominen eut, on le sait, le plus grand succès et sauva la tête de la cliente d'Hypéride.
Dans toute l'antiquité, le nom d'Hypéride était toujours associé à celui de Démosthène quand on parlait d'orateurs célèbres. Malheureusement, l'incendie de la bibliothèque de Mathias Corvin, roi de Hongrie, par les Turcs, détruisit les seuls manuscrits alors connus et dans lesquels se trouvaient plusieurs discours du grand avocat athénien. C'est seulement depuis une trentaine d'années que l'on a retrouvé sur des papyrus de la haute Egypte quelques fragments de discours; les deux principaux, dont Longin parle dans son Traité du Sublime, celui pour Phryné et le discours contre Athénogène, restaient inconnus. C'est le second que M. Revillout, conservateur adjoint au musée du Louvre, vient de découvrir sur un papyrus égyptien dont il a fait récemment l'acquisition.
Pour saisir toute l'importance de la découverte, il faut se rappeler qu'à l'époque où Hypéride prononça son discours, Athènes, vaincue avec la confédération grecque à Chéronée, se trouvait sous l'influence macédonienne. Démosthène et Hypéride luttaient pour l'indépendance de leur pays et avaient comme adversaire Athénogène, le chef de la faction dévouée aux intérêts du roi de Macédoine.
Cet Athénogène possédait une boutique de parfumeur qu'il faisait gérer par un esclave nommé Midas. Le client d'Hypéride avait prêté des sommes relativement considérables à Midas qui, disait-il, voulait réunir un pécule suffisant pour acheter sa liberté. Mais en fait, ces sommes allaient directement dans la poche d'Athénogène dont la situation était quelque peu obérée.
Le client d'Hypéride, désespérant de rentrer dans ses débours, résolut d'acheter la parfumerie d'Athénogène, et son gérant. Il faut dire qu'à Athènes les parfumeries comme les boutiques de confiseurs et de barbiers servaient de lieux de rendez-vous au monde élégant et avaient une valeur marchande très élevée. La boutique d'Athénogène, en raison du rôle politique de son propriétaire, devait évidemment être très achalandée. Aux premières propositions qui lui furent faites, Athénogène répondit négativement: il éconduisit brutalement son créancier. Mais il se ravisa et dépêcha quelques jours après auprès de lui une hétaïre nommée Antigone qui devait négocier l'affaire. Antigone et le futur acheteur se rencontrèrent sur la place publique: εν τμ αγορα.
"Je lui fis le récit de ce qui s'était passé, dit Hypéride, parlant au nom de son client. Je lui racontais qu'Athénogène était intraitable avec moi. Elle me dit que c'était toujours là sa manière d'être. Mais elle me recommanda de ne pas perdre courage, car je l'aurais elle-même pour alliée dans la lutte. C'était avec l'air d'une affectation toute singulière qu'elle me faisait cette déclaration, recourant aux plus grands serments pour me prouver qu'elle parlait exclusivement par bienveillance pour moi et était envers moi pleinement véridique.
"De telle façon, ô juges, car on doit vous dire toute la vérité, que j'en vins à croire (et vraiment cela me paraissait très probable) à un amour extraordinaire qui se serait emparé de cette femme et l'aurait fait agir.
"Elle préparait le terrain par toutes ces tromperies, de manière à pouvoir réclamer de moi, plus tard, trois cents drachmes pour prix de sa bienveillance. Pareillement donc! ô juges, il n'y a rien d'étonnant à ce que je me sois laisser duper, avec une Antigone pour m'endoctriner de la sorte, avec cette femmes qui est bien la plus perverse des hétaïres."
Les hétaïres, à Athènes, constituaient le demi-monde. Elles s'entendaient merveilleusement, on le voit, à négocier les affaires délicates. Antigone était bien une disciple de Circé l'enchanteresse.
Quelques jours après, Antigone revoit son nouvel ami et lui dit que, à force d'instance et de prières, elle a obtenu d'Athénogène la cession de la boutique et de son gérant au prix de 40 mines, cela représente 2.800 fr. en argent, mais la valeur relative est beaucoup plus forte que cette somme. On se rendit chez Athénogène. Antigone "glapit fort", comme dit Hypéride. Athénogène se montra fort aimable et déclara nonchalamment que l'acquéreur, en prenant possession de la parfumerie, devait avoir à sa charge "les dettes antérieures telles qu'elles se comportaient. Mais, ajoutait-il, il y a fort peu à recouvrer, et les marchandises qui garnissent cette boutique valent bien davantage: les parfums, les vases à la Bas'roi, les Smyrna, etc. Il débitait une kyrielle de noms, comme s'il me montrait le tout, et cela sans fin."
Les cheveux rouges et les yeux noirs d'Antigone, la faconde d'Athénogène fascinent évidemment le malheureux acheteur qui accepte ce qu'on lui propose.
"Athénogène, prenant aussitôt sur ses genoux ce qu'il avait préparé relativement à cette affaire, lut ce qui était écrit. C'étaient les actes mêmes qui me concernaient. Et je les écoutais pendant qu'il les lisait. Mais il se hâtait, et cela beaucoup plus qu'il n'était convenable, de terminer l'affaire et de sceller les contrats de peur que personne parmi les gens sensés ne pût se rendre compte de ce qu'on avait écrit."
L'affaire est conclue. Les actes sont déposés chez Lysiclès de Leuconoë, un notaire quelconque. L'acheteur va à la banque (trapeza), retire les 40 mines, les porte à Athénogène et se rend à sa parfumerie. Mais une déception cruelle l'attendait. Les "dettes antérieures telles qu'elles se comportaient" s'élevait à 5 talents, c'est à dire plus de 20.000 fr. Athénogène avait fait passer une partie de ses propres dettes dans le passif commercial de la parfumerie. C'était la ruine du pauvre diable et de ses amis.
Hypéride prit la cause en main. On a pu voir par le tour léger du récit quel orateur ce pouvait être. L'affaire était délicate. Une loi de Solon spécifiait que les conventions écrites entre les parties faisait loi, et cela d'une manière absolue. Le client d'Hypéride devait payer tout ce qu'on lui demandait: c'était écrit!
L'avocat étudia la question au point de vue juridique et chercha des arguments pour obtenir l'annulation du contrat. Sa dialectique des plus serrées est véritablement remarquable. Hypéride cite une loi qui interdisait les fraudes sur le marché, εν τμ αγορα. Antigone n'avait-elle pas arrêté son client sur l'agora? Il y avait eu fraude: donc la vente était nulle. C'était un argument spécieux. Hypéride ne s'y arrête pas longtemps. Il rappelle que, au point de vue des mariages des Athéniens, le tuteur de la jeune fille doit certifier que la fiancée est réellement Athénienne. Si cela n'est pas, le mariage est nul, et les peines les plus sévères atteignent ceux qui ont fait des fausses déclarations.
Un troisième argument est relatif aux conventions conclue par les femmes. La législation de Solon retirait toute capacité civile aux femmes et allait jusqu'à annuler les testaments rédigés sous une influence féminine. Hypéride se demande s'il n'y a pas corrélation entre ce point de droit et la cause qu'il défend, Antigone ayant été l'entremetteuse de la vente.
L'avocat rappelle ensuite les négociations préliminaires: il dit qu'Athénogène avait affirmé que la valeur des marchandises contenues dans la boutique devait dépasser largement le montant du passif. Dès lors, en équité, les obligations de l'acheteur devaient être limitées et ne pas atteindre les cinq talents réclamés.
Le ton de l'orateur, dit M. Revillout dans le mémoire qu'il a lu vendredi à l'Académie des inscriptions et auquel nous devons cette première traduction du discours, le ton de l'orateur s'élève peu à peu. Il devient agressif à l'égard d'Athénogène. La passion politique l'entraîne à des mouvements d'éloquence contre le traître qui s'est livré à l'ennemi de la patrie.
"Cet homme, s'écrie-t-il, a violé les traités qui concernaient Athènes, et il veut qu'on s'attache à des conventions particulières, comme à des actes de foi? Celui qui a méprisé le droit par rapport à vous (les juges athéniens) est très soucieux de ces droits en ce qui me touche, tant est grande sa perversité. Et il a toujours été le même..."
Hypéride raconte qu'il a trahi les Trézenois qui étaient les alliés d'Athènes depuis les guerres Médiques.
"Dans la guerre contre Philippe, peu avant la bataille, au lieu de rejoindre l'armée qui se rendait à Chéronée, il a émigré à Trézènes. Il l'a fait, méprisant la loi qui lui ordonne de mettre la main sur tout homme émigrant au milieu d'une guerre, s'il revient jamais... Et il est revenu! comme il le paraît."
Cette attaque ironique devait produire un grand effet sur les patriotes athéniens qui subissaient en frémissant le joug des Macédoniens. Hypéride gagna-t-il son procès. M. Revillout le croit. En tout cas, il a prononcé un discours de toute beauté qui justifie les éloges de ceux qui, comme Longin, l'ont mis sur le même rang que Démosthène.
Il faut se féliciter de voir un document de si haute valeur pour l'histoire des lettres entrer dans notre musée national. M. Revillout a eu la main heureuse. Il serait à souhaiter maintenant que la fameuse caisse des musées nationaux permit à M. Kæmpfen et à tous ses savants collaborateurs d'enrichir souvent le Louvre de pièces de cette importance.
Le Petit Moniteur illustré, 10 février 1889.
* Nota de Célestin Mira:
La plus connue des hétaïres fut Aspasie, maîtresse de Périclès qui recevait chez elle Socrate, Sophocle, Phidias etc. et qui, au dire de Plutarque (vie de Périclès, XXIV, 2), inspirait "aux philosophes un intérêt qui n'est ni mince ni négligeable.)"Je lui fis le récit de ce qui s'était passé, dit Hypéride, parlant au nom de son client. Je lui racontais qu'Athénogène était intraitable avec moi. Elle me dit que c'était toujours là sa manière d'être. Mais elle me recommanda de ne pas perdre courage, car je l'aurais elle-même pour alliée dans la lutte. C'était avec l'air d'une affectation toute singulière qu'elle me faisait cette déclaration, recourant aux plus grands serments pour me prouver qu'elle parlait exclusivement par bienveillance pour moi et était envers moi pleinement véridique.
"De telle façon, ô juges, car on doit vous dire toute la vérité, que j'en vins à croire (et vraiment cela me paraissait très probable) à un amour extraordinaire qui se serait emparé de cette femme et l'aurait fait agir.
"Elle préparait le terrain par toutes ces tromperies, de manière à pouvoir réclamer de moi, plus tard, trois cents drachmes pour prix de sa bienveillance. Pareillement donc! ô juges, il n'y a rien d'étonnant à ce que je me sois laisser duper, avec une Antigone pour m'endoctriner de la sorte, avec cette femmes qui est bien la plus perverse des hétaïres."
Les hétaïres, à Athènes, constituaient le demi-monde. Elles s'entendaient merveilleusement, on le voit, à négocier les affaires délicates. Antigone était bien une disciple de Circé l'enchanteresse.
Quelques jours après, Antigone revoit son nouvel ami et lui dit que, à force d'instance et de prières, elle a obtenu d'Athénogène la cession de la boutique et de son gérant au prix de 40 mines, cela représente 2.800 fr. en argent, mais la valeur relative est beaucoup plus forte que cette somme. On se rendit chez Athénogène. Antigone "glapit fort", comme dit Hypéride. Athénogène se montra fort aimable et déclara nonchalamment que l'acquéreur, en prenant possession de la parfumerie, devait avoir à sa charge "les dettes antérieures telles qu'elles se comportaient. Mais, ajoutait-il, il y a fort peu à recouvrer, et les marchandises qui garnissent cette boutique valent bien davantage: les parfums, les vases à la Bas'roi, les Smyrna, etc. Il débitait une kyrielle de noms, comme s'il me montrait le tout, et cela sans fin."
Les cheveux rouges et les yeux noirs d'Antigone, la faconde d'Athénogène fascinent évidemment le malheureux acheteur qui accepte ce qu'on lui propose.
"Athénogène, prenant aussitôt sur ses genoux ce qu'il avait préparé relativement à cette affaire, lut ce qui était écrit. C'étaient les actes mêmes qui me concernaient. Et je les écoutais pendant qu'il les lisait. Mais il se hâtait, et cela beaucoup plus qu'il n'était convenable, de terminer l'affaire et de sceller les contrats de peur que personne parmi les gens sensés ne pût se rendre compte de ce qu'on avait écrit."
L'affaire est conclue. Les actes sont déposés chez Lysiclès de Leuconoë, un notaire quelconque. L'acheteur va à la banque (trapeza), retire les 40 mines, les porte à Athénogène et se rend à sa parfumerie. Mais une déception cruelle l'attendait. Les "dettes antérieures telles qu'elles se comportaient" s'élevait à 5 talents, c'est à dire plus de 20.000 fr. Athénogène avait fait passer une partie de ses propres dettes dans le passif commercial de la parfumerie. C'était la ruine du pauvre diable et de ses amis.
Hypéride prit la cause en main. On a pu voir par le tour léger du récit quel orateur ce pouvait être. L'affaire était délicate. Une loi de Solon spécifiait que les conventions écrites entre les parties faisait loi, et cela d'une manière absolue. Le client d'Hypéride devait payer tout ce qu'on lui demandait: c'était écrit!
L'avocat étudia la question au point de vue juridique et chercha des arguments pour obtenir l'annulation du contrat. Sa dialectique des plus serrées est véritablement remarquable. Hypéride cite une loi qui interdisait les fraudes sur le marché, εν τμ αγορα. Antigone n'avait-elle pas arrêté son client sur l'agora? Il y avait eu fraude: donc la vente était nulle. C'était un argument spécieux. Hypéride ne s'y arrête pas longtemps. Il rappelle que, au point de vue des mariages des Athéniens, le tuteur de la jeune fille doit certifier que la fiancée est réellement Athénienne. Si cela n'est pas, le mariage est nul, et les peines les plus sévères atteignent ceux qui ont fait des fausses déclarations.
Un troisième argument est relatif aux conventions conclue par les femmes. La législation de Solon retirait toute capacité civile aux femmes et allait jusqu'à annuler les testaments rédigés sous une influence féminine. Hypéride se demande s'il n'y a pas corrélation entre ce point de droit et la cause qu'il défend, Antigone ayant été l'entremetteuse de la vente.
L'avocat rappelle ensuite les négociations préliminaires: il dit qu'Athénogène avait affirmé que la valeur des marchandises contenues dans la boutique devait dépasser largement le montant du passif. Dès lors, en équité, les obligations de l'acheteur devaient être limitées et ne pas atteindre les cinq talents réclamés.
Le ton de l'orateur, dit M. Revillout dans le mémoire qu'il a lu vendredi à l'Académie des inscriptions et auquel nous devons cette première traduction du discours, le ton de l'orateur s'élève peu à peu. Il devient agressif à l'égard d'Athénogène. La passion politique l'entraîne à des mouvements d'éloquence contre le traître qui s'est livré à l'ennemi de la patrie.
"Cet homme, s'écrie-t-il, a violé les traités qui concernaient Athènes, et il veut qu'on s'attache à des conventions particulières, comme à des actes de foi? Celui qui a méprisé le droit par rapport à vous (les juges athéniens) est très soucieux de ces droits en ce qui me touche, tant est grande sa perversité. Et il a toujours été le même..."
Hypéride raconte qu'il a trahi les Trézenois qui étaient les alliés d'Athènes depuis les guerres Médiques.
"Dans la guerre contre Philippe, peu avant la bataille, au lieu de rejoindre l'armée qui se rendait à Chéronée, il a émigré à Trézènes. Il l'a fait, méprisant la loi qui lui ordonne de mettre la main sur tout homme émigrant au milieu d'une guerre, s'il revient jamais... Et il est revenu! comme il le paraît."
Cette attaque ironique devait produire un grand effet sur les patriotes athéniens qui subissaient en frémissant le joug des Macédoniens. Hypéride gagna-t-il son procès. M. Revillout le croit. En tout cas, il a prononcé un discours de toute beauté qui justifie les éloges de ceux qui, comme Longin, l'ont mis sur le même rang que Démosthène.
Il faut se féliciter de voir un document de si haute valeur pour l'histoire des lettres entrer dans notre musée national. M. Revillout a eu la main heureuse. Il serait à souhaiter maintenant que la fameuse caisse des musées nationaux permit à M. Kæmpfen et à tous ses savants collaborateurs d'enrichir souvent le Louvre de pièces de cette importance.
Le Petit Moniteur illustré, 10 février 1889.
* Nota de Célestin Mira:
Gérôme: Phryné devant l'Aréopage, 1861. |
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