Jeux et exercices physiques dans les usines américaines.
Il y a longtemps que les anciens avaient émis cet aphorisme, physiologique et psychologique tout à la fois: mens sana in corpore sano; faire marcher de pair le développement physique de l'organisme avec son développement psychique. C'est dans le même esprit que Spencer* posa ce principe, que l'homme doit avant tout être un "bon animal". Et aujourd'hui, dans le monde industriel, il n'est pas un patron qui ne comprenne qu'un de ses premiers intérêts, est d'avoir des ouvriers et des employés bien portants, bien nourris, jouissant d'un repos rationnel, respirant autant qu'il est possible du bon air, recevant à flot cette lumière qui est aussi nécessaire à notre existence qu'à la santé des plantes. Les sentiments d'humanité se rencontrent là encore avec l'intérêt bien entendu.
Mais, dans cette voie, les industriels, usiniers, chefs d'entreprise et société du Nouveau Monde vont bien autrement loin que les patrons de la vieille Europe en général.
Nous pourrions signaler comme exemple curieux, l'organisation d'une Compagnie, d'ailleurs célèbres aux Etats-Unis même, et qui se nomme la National Cash Register Co*; elle fabrique des caisses enregistreuses dont plusieurs types sont maintenant employées dans les magasins de détail, en France, et dont cette compagnie a été la véritable créatrice. Le fondateur est l'inventeur même de l'appareil, M. Paterson*, qui s'entend merveilleusement à la réclame, comme la plupart des industriels américains, et qui a fait connaître par de multiples publications les institutions dont il a doté le personnel de ses usines.
Celles-ci, qui sont situées à Dayton, dans l'Ohio, sont faites d'immenses charpentes métalliques avec murailles en briques, où se trouvent ménagées d'immenses baies vitrées qui répandent à flots la lumière. En hiver, des calorifères distribuent partout une bonne chaleur, tandis que des ventilateurs évacuent l'air respiré et apportent de l'air frais; les machines sont peintes de couleur claire, vernies, luisantes; les burettes à huile reposent sur un plateau, et tout est brillant et agréable à l'œil. Bien entendu, des aspirateurs enlèvent immédiatement les sciures, les copeaux, les déchets de toute espèce. Le personnel se sert d'ascenseurs spacieux et même élégants. L'entreprise emploie 3 800 personnes, femmes ou hommes; les femmes ont à leur disposition une infirmerie, où se tient en permanence une infirmière; leurs salles comporte des vestiaires individuels, elles ont des sièges commodes avec des dossiers; chacune reçoit un tablier blanc deux fois par semaine; elles ont également à leur usage des lavabos avec eau chaude et eau froide, des salles de bains et de douches; une heure par semaine en hiver et deux en été leur étant accordées, sur le temps de travail, pour passer à la salle de bains. Les hommes jouissent d'une organisation à peu près analogue. De plus, toutes les salles de travail sont parcourues à heure fixe par des bibliothèques roulantes, où l'on peut choisir et emprunter un livre. Enfin, point sur lequel nous voulions particulièrement attirer l'attention, chaque demi-journée de travail est coupée par dix minutes de repos, à dix heures et à trois heures; et ce temps est consacré à des exercices physiques, pour maintenir en bon état tout le système musculaire, qu'un travail toujours identique risque d'atrophier partiellement.
Si nous considérons une entreprise d'un tout autre ordre, celle qu'on nomme The Brooklyn Rapid Transit Co*, et qui correspond, pour la grande agglomération de Brooklyn, à ce qu'est la Compagnie du Chemin de fer Métropolitain à Paris, nous le voyons mettant à la disposition de son personnel plusieurs "clubs": on y rencontre non seulement des salles de lecture et de conversation, mais aussi une série de jeux divers, de salles où l'on peut pratiquer des exercices qui auront une excellente action sur la machine humaine, sur "l'animal", comme dirait Spencer. Il existe un club central qui a bien coûté 200 000 francs à la Compagnie; on y trouve simultanément un théâtre, des salles de bains, un vestiaire, et aussi un gymnase parfaitement organisé, un jeu de boules, une salle où plusieurs billards sont à la disposition gratuite des agents divers de la Société.
Des salles de récréations tout à fait analogues, mais sur une échelle plus modeste, ont été établies sur dix autres points de la ville, à des dépôts ou à des terminus des lignes de la Compagnie.
On sait que les services de téléphone sont uniformément confiés à des entreprises particulières, aux États-Unis, et l'on s'en trouve au mieux: nulle part les téléphones ne se sont autant multipliés, les communications aussi faciles et rapides, et cela moyennant des tarifs en réalité très minimes, si l'on tient compte du prix de la vie dans la Confédération américaine.
Or, nous pouvons mettre sous les yeux du lecteur un coin de la salle d'exercices physiques de la Cincinnati Bell Company*, autrement dit de la Compagnie Bell des Téléphones de Cincinnati. On s'est aperçu que, pour les téléphones plus peut-être que pour aucun autre corps de métier, il était essentiel d'avoir une santé robuste; d'autant que les dispositions maladives avaient une influence pernicieuse qui se traduisait sur le caractère de l'employée, et pouvait réagir malheureusement sur la façon dont elle établit les communications, répond aux abonnés, etc. Il va se soi que la Compagnie est intéressée, ne jouissant d'aucun monopole, à ce que ses employées satisfassent pleinement cette clientèle. Et, comme le disait notre confrère Electrical Review, le métier d'employée des téléphones ne demande pas seulement de la décision, de l'activité, du soin; mais encore de la courtoisie, du calme, une absence aussi complète que possible d'irritabilité, en dépit d'une occupation sédentaire qui n'est pas faite pour donner par elle-même ces qualités, on doit le reconnaître. Pour arriver au moins partiellement à satisfaire à ces desiderata, et sans espérer faire de ses employées des "anges", comme on l'a dit humoristiquement, toute Compagnie de téléphone bien organisée, aux Etats-Unis, ne se contente pas de choisir des employées bien constituées et robustes: elle leur fournit des aménagements dotés d'un confortable absolu: elle met à leur disposition des livres, des jeux, et, quand c'est possible, des jardins et des terrains de jeux, tennis, base-ball ou autres.
Et la Compagnie des Téléphones de Cincinnati en particulier, s'est préoccupée avant tout de créer pour elles des amusements et des exercices athlétiques, où le corps puisse trouver une ample compensation à l'immobilité forcée qu'il doit garder pendant des heures.
Que l'on examine une des gravures accompagnant ces lignes: on y verra deux "opératrices" de la Compagnie en question s'exerçant à un de leur jeu favori au Bureau central ouest de Cincinnati: c'est le "punching ball", un jeu qui n'a sans doute pas été imaginé spécialement pour les employées des téléphones, mais qui fait fortune en ce moment dans les divers bureaux de la Cincinnati Bell Telephone Co, et on se dispute les balles.
Comme on peut le saisir d'un coup d'œil, ce jeu comporte essentiellement une grosse balle analogue à celles qu'on emploie au foot-ball; elle est suspendue à un système à ressort, et il faut la renvoyer ou la recevoir avec le poing, suivant des règles que nous n'avons pas le loisir d'expliquer ici. Toujours est-il que les employées sont satisfaites des jeux ainsi mis à leur disposition, y entretiennent une bonne santé physique, qui est le meilleur support d'une bonne santé morale, et que les abonnés ne se plaignent jamais de la façon dont le service est assuré.
Pierre de Mériel.
La Nature, Revue des sciences, Masson et Cie, Paris, 1908.
* Nota de Célestin Mira:
* Spencer:
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Herbert Spencer, sociologue, a adapté les théories de Darwin à la sociologie en créant le darwinisme social. |
* National cash Register:
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La National Cash Register Co en 1896, devenue de nos jours, la NCR Corporation, a commercialisé les premières caisses enregistreuses. |
* M. Paterson: John Henry Patterson a fondé la NCR Co en 1884 mais la caisse enregistreuse a été inventée par Drew Kacer en 1879.
* Brooklyn Rapid Transit Co est une compagnie de transport de la ville de New-York fondée en 1896 et en dépôt de bilan en 1919. Elle desservait les arrondissements de Brooklyn et de Queens.
*Cincinnati Bell Company:








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