Les gens jugés par le chapeau.
On sait combien il est difficile de connaître exactement le caractère des gens qu'on fréquente. On cherche à comprendre les mobiles de leurs actions, à saisir le fond de leur pensée. Parfois, on croit y avoir réussi, mais à ce moment même se manifeste souvent la décisive épreuve qui confond votre jugement et vous range au rang des dupes.
Cependant des psychologues ont proposé divers moyens prétendus scientifiques et en quelque sorte mécaniques de connaître son semblable. Celui-ci s'appuie sur la graphologie, examine à la loupe les pattes de mouche de son voisin et n'hésite pas à porter sur son compte un jugement qu'il estime inattaquable. Celui-là considère les lignes du front ou de la main, étudie si l'on a la bouche de travers, les lèvres minces ou lippues, le nez rond ou pointu. Un troisième s'intéresse à la forme de la nuque ou des oreilles; un autre encore regarde comment on marche et si l'on use les talons de ses bottines en arrière ou de côté.
On a dit aussi: "la coiffure, le chapeau, c'est l'homme", et l'on a échafaudé sur un haut de forme ou un chapeau mou des hypothèses ingénieuses. Les Japonais se jugent même les uns les autres à la manière très variée d'attacher le tenoguë, qui est leur coiffure nationale.
Nous ferons comme eux. Malgré l'apparente uniformité de la coiffure bourgeoise, nous affirmerons qu'un homme peut être connu dans son caractère essentiel à la façon dont il porte le haut de forme, le chapeau mou ou le chapeau rond.
Voyez plutôt chers lecteurs.
Le petit bourgeois.
Ce chapeau gros et lourd, enfoncé bas sur la nuque et sur les yeux, ne révèle-t-il pas l'âme d'un petit bourgeois étroit d'idées, têtu, passablement misanthrope et bourru; en politique, conservateur aux opinions enracinées, retardataire obstiné, sermonneur intarissable; dans la vie de famille, toléré, supporté et écouté en raison directe de la fortune qu'il laissera en mourant.
L'optimiste.
Petit chapeau rond perché sur une grosse tête: c'est un optimiste; il voit la vie par ses côtés drôles; excentrique, mais souvent bon et prévenant. Est peut-être premier comique dans un petit théâtre de province. Remplirait également, à l'occasion, et avec des capacités égales, l'emploi de clown dans un cirque.
Le jovial.
Le propriétaire de ce chapeau rond, très bas de fond, est un homme jovial, mais peu fin. Ses mots pour rire font la joie des filles de cuisine. Il y a ordinairement, sous un tel chapeau, plus de bêtise que d'intelligence. Mais méfiez-vous: cette bêtise, cette niaiserie sont trop souvent doublées de quelque méchanceté qui ne cherche qu'à se manifester.
Le fat.
Dans ce Paris où l'on sait tout faire comme il faut, où l'on sait marcher comme il faut, où l'on sait se coiffer comme il faut, combien de fois ne rencontre-t-on pas des messieurs dont le haut de forme penche un peu, oh! si peu que rien, sur l'oreille! C'est un signe d'assez grande fatuité et d'amour-propre. Cette très légère inclinaison du chapeau, que ce soit un haut de forme, un chapeau mou ou rond, est l'indice d'une toilette faite avec un grand soin. On veut plaire. On est don Juan, on aspire à l'être ou on croit l'être. Mais peut-être aussi n'est-on que coquet, vaniteux et amoureux de sa petite personne.
L'art pour l'art, quoi!
L'homme d'affaires.
Chapeau porté assez bas sur les yeux: homme méditatif et réfléchi; peut-être rongé de soucis; homme d'affaires à la recherche de combinaisons difficiles; ou médecin consciencieux; ou homme politique aux desseins cachés, attentif à sonder les intentions de son adversaire; ou encore psychologue profond; ou bien aussi savant, jaloux d'échapper au contact d'autrui et de s'enfoncer dans la connaissance de soi-même.
Celui qui a "un grain".
Un homme qui porte habituellement son chapeau tout en arrière témoigne pas là d'une fermentation particulière du cerveau.. Ce peut être le geste d'un ivrogne, d'un fou ou d'un homme de génie. Ces mots ne se contredisent pas l'un l'autre; l'ivrognerie est une folie ou conduit à la folie, et, d'après les théories lombrosiennes, on sait qu'un "grain" est l'indispensable rançon du génie.
L'apache.
Avec cette casquette rabattue sur les yeux, nous voici dans le drame: gare à la bourse! gare la vie! c'est la coiffure préférée des apaches, de la Terreur d'Auteuil, du Rouquin de la Villette et de tant d'autres professionnels des boulevards extérieurs et des fossés des fortifications, dont Steinlen, entre autres, a exprimé la vie et les mœurs dans des dessins connus*. Il n'est pas besoin de plus longue présentation.
Le bookmaker.
Prenez garde aussi à ce chapeau rond, haut de fond, couleur marron, toujours fortement incliné sur l'oreille de son possesseur. La tête qui le porte ne dit rien qui vaille. Autour du cou, généralement, pas de col, tout au plus une cravate noire, nouée on ne sait comment. C'est à la fois l'alphonse et le bonneteur parisiens. Pour devise: ni mœurs, ni honneur, ni Dieu, ni diable! On le voit errer autour des champs de courses. Loin des yeux de la police, il appuie contre terre le manche de son parapluie ouvert et, sur l'étoffe, il pose des cartes à jouer: c'est un tapis vert improvisé. Il convie les joueurs; "Faites vos jeux, messieurs!" Vous risquez quelques louis: certainement, vous les perdez.
L'ami des plaisirs.
Chapeau mis légèrement en arrière et laissant le front passablement découvert: homme gai ou insouciant; souvent très superficiel; ami des plaisirs; mais, parfois aussi, homme simplement content de soi ou qui a mis de côté pour quelque temps toutes idées moroses. Geste des garçons d'honneur dans une noce gaie à l'heure des chansons.
L'artiste.
Chapeau de feutre de grandeur démesurée, bords savamment déformés: caractère présomptueux, grande vanité. Culte du moi. recherche de l'effet. Prétentions artistiques. Professe l'horreur du bourgeois jusqu'à ne pas porter comme tout le monde, l'humble chemise. Dissimule cette absence de linge par des cravates soigneusement enroulées et des vestons fermés. S'il est peintre, signe des tableaux que d'habiles artistes on faits... à sa place.
Le Diogène ou philosophe.
Chapeau de forme indéfinie, posé obstinément sur la tête avec laquelle il ne semble faire qu'un; homme qui a toujours vécu dans l'ignorance des questions de toilette et peut-être de propreté; ne s'arrête pas aux apparences, mais cherche le fond des choses. Ne songe pas à plaire. Ne flatte personne. Dit, au contraire, la vérité, même à ceux qui ne la lui demande pas. Caractère tout d'une pièce. Peut être très bon, mais avec brusquerie. Il est possible qu'on l'entende prononcer de véhéments discours dans les meetings populaires en temps d'élections.
Edouard Bauty.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 1er novembre 1903.
* Nota de célestin Mira.
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La Valse des Gigolettes, par Théophile, Alexandre Steinlen. |