"Chand" d'habits.
Pour donner aux lecteurs de Mon Dimanche des impressions vécues, pour leur dire comment en réalité, on travaille à Paris, pour leur faire pénétrer les recoins les plus ignobles de la capitale, notre collaborateur, Georges Daniel a embrassé les professions les plus diverses et souvent les moins agréables à exercer. C'est ainsi qu'il a pu nous raconter la journée d'un agent de la sûreté, celle d'un mécanicien et d'un chauffeur sur la locomotive, celle d'un porteur de bagages, celle d'un miséreux dans Paris et dernièrement celle d'un marchand de buis le jour des Rameaux.
Aujourd'hui, il se transforme en "chand d'habits" et ce n'est ni la moins intéressante, ni la moins amusante de ses métamorphoses.
La toilette de serge verte passée sous le bras, le traditionnel pantalon d'uniforme d'un rouge usé jeté négligemment sur l'épaule, le chineur parcourt les rues en criant:
Triste refrain dont la chanson, dont les couplets ont pour principale rime: "Misère!"
Le chineur ne travaille que par beau temps; rien à faire pour lui sous la pluie.
Ce commerce est soumis, par suite de ses rapports quotidiens avec une clientèle quelconque et sans cesse renouvelée, à des mesures de police très rigoureuses. La loi du 15 février 1893 régit de genre de transactions, et il est assez curieux de savoir que le pauvre hère à qui on vend dans la rue, moyennant 25 centimes, un vieux chapeau haute forme, est considéré au même titre devant la loi, que le célèbre marchand de tableaux anciens dont la boutique contient pour des centaines de mille francs d’œuvres d'art. Ajoutons que ce dernier est souvent décoré, tandis que le chineur est toujours médaillé*.
Comment on devient chineur.
Pour les lecteurs de Mon Dimanche, je résolus, l'autre matin, de me transformer en "chand d'habits", afin de pouvoir, au besoin, les débarrasser de leurs vielles hardes.
Prudemment, je m'étais informé.
J'avais prié un brave Auvergnat, rencontré au hasard de la rue, de venir estimer, en mon domicile, quelques vieilles hardes dont je tenais à me défaire. L'homme me suivit chez moi, et là, tout en lui faisant admirer différents vêtements de luxe, tels qu'une vieille redingote et deux pantalons hors d'usage, j'appris qu'il était Normand, et moi qui le croyait de Saint-Flour!, qu'il avait quatre enfants, et que les affaires allaient mal.
Après avoir tourné et retourné mes malheureuses loques, le brave homme me demanda:
- Combien en voulez-vous?
- Six francs.
- Je n'en donnerais pas même vingt sous; c'est tout au plus si je rentrerais dans mon argent, demain, au carreau.
Voilà l'indication! Je venais d'apprendre où meurent nos vieux vêtements
- Eh bien! c'est simple, j'irai moi-même au carreau et je les vendrai.
- Ben! et la médaille?*
- Quelle médaille?
- Celle-ci donc, mon gars, me répondit mon bonhomme.
Et, entr'ouvrant sa veste, il me montra, cousu au gilet, un triangle de cuivre poli sur lequel je pus lire:
1519
P.
COURDAT
Brocanteur.
- Sans cela, ajouta-t-il, vous ne pouvez pas vendre... ni acheter.
Dix minutes après, j'étais titulaire de la médaille; quelques francs, et la promesse de la rendre quarante-huit heures après avaient suffi pour me permettre de crier, moi aussi, à travers les rues: "Chand d'habits" sans être inquiété.
J'étais en règle.
Les débuts.
Donc, jeudi dernier, sortant de chez moi vers huit heures, je commençai ma promenade, quelques vieux vêtements sur l'épaule. Mon passage n'excite aucun étonnement: grâce à un costume simple, mais de mauvais goût, je semble être bien dans la peau de mon personnage.
D'une voix de tête, je lance un aussi retentissant que possible "Chand d'habits!" le temps fort sur la syllabe Chand émise fortissimo avec un point d'orgue, tandis que le mot d'habits, termine la brève mélodie sur un ton plus bas, moderato.
Ah! J'y mets de la conscience!
Me voici rue de Navarin.
Premier appel.
J'entends retentir à mon oreille un psst! psst! qui me fait me retourner machinalement. Je ne vois que des passants n'ayant pas l'air de se soucier de moi. Psst! psst! fait encore la voix mystérieuse qui semble tomber des nues.
Je viens de commettre une gaffe: le chineur, en effet, doit toujours marcher le nez en l'air, et non comme tout le monde ainsi que je le fais.
Je lève la tête, au cinquième étage d'une maison voisine, j'avise une fenêtre d'où, penché mi-corps sur la rue, un jeune homme, en bras de chemise, accompagne ses psst! psst! d'une mimique très expressive, qui semble vouloir dire:"Montez donc chez moi, cher ami; j'ai une excellente affaire à vous proposer."
Et, ma foi, je monte.
- Entrez donc, brave enfant de l'Auvergne.
Ça y est: tous les marchands d'habits doivent être Auvergnats.
Je franchis le seuil; une petite pièce arrangée en façon de cabinet de travail me donne asile. Par terre, à mon intention, un tas de vieux habits.
D'un geste machinal, je retire mon chapeau mou; mon client semble étonné: en effet, je ne suis point un gentleman, je suis un "chand d'habits" et comme je tiens à rester dans mon rôle, j'essuie du revers de la main mon front qu'une sueur illusoire doit mouiller et... je remets mon chapeau.
Ce geste n'est rien, n'est-ce pas? Eh bien, nous nous sentons plus à notre aise, le jeune homme et moi.
- Voilà, je vous ai fait monter pour vous proposer tout ça! regardez et dites-moi ce que vous pouvez m'en donner.
Je prends les effets un à un, je les regarde consciencieusement, les retournant sur toutes les coutures. Le lot se compose d'un pardessus d'été râpé, de deux vestons également flappés, de trois gilets en assez bon état et d'un pantalon au fond troué.
- Combien voulez-vous du tout?
- Je ne sais pas; dites-moi ce que vous m'en donnez?
- Non, c'est à vous à me faire votre prix.
- Eh bien! mettons vingt-cinq francs, ce n'est pas trop?
-Vingt-cinq francs! je regrette de m'être dérangé, je n'en donnerai pas cent sous.
Une lente, mais savante retraite vient confirmer mon dire.
- Voyons? quinze francs. Ils sont encore très bons ces vêtements!
- Non, j'ai dit cinq francs; c'est plus que ça ne vaut; il n'y a que le pardessus qui soit encore vendable, le reste ne vaut rien.
- Allons, mettez dix francs; c'est une affaire d'or que vous faites là.
Après avoir fait mine d'examiner à nouveau, en connaisseur, la marchandise, j'offre 5 fr. 50. J'avoue que je ne me rends aucun compte de sa valeur, mais, ma foi, je ne perdrai pas grand chose.
De la pièce voisine, une petite voix de femme en colère, crie:
- Ah! dis-lui qu'il les prenne! Tu vois bien que c'est encore un sale usurier.
Charmante enfant! J'ai bien envie de me rebiffer, mais, après tout... je m'en moque.
Je verse les 5 fr. 50, je fais un paquet des hardes, je jette le tout sur mon épaule, je salue d'un"Bonsoir, m'sieu dame!" et je descends en sifflotant.
Me revoilà dans la rue, ponctuant ma promenade de sonores "chand d'habits" dont, peu à peu, je perfectionne et je fignole l'émission; chemin faisant, je me mets à philosopher. Il est certain que je ne suis qu'un bleu; j'ai dû me laisser refaire comme un jobard.
Bast! tant pis. Si mon premier client s'est payé ma tête, que ce bénéfice lui soit léger!
N'importe! C'est une revanche à prendre.
Et, ma foi, je la prends rue Labruyère où une concierge me solde, moyennant 3 francs, quatre paires de bottines de femmes et une très bonne culotte de cycliste.
A midi, j'ai déboursé 15 francs, et je suis légitime propriétaire d'une trentaine de kilos de vieilles frusques que je porte sur mon épaule.
Ouf! ce que j'ai chaud!
Mon intention n'étant pas de m'établir marchand à la toilette, je mets les volets à ma boutique, me déclarant que j'ai bien assez travaillé.
Il faut rentrer.
Mais que faire de toute ma marchandise? La revendre! Parbleu! j'y compte bien, mais où? au carreau? Le carreau n'ouvrira qu'à neuf heure, demain matin, et la vente d'aujourd'hui est terminée?
Attendons demain! Et , stoïque, je monte chez moi, pliant sous le faix. Pan! je tombe sur ma concierge qui balaye le devant de sa loge.
- Où allez-vous?
Hélas! je suis forcé de dire qui je suis!
A l'heure actuelle, je suis déshonoré dans mon quartier: que penser, en effet, d'un individu qui gagne sa vie à exercer des métiers louches!
Je dois être de la police!
D'un geste machinal, je retire mon chapeau mou; mon client semble étonné: en effet, je ne suis point un gentleman, je suis un "chand d'habits" et comme je tiens à rester dans mon rôle, j'essuie du revers de la main mon front qu'une sueur illusoire doit mouiller et... je remets mon chapeau.
Ce geste n'est rien, n'est-ce pas? Eh bien, nous nous sentons plus à notre aise, le jeune homme et moi.
- Voilà, je vous ai fait monter pour vous proposer tout ça! regardez et dites-moi ce que vous pouvez m'en donner.
Je prends les effets un à un, je les regarde consciencieusement, les retournant sur toutes les coutures. Le lot se compose d'un pardessus d'été râpé, de deux vestons également flappés, de trois gilets en assez bon état et d'un pantalon au fond troué.
- Combien voulez-vous du tout?
- Je ne sais pas; dites-moi ce que vous m'en donnez?
- Non, c'est à vous à me faire votre prix.
- Eh bien! mettons vingt-cinq francs, ce n'est pas trop?
-Vingt-cinq francs! je regrette de m'être dérangé, je n'en donnerai pas cent sous.
Une lente, mais savante retraite vient confirmer mon dire.
- Voyons? quinze francs. Ils sont encore très bons ces vêtements!
- Non, j'ai dit cinq francs; c'est plus que ça ne vaut; il n'y a que le pardessus qui soit encore vendable, le reste ne vaut rien.
- Allons, mettez dix francs; c'est une affaire d'or que vous faites là.
Après avoir fait mine d'examiner à nouveau, en connaisseur, la marchandise, j'offre 5 fr. 50. J'avoue que je ne me rends aucun compte de sa valeur, mais, ma foi, je ne perdrai pas grand chose.
De la pièce voisine, une petite voix de femme en colère, crie:
- Ah! dis-lui qu'il les prenne! Tu vois bien que c'est encore un sale usurier.
Charmante enfant! J'ai bien envie de me rebiffer, mais, après tout... je m'en moque.
Je verse les 5 fr. 50, je fais un paquet des hardes, je jette le tout sur mon épaule, je salue d'un"Bonsoir, m'sieu dame!" et je descends en sifflotant.
Me revoilà dans la rue, ponctuant ma promenade de sonores "chand d'habits" dont, peu à peu, je perfectionne et je fignole l'émission; chemin faisant, je me mets à philosopher. Il est certain que je ne suis qu'un bleu; j'ai dû me laisser refaire comme un jobard.
Bast! tant pis. Si mon premier client s'est payé ma tête, que ce bénéfice lui soit léger!
N'importe! C'est une revanche à prendre.
Et, ma foi, je la prends rue Labruyère où une concierge me solde, moyennant 3 francs, quatre paires de bottines de femmes et une très bonne culotte de cycliste.
A midi, j'ai déboursé 15 francs, et je suis légitime propriétaire d'une trentaine de kilos de vieilles frusques que je porte sur mon épaule.
Ouf! ce que j'ai chaud!
Mon intention n'étant pas de m'établir marchand à la toilette, je mets les volets à ma boutique, me déclarant que j'ai bien assez travaillé.
Il faut rentrer.
Mais que faire de toute ma marchandise? La revendre! Parbleu! j'y compte bien, mais où? au carreau? Le carreau n'ouvrira qu'à neuf heure, demain matin, et la vente d'aujourd'hui est terminée?
Attendons demain! Et , stoïque, je monte chez moi, pliant sous le faix. Pan! je tombe sur ma concierge qui balaye le devant de sa loge.
- Où allez-vous?
Hélas! je suis forcé de dire qui je suis!
A l'heure actuelle, je suis déshonoré dans mon quartier: que penser, en effet, d'un individu qui gagne sa vie à exercer des métiers louches!
Je dois être de la police!
Le carreau.
Il est huit heures et demie lorsque, mon ballot sur l'épaule rue Dupetit-Thouars*. Sur le trottoir qui longe le marché du temple, une centaine de chineurs sont installés, les uns assis sur les charges d'effets de toutes sortes, tandis que d'autres causent debout, appuyés au mur.
Neuf heures sonnent, la cloche annonce l'ouverture du carreau; chaque marchand se précipite vers l'escalier afin d'occuper une bonne place, non sans avoir, au préalable, acquitté un droit fixe de 0 fr. 20 centimes par paquet.
En un instant, la vaste plate-forme qui se nomme le carreau est envahie, toutes les places sont prises. Sur le sol s'entassent par monceaux des vêtements et des objets de toute nature, les étalages les plus divers sont dressés.
Aussitôt commence le marché.
Je suis installé près de l'escalier, et la marchandise qui occupe mon fonds de commerce a fort bonne allure.
La clientèle grouille dans ce vaste hall, et combien curieuse! Des femmes du monde accompagnées de leur bonne y viennent marchander des rideaux, des bibelots, des manteaux de fourrures, voire même des toilettes de soirée; tandis que l'ouvrier miséreux essaye, les pieds nus, une paire de souliers qu'il paiera 1 fr. 50, et que le petit employé, désireux de paraître, achètera moyennant 12 francs un costume complet sortant de chez le bon faiseur.
Tous, vendeurs et acheteurs, y trouvent leur profit, et moi-même je n'ai pas à me plaindre, car, à onze heures, je n'ai plus à vendre de mon tout petit stock que les quatre paires de bottines de femme qui sont, paraît-il, d'une pointure inusitée.
Désireux de quitter le plus tôt possible mon emplacement, où je commence à m'ennuyer devant mes huit bottines, je m'adresse à une voisine qui consent, oh! la brave femme! à m'acheter le tout moyennant un franc: cinq sous la paire. Enfin, je liquide! mais, si je n'avais opéré que de semblables transactions, j'aurais perdu de l'argent, tandis qu'au contraire, j'ai gagné quatorze francs!
Et je ne suis pas Auvergnat!
Georges Daniel.
Mon dimanche, revue populaire illustrée, 7 juin 1903.
Nota de Célestin Mira:
*
Insigne de chiffonnier, vers 1864. Musée Carnavalet. |
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