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dimanche 22 avril 2018

Une nuit dans l'auberge à quatre sous.

Une nuit dans l'auberge à quatre sous.


Tandis que tout Paris dort et que seuls quelques lents sergents de ville, quelques fiacres attardés, hantent encore les faubourgs, le quartier des Halles, à partir de minuit, est en pleine activité. En été, surtout, quand la nuit est fraîche et douce, le spectacle ne manque pas de pittoresque: c'est celui d'une ville éveillée, travailleuse, bruyante, amoncelant laborieusement les provisions que le"ventre" formidable de l'autre ville consommera le lendemain*.

Le gîte des loqueteux.

Or, pendant qu'on s'agite sur le carreau des Halles, tout près, rue Saint-Denis, il en est qui dorment à poings fermés, en un hôtel dont seule l'Auberge de la Belle-Etoile peut avantageusement concurrencer les prix. C'est chez Fradin*. Une boutique dont les volets, à la devanture, sont toujours mis. Pas d'enseigne: ni bouchon de paille, ni pomme de pin; l'établissement a des clients fidèles qui considèrent comme inutiles et vains ces ornements extérieurs. 



Quand il fait beau, les patrons, le frère et la sœur maintenant, tout jeunes, sont souvent assis sur le pas de leur porte et causent avec les voisins, car, en ce quartier, on dort volontiers le jour et l'on travaille la nuit. Au visiteur qui se présente, ils font payer un droit d'entrée de 1 franc, puis le jeune homme pousse une portière, précède "l'amateur" dans l'"hôtel". 
D'abord, une salle longue, au plafond bas, qu'éclaire à demi une lampe à pétrole, suspendue à une poutre. Tout le long de la salle et au milieu, des rangées de tables, peintes en noir, nues; autour, des bancs de bois. Sur les bancs des hommes sont assis, serrés l'un contre l'autre; les coudes sur la table, la tête dans les mains ou appuyée sur les bras repliés, ils dorment. Il en est de jeunes et de tout vieux, des crânes chauves ou garnis de longs cheveux de poète ou de rapin; il y a des cottes de velours d'ouvrier, des vestons, il y a même, de-ci, de-là quelques redingotes. Il y a des visages crispés, tourmentés par le cauchemar. Mais il en est d'extraordinairement calmes, comme si la mort, déjà, leur avait apporté sa suprême sérénité; j'ai vu une tête de vieux, maigre, les tempes rentrées, le nez pincé, la peau tendue et jaunie aux pommettes, pareille à une tête de vieux que j'avais vue autrefois, en une vitrine de la Morgue. Sur tous ces hommes plane un ronflement grave, haché, fait de respirations embarrassées, monotone comme une litanie. 



Et dès qu'on pénètre parmi ces corps affalés et gémissants, avec l'odeur chaude et lourde, une angoisse saisit le visiteur. Jusqu'au moment où il touchera de nouveau le sol de la rue, il sera pris d'une crainte, d'un malaise que le plus brave, la première fois du moins, ne pourra surmonter: il lui semblera que les hôtes de cette maison le guettent, que lorsqu'il tournera la tête, ils se lèveront tous, se jetteront sur lui, le déchireront, l'étrangleront...

La cuisine.

Cependant, on arrive au fond de la salle. On tourne à droite, entre deux tables, on gravit trois marches d'escalier: c'est la cuisine. Elle est carrée, petite, coupée en deux dans sa largeur par un fourneau, éteint maintenant, où des marmites pansues sont alignées. Dans les marmites, une sorte de colle grisâtre: c'est la soupe. Des bouteilles de vin sont rangées par quatre. Le tenancier explique: moyennant quatre sous, les "pensionnaires" passent la nuit dans l'établissement et reçoivent une assiettée de soupe, ou un verre de vin, ou une tasse de café. Ils payent d'avance. Les hommes n'entrent qu'un à un. L'établissement ouvre de huit heures et demie ou neuf heures (avant sept heures, les miséreux font la queue à la porte). Chacun donne, en passant le seuil, ses quatre sous; on ne rend pas de monnaie. En échange de ses sous, le client reçoit un ticket de cuivre et il entre. La queue se reforme à la porte de la cuisine. Contre son ticket, l'hôte reçoit une soupe, un café ou du vin, et puis, il s'en va dormir. A cinq heures du matin, réveil; tout le monde se lève et part; la toilette est tôt faite. Un instant, la rue Saint-Denis est remplie de miséreux encore mal éveillés et que cingle l'air vif du matin. Mais, en un clin d’œil, elle se vide: les chambrées s'éparpillent sur Paris et, chez Fradin, l'eau phéniquée coule à longs jets sous les tables et les bancs.
Tandis que parle le jeune homme, le ronflement grave et pénible, la mélopée des sommeils inquiets arrive de la grande salle. La cuisine est sombre: une veilleuse y projette un filet de lumière... Mais, ce qui la transforme, lui fait perdre un instant son aspect de sordide hôtel de la famine, ce sont de longs pains dressés sur une planche, jaunes, fendillés, que l'on devine croustillants sous la dent; le rai de lumière les effleure; ils évoquent dans cet antre, la cuisine, claire et propre, de quelque maisonnette campagnarde où sèchent les pains fraîchement cuits.

Les "appartements" supérieurs.

On quitte la cuisine, on s'engage dans un escalier de pierre, si étroit qu'on n'y peut monter qu'en file indienne, et tournant en vrille comme un escalier de donjon. Pas de lumière: on monte à tâtons. Et soudain le pied s'enfonce dans un obstacle mou qui grogne: c'est un homme. A même la pierre, ils sont tombés là, sur le dos, ou le visage dans la poussière; on les enjambe ou on les foule sans qu'ils se soulèvent. Voici le grenier. Ici, les clients sont plus tassés, beaucoup sont étendus sur les tables, montrant les semelles trouées de leurs souliers par où l'on voit leurs pieds nus. Certains s'appuient la tête sur l'épaule du voisin, toute une file d'hommes, appliqués ainsi l'un contre l'autre, s'étouffant mutuellement, le dernier l'épaule contre le mur. 



Une lampe se balance au plafond; des groupes s'estompent dans les coins, à terre, auxquels le clair-obscur prête des formes bizarres ou monstrueuses. Venant de sous une table, une toux rauque, incessante, angoissante, monte et se mêle aux ronflements. Partout, des hommes sont couchés par terre, sur une planche qui domine la cage d'escalier, sous les bancs.
A se voir ainsi entouré de partout, le visiteur sent son malaise augmenter. Soudain, il frémit et recule, involontairement. Dans la salle, au fond, il voit des yeux grands ouverts, fixes, qui le regardent. Ces regards soutiennent le sien. Parmi les hôtes éreintés de l'auberge, il en est, à cette heure tardive, qui ne dorment pas et qui, silencieusement, contemplent les visiteurs. Quelles doivent être leurs pensées, à quoi songent-ils en voyant les "amateurs" qui traversent leur asile pour demander au spectacle de leur détresse quelque émotion, comme au plus réaliste des théâtres? C'est cette question qui donne au visiteur le petit frisson.

Les appartements du sous-sol.

On redescend l'escalier, on va au hasard, on enjambe des corps, on trébuche sur d'autres. Soudain le guide crie: Attention! Baissez-vous!
On se courbe, on passe sous une poterne et l'on se redresse dans un caveau dont le plafond arrive au ras de la tête. La lanterne qui se balance promène sur les murs des ombres agrandies et tremblotantes. L'air empuanti, lourd, brûlant, est irrespirable. Le visiteur halète. Ici, plus de tables, pas de bancs: la terre est nue. Et pèle-mêle, les uns sur les autres, des têtes reposant sur les chaussures d'un compagnon, des hommes dorment. Un tuyau d'aération, noir et long comme le corps d'un gros serpent cloué  au mur, traverse la cave. Les pensionnaires, au plus chaud de l'été, exigent qu'il soit fermé: même en juillet, les affamés ont froid. Ici, toutes les figures, congestionnées par l'asphyxie, sont couleur rouge brique, les veines du front gonflées. De temps en temps, un de ces hommes se redresse, étend les bras, crie, supplie. L'homme a un cauchemar, il parle en dormant; presque toujours il se défend. Puis, le cauchemar passé, il retombe, tandis que plus loin un gamin de seize ans éclate en sanglots. Et dans le caveau où il faut se baisser pour entrer, devant ces hommes étendus comme des bêtes sur le sol, on songe aux ergastules antiques où dormaient les esclaves qui, tout le jour, avaient tourné la meule du moulin à huile ou labouré la terre.

Les hommes qui passent la nuit en cette maison sont, hormis quelques porteurs aux Halles qui dorment là deux heures avant de commencer leur travail, ces individus exerçant à Paris cent petites professions très libérales, certes,  mais qui produisent à très grand'peine de quoi ne pas mourir de faim: bagottiers, ramasseurs de "mégots", ouvreur de portières, crieurs de journaux. Du moment où ils arrivent à coucher chez Fradin, ils ne sont pas malheureux, ou du moins,  ne se considèrent pas comme tels. car ils ont chaud, sont à l'abri de la pluie et surtout ont sauvegardé le "seul bien de la vie", leur liberté. Car ces hommes, à qui la prison offre le gîte et la nourriture, redoutent plus que tout d'être arrêtés. En liberté, ils crèvent la misère; ils la préfèrent à la captivité relativement confortable. S'ils étaient en plein air, la nuit, sous un pont ou sur un banc d'avenue, une rafle de police pourrait les saisir; chez Fradin, ils sont chez eux.
Ces hommes ne sont pas des révoltés; révolte suppose énergie; ils n'ont pas d'autre énergie que celle de gagner quelques sous pour les boire, en réservant les quat'ronds qui ouvrent la porte de l'hospitalière maison.
Un poète anarchiste bien connu s'en fut, il y a quelques mois chez Fradin. Et, indigné au spectacle du grenier et du caveau, il harangua les dormeurs:
- Quoi, leur dit-il, vous acceptez ainsi votre sort! Levez-vous, armez-vous, prenez une hache, une bombe et détruisez quelques-uns des palais qui narguent votre misère!
"Qu'avez-vous à perdre?"
La plupart des dormeurs ne s'éveillèrent même pas; quelques-uns écoutèrent, aucun ne répondit. Quand l'écrivain se tut, ils haussèrent les épaules, se retournèrent et se rendormirent.
Aussi la police fait-elle rarement des descentes chez Fradin: les malfaiteurs n'y viennent pas. Les hommes qui sont là sont passifs (La maison peut contenir de quatre à cinq cents hommes; par les nuits froides d'hiver, ce chiffre est doublé! Il n'éclate presque jamais chez Fradin de disputes ou de batailles: ces hommes se laissent conduire comme des moutons. Au signal du départ, le matin, pas un ne rechigne: ils s'étirent et partent.), la vie leur a imposé une sagesse dédaigneuse des biens, sans convoitises, ils ne demandent pas de faveur au sort, ils lui demandent seulement de les laisser dormir.

                                                                                                                              Léon Bonneff.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 6 septembre 1903.

* Nota de célestin Mira:

Les Halles de Paris.











Rue Saint-Denis.



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