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samedi 21 avril 2018

Nos petites ménagères.

Nos petites ménagères.


Un des derniers sanctuaires des fins soupers vient de fermer ses portes, faute de dévots. Verdier, le grand prêtre de la Maison dorée *, a quitté ses fourneaux en accusant nos jeunes et vieux boulevardiers de méconnaître les douceurs de la table. Il va de par le monde se lamentant: "On ne mange plus! On ne mange plus!" Il regrette le temps de Gramont-Caderousse, le temps du Nabab et du Mora d'Alphonse Daudet, les beaux jours de la musique d'Offenbach et d'Hortense Schneider, le retour d'Italie, l'Exposition de 1867....
De fait, la grande cuisine élégante et chère disparut avec l'Empire. Et c'est à peine, l'automobile, le yachting et la chasse aux grouses d'Ecosse étant plus à la mode, si les continuateurs de Vatel rencontrent d'assez riches "patrons" pour exercer leur art avec le cérémonial nécessaire. Songez que le cuisinier de M. de Rothschild ne gagne que soixante-quinze mille francs dans une année! Le nationalisme pénètre à la cuisine comme autre part; beaucoup de princes étrangers commencent à préférer des cuisiniers de leurs pays, d'ailleurs formés, directement ou non, à l'école des nôtres. Les temps sont éloignés où nos grands sauciers de France, remplaçant les philosophes du XVIIIe siècle, trouvaient dans toutes les petites cours d'Europe, profit, honneurs et droit au port de l'épée.
Mais les traditions de la belle et "spirituelle" cuisine française ne meurent pas. Ceux qui les détiennent cherchent, au contraire, à en faire bénéficier des disciples nombreux. Nos grands cuisiniers vont au peuple, enseignant aux ménagères l'art de rendre attirante la plus modeste des tables de famille. Contre belles espèces, ils se faisaient gloire, autrefois, de solliciter l'appétit capricieux des grands seigneurs. Aujourd'hui, pour le seul plaisir de perpétuer la science culinaire, ils font épeler aux fillettes, les manœuvriers, l'a b c du fourneau.






Comment on fait de bonnes petites femmes de ménage.

M. Charles Driessens* est le plus connu de ces Vatels populaires. Après avoir "rôti" pour la cour et la ville, cet aimable homme s'est mis en tête de contenter la gourmandise du simple zingueur. Et il a fondé à Saint-Denis, derrière la plaine où ne poussent que des cheminées d'usines, une école destinée à nous offrir de charmantes petites ménagères. On y apprend tout ce que n'enseignent pas toujours les maîtres de l'école primaire: l'utile. Les jouvencelles brunes et blondes s'instruisent là sur la manière dont elles devront faire leur marché, laver leur linge, coudre leurs robes, piquer des fleurs sur leur chapeau, diriger leur cuisine et, par suite: rendre heureux leur mari. Mme Driessens leur livre les recettes du parfait ménage, pour la joie de créer des intérieurs ouvriers délivrés de l'ennui.
Mais je ne veux parler ici que du cours de cuisine auquel je fus récemment convié.
Dans une salle claire, aux parois vernies, M. Driessens se tient debout dans sa chaire, c'est à dire derrière ses fourneaux à gaz. Sa haute silhouette se détache sur un décor de cuisine: marmites, poêles, récipients divers dont le seul aspect flamboyant enseigne la propreté.





En face du maître sont assises sur des gradins cinquante ou soixante fillettes et jeunes filles. Tout un petit monde fleuri de blanc. Tabliers à minuscules bavettes et grandes manches d'où sortent des menottes un peu rouges, des mains de bonne ménagère. Ces demoiselles ouvrent sur leurs genoux un petit carnet sur lequel elles "croqueront" les bonnes recettes de M. Driessens.
- Mesdemoiselles, dit le professeur, nous ferons aujourd'hui pour notre dîner des pieds de mouton sauce poulette... et une gourmandise... du flan! (Assentiment dans l'auditoire). Mais comme il nous reste du rosbeef froid de la veille, nous allons d'abord l’accommoder!
Un aide apporte sur la table de la cuisine une botte de pieds de moutons ainsi que le plat de viande froide.
Et le cours pratique commence aussitôt:
- Mesdemoiselles X..., Z..., Y..., venez ici! Une erreur trop généralement répandue veut que le beurre de cuisine, celui dont on use pour les plats de résistance du repas, soit choisi moins fin et moins frais que le beurre de table dont on croque à peine de temps en temps une bouchée. Quand vous aurez fait fortune ou trouvé des maris millionnaires, promettez-moi de combattre pratiquement ce fâcheux système. En attendant, comme nous ne sommes pas assez riches pour faire de la cuisine au beurre frais, nous allons pratiquer la cuisine à la graisse. Vous allez donc nous préparer des "roux".
Trois petites filles se campent devant leur fourneau. Le maître leur apprend à essuyer leur poêle, à allumer le gaz (faire flamber l'allumette avant de tourner le robinet) et à fabriquer le "roux" à petit feu, sans dégagement de fumée.
- Mademoiselle X..., fait remarquer M. Driessens, pourquoi tenez-vous votre poêle d'une façon si gauche? Vous nous montreriez une toute autre grâce si vous étiez au piano!... Mademoiselle Z..., on ne pose jamais directement sur la table la cuillère dont on vient de se servir. Ayez une assiette pour cela... Oh! mademoiselle Y..., comme vous essuyez mal votre couteau! On le passe d'abord entre ses doigts, puis on l'essuie à l'aide d'un linge de cuisine, en présentant au torchon la partie non tranchante.



Le cours pratique: comment on fait sauter les crêpes.


Cuisine pratique.

Laissant ses trois petites ménagères à leurs fourneaux, M. Driessens demande à son auditoire:
- Comment allons-nous servir notre rosbeef froid... à la sauce piquante? Pourquoi?
Et la classe de répondre en chœur:
- C'est la moins chère.
- Soit! Mademoiselle B..., venez nous faire la sauce demandée. Maintenant, occupons-nous des pieds de moutons à la poulette.
A ce propos, le professeur fait observer (ce mets devant cuire très longtemps) que la plupart des ménagères ne savent pas régler la flamme de leur fourneau, et usent beaucoup plus de gaz qu'il n'est nécessaire. Il suffit que pointent les petites flammes bleues pour que le "blanc" soit chaud comme il convient.
Le cours se continue toujours raisonné, toujours pratique, jusqu'à la minute où M. Driessens annonce:
- Nous allons faire du flan... de flan ordinaire.
Plaise à  Mme Ursule, cordon bleu du Dimanche, bénie déjà par tant de famille de Paris, de province et de l'étranger qui se félicitent, en se léchant les doigts, d'avoir suivi religieusement ses conseils, que je donne ici la recette du flan telle que l'ont copiée sur leur carnet de notes, en tirant la langue, les futures ménagères de Saint-Denis! Je prends l'engagement de ne plus rôder autour des casseroles de mon confrère, ou de ma "consœur".

Vous mettez dans un saladier deux cent cinquante grammes de farine, cent gramme de sucre, une pincée de sel, trois œufs, une cuillerée d'eau d'oranger. Mélanger le tout, pour éviter les grumeaux, avec un litre de lait. Versez la sauce bien mélangée dans un plat allant au feu, cassez quelques morceaux de sucre dessus, mettez au four chaud une bonne demi heure, jusqu'à belle couleur et que le flanc soit ferme de toute part. Servez dans le plat.

On prépare le flanc. Toutes les têtes se tournent vers le coin de la salle où la gourmandise prend "sa belle couleur". Puis on mange la pâte parfumée dans de petites assiettes de poupée... il me semble, aux mines de certaines élèves, qu'elles les désireraient moins mignonnes mais...  plus grandes. 


Le flan achevé et cuit à point, on le mange avec délices.

Je ne voudrais pas attrister M. Driessens, mais je crois bien que, le flan mis au four, ses jeunes auditrices ne profitèrent pas de son enseignement.
La classe est finie. Les petits tabliers blancs des ménagères en bouton s'en vont à travers les vieilles rues grises, un peu boueuses, de Saint-Denis, apportant à cinquante logis d'ouvriers un peu de la science d'être heureux chez soi.

                                                                                                                                  Léon Roux.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 30 août 1903.




* Nota de célestin Mira:


La "Maison Dorée", était un restaurant situé 20 boulevard des Italiens, à Paris.



Un salon particulier de la Maison Dorée.


Immeuble de la Maison Dorée, transformé de nos jours en bureaux de la BNP.


Pétrus Carolus "Charles Driessens.


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