Armand Barbès.
Barbès est mort. Depuis des années il se débattait contre le mal qui le tenait à la gorge, le minait et l'étouffait. Une crise suprême l'avait terrassé, il y a trois semaines. Un matin, son ami Quignot, son compagnon de captivité durant de longues et tristes années, reçut ce télégramme laconique et fier: Je meurs, viens avec Martin.
Martin, c'était Martin Bernard. Quignot partit, laissant son atelier de tailleur, pour la Haye, où râlait le grand proscrit. Martin Bernard le suivit, puis Etienne Arago, et tour à tour les amis nouveaux et les amis anciens, Fr.-V. Hugo et Louis Blanc allèrent s'asseoir auprès du grand fauteuil où, couché à demi, Barbès agonisait, non couché, toujours debout. Mme Carles-Barbès, la sœur d'Armand Barbès était accourue aussi. Et ce sera un des regrets de ma vie de n'avoir point revu une dernière fois, ce fier et superbe visage de Barbès, creusé par la douleur, mâle et doux, plein de noblesse et plein de charme.
C'est à Limoges que la nouvelle de cette mort m'arrive. Je n'aurai point le temps de me rendre à La Haye, et Barbès est peut-être enterré à l'heure où j'écris ces lignes, dans ce petit cimetière hollandais où repose un autre proscrit, Lagrange. Je revois la petite maison que Barbès occupait sur le Plaatz, à La Haye, la petite chambre où il vivait, entre ses livres amis et les portraits des compagnons de lutte, Louis Blanc, Charras, dont le visage maigre et sympathique ressemblait au sien, Victor Hugo, d'autres encore qu'il chérissait. Depuis des années la douleur le clouait sur son grand fauteuil. Il y restait songeant, rêvant à la patrie absente, fumant sa pipe, comme à la veille d'être exécuté par le bourreau il avait, jadis, demandé de la fumer, et l’œil sur la place, la tête couverte d'une calotte de velours noir, pareil à quelque grand vieillard d'une légende, il semblait attendre qu'une voix lointaine, celle de la grande nation réveillée, celle de la pauvre France qu'il aimait et dont le nom attirait à ses yeux les larmes, lui criât:
- Reviens!
Il l'attendait, cette voix depuis longtemps muette. Les jours passaient, la maladie creusait et minait chaque jour davantage Barbès. Pourtant, il sortait encore, il allait et venait dans cette ville étrangère où tous s'inclinaient devant lui, depuis le roi qui donnait ordre qu'on lui ouvrit les jardins et les musées à toute heure, jusqu'à l'ouvrier qui lui tirait bien bas son bonnet. Il marchait dans ces rues, redressant sa tête haute, le pas décidé, la taille élevée, un air suprême de commandement répandu sur toute sa personne. Le cher grand homme ! Il y avait en lui du héros et de la femme; du héros pour le sublime, de la femme pour l'attrait. Il imposait par la fermeté, par le courage, par la décision, il charmait par la bonté, par la naïveté, par la grâce; en lisant son histoire tourmentée, héroïque, on l'admirait. En le rencontrant, on l'aimait.
Son existence, toute de sacrifice à une idée, est une existence de martyr. En 1834, il n'a que sa vie à donner à sa cause, il la donne. On le condamne à mort. Il est heureux, il est fier de mourir. On lui fait grâce. Il reste en prison seize ans. Il en sort comme il y est entré, l'apôtre fervent d'une idée. Au 15 mai, pour sauver la République, il se perd lui-même, rentre en prison et n'en sort, sept ans après, que pour aller vers l'exil, vers la mort lente, sûre, terrible, la triste mort de tous les jours. Et dans cette longue agonie, dans cette vie toute entière vouée à la patrie, pas une plainte, pas un murmure, pas une injure à l'adversaire, pas un moment de colère aveugle; toujours une sérénité admirable, je ne sais quelle paix profonde, née du grand coeur de cet homme et du calme infini de sa conscience.
Il y aura tantôt un an - un an! il est mort- dans sa petite chambre de La Haye; je lui parlais de Victor Hugo qui, par ses vers à Louis-Philippe, a contribué à sauver la vie à Barbès, et Barbès me contait qu'il ne l'avait jamais vu de sa vie, jamais aperçu, jamais.
- Et que je voudrais le voir, disait-il, en joignant ses mains maigres. Le voir ici! un homme si grand.
Il se faisait petit devant le grand homme de génie, lui, le grand homme de coeur.
A Bruxelles, au retour, je dis à Victor Hugo combien Barbès serait heureux et fier de le voir. Nous devions partir, avec Victor Hugo et ses fils, pour La Haye, et j'étais heureux de voir cette entrevue entre les deux proscrits dans la petite ville de Hollande. Une maladie de Mme Charles Hugo et le départ de Victor Hugo pour le congrès de Lausanne empêchèrent le voyage d'avoir lieu, et Armand Barbès est mort sans avoir vu Victor Hugo, à qui il était reconnaissant de devoir un peu la vie, et qu'il n'aura (quelle ironie!) jamais aperçu durant les soixante ans qu'il a vécus!
Pauvre Barbès! je le revois encore, avec sa haute taille, son front superbe et son œil plein d'éclairs! Qu'il était bon et grand! Comme sa prunelle s'incendiait au nom sacré de la France! Il l'aimait, ce pays, cette patrie, cette terre de Gaules, jusqu'à l'adoration! Son amour filial avait le fanatisme sublime des amours des mères. Il eût donné sans sang pour le bonheur de tous. Barbès n'était pas de ceux qui jugent les partis, il est de ceux qui les admirent. Quelle que soit l'idée d'un homme, il doit à cette pure et haute figure l'admiration et le respect. Il fut le chevalier de la démocratie. Il y avait, dans son langage et dans ses manières comme dans sa pensée, une dignité et une élégance mâle. Inutile à sa cause, a-t-on dit: Barbès aura été inutile comme ces martyrs qui tombaient, affirmant leur foi par leur supplice. Sans doute, il meurt vaincu. Mais il meurt sans tache, il meurt dans l'intégrité d'une noble vie. Il laisse aux générations qui viennent l'exemple austère de l'abnégation, du sacrifice, de la constance et de la sérénité dans la souffrance et dans la lutte.
A l'heure où les idées s'effacent devant les intérêts, où l'égoïsme remplace le dévouement; où l'appétit se fait revendication avant le droit, Armand Barbès représente l'incessant combat pour lajustice, la résistance à la douleur lente, la fidélité souriante à la fois première, la résignation et, mieux que cela, la foi à l'avenir jusque dans la mort en plein exil.
Charras mourant fit reculer la mort et la fit patienter jusqu'à ce qu'on lui eût apporté de l'autre côté du Rhin (il agonisait à Bâle) un verre d'eau de France. Quand il eut bu cette eau il dit: Je puis mourir, et mourut. Barbès avait voulu voir ses amis des heures de bataille, ses chers et vrais amis dont l'affection n'avait pas vieilli, mais grandi avec les années. Les amis embrassés, il a dit encore un nom: la France! et il est mort.
Là-bas, dans le cimetière de La Haye, un homme maintenant repose qui fut un grand citoyen et un grand coeur. On ne le connaîtra que lorsqu'on aura publié ces lettres qu'il écrivait, au courant de son émotion et comme aux palpitations de son âme, lettres tracées de cette grande écriture lapidaire qui n'était qu'à lui, et qui montrait quelle intelligence il y avait dans ce dévouement fait homme. Cette fois, ce n'est pas un parti, c'est la patrie qui est atteinte. Barbès fut, en effet ce qu'on n'est plus: un caractère et une foi.
Il ne pouvait mourir qu'exilé.
Jules Clarétie.
L'illustration, journal universel, samedi 2 juillet 1870.
Nota de célestin Mira:
- Reviens!
Il l'attendait, cette voix depuis longtemps muette. Les jours passaient, la maladie creusait et minait chaque jour davantage Barbès. Pourtant, il sortait encore, il allait et venait dans cette ville étrangère où tous s'inclinaient devant lui, depuis le roi qui donnait ordre qu'on lui ouvrit les jardins et les musées à toute heure, jusqu'à l'ouvrier qui lui tirait bien bas son bonnet. Il marchait dans ces rues, redressant sa tête haute, le pas décidé, la taille élevée, un air suprême de commandement répandu sur toute sa personne. Le cher grand homme ! Il y avait en lui du héros et de la femme; du héros pour le sublime, de la femme pour l'attrait. Il imposait par la fermeté, par le courage, par la décision, il charmait par la bonté, par la naïveté, par la grâce; en lisant son histoire tourmentée, héroïque, on l'admirait. En le rencontrant, on l'aimait.
Son existence, toute de sacrifice à une idée, est une existence de martyr. En 1834, il n'a que sa vie à donner à sa cause, il la donne. On le condamne à mort. Il est heureux, il est fier de mourir. On lui fait grâce. Il reste en prison seize ans. Il en sort comme il y est entré, l'apôtre fervent d'une idée. Au 15 mai, pour sauver la République, il se perd lui-même, rentre en prison et n'en sort, sept ans après, que pour aller vers l'exil, vers la mort lente, sûre, terrible, la triste mort de tous les jours. Et dans cette longue agonie, dans cette vie toute entière vouée à la patrie, pas une plainte, pas un murmure, pas une injure à l'adversaire, pas un moment de colère aveugle; toujours une sérénité admirable, je ne sais quelle paix profonde, née du grand coeur de cet homme et du calme infini de sa conscience.
Il y aura tantôt un an - un an! il est mort- dans sa petite chambre de La Haye; je lui parlais de Victor Hugo qui, par ses vers à Louis-Philippe, a contribué à sauver la vie à Barbès, et Barbès me contait qu'il ne l'avait jamais vu de sa vie, jamais aperçu, jamais.
- Et que je voudrais le voir, disait-il, en joignant ses mains maigres. Le voir ici! un homme si grand.
Il se faisait petit devant le grand homme de génie, lui, le grand homme de coeur.
A Bruxelles, au retour, je dis à Victor Hugo combien Barbès serait heureux et fier de le voir. Nous devions partir, avec Victor Hugo et ses fils, pour La Haye, et j'étais heureux de voir cette entrevue entre les deux proscrits dans la petite ville de Hollande. Une maladie de Mme Charles Hugo et le départ de Victor Hugo pour le congrès de Lausanne empêchèrent le voyage d'avoir lieu, et Armand Barbès est mort sans avoir vu Victor Hugo, à qui il était reconnaissant de devoir un peu la vie, et qu'il n'aura (quelle ironie!) jamais aperçu durant les soixante ans qu'il a vécus!
Pauvre Barbès! je le revois encore, avec sa haute taille, son front superbe et son œil plein d'éclairs! Qu'il était bon et grand! Comme sa prunelle s'incendiait au nom sacré de la France! Il l'aimait, ce pays, cette patrie, cette terre de Gaules, jusqu'à l'adoration! Son amour filial avait le fanatisme sublime des amours des mères. Il eût donné sans sang pour le bonheur de tous. Barbès n'était pas de ceux qui jugent les partis, il est de ceux qui les admirent. Quelle que soit l'idée d'un homme, il doit à cette pure et haute figure l'admiration et le respect. Il fut le chevalier de la démocratie. Il y avait, dans son langage et dans ses manières comme dans sa pensée, une dignité et une élégance mâle. Inutile à sa cause, a-t-on dit: Barbès aura été inutile comme ces martyrs qui tombaient, affirmant leur foi par leur supplice. Sans doute, il meurt vaincu. Mais il meurt sans tache, il meurt dans l'intégrité d'une noble vie. Il laisse aux générations qui viennent l'exemple austère de l'abnégation, du sacrifice, de la constance et de la sérénité dans la souffrance et dans la lutte.
A l'heure où les idées s'effacent devant les intérêts, où l'égoïsme remplace le dévouement; où l'appétit se fait revendication avant le droit, Armand Barbès représente l'incessant combat pour lajustice, la résistance à la douleur lente, la fidélité souriante à la fois première, la résignation et, mieux que cela, la foi à l'avenir jusque dans la mort en plein exil.
Charras mourant fit reculer la mort et la fit patienter jusqu'à ce qu'on lui eût apporté de l'autre côté du Rhin (il agonisait à Bâle) un verre d'eau de France. Quand il eut bu cette eau il dit: Je puis mourir, et mourut. Barbès avait voulu voir ses amis des heures de bataille, ses chers et vrais amis dont l'affection n'avait pas vieilli, mais grandi avec les années. Les amis embrassés, il a dit encore un nom: la France! et il est mort.
Là-bas, dans le cimetière de La Haye, un homme maintenant repose qui fut un grand citoyen et un grand coeur. On ne le connaîtra que lorsqu'on aura publié ces lettres qu'il écrivait, au courant de son émotion et comme aux palpitations de son âme, lettres tracées de cette grande écriture lapidaire qui n'était qu'à lui, et qui montrait quelle intelligence il y avait dans ce dévouement fait homme. Cette fois, ce n'est pas un parti, c'est la patrie qui est atteinte. Barbès fut, en effet ce qu'on n'est plus: un caractère et une foi.
Il ne pouvait mourir qu'exilé.
Jules Clarétie.
L'illustration, journal universel, samedi 2 juillet 1870.
Nota de célestin Mira:
Armand Barbès. |
Tombeau d'Armand Barbès, à Villalier dans l'Aude. |
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