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mercredi 1 octobre 2025

Vin qui mousse, esprit qui pétille.


Par quels soins minutieux, par quelles préparations multiples et savantes a dû passer le vin de Champagne pour acquérir cette limpidité et cette saveur qui lui sont particulières, nous ne pouvons guère le soupçonner, si nous n'en avons été nous-même témoins, depuis le moment où la grappe de raisin pendait au cep jusqu'à l'instant où le bouchon saute parmi les acclamations joyeuses des convives. L'art le plus vigilant s'ajoute ici aux dons de la nature pour réaliser la perfection et obtenir ce produit auquel le monde entier fait fête, charmé de voir pétiller dans les coupes pleines du liquide transparent et léger la mousse de la gaieté française.


Célèbres à travers le monde entier, nos vins de France sont partout appréciés et recherchés. Dans leur bouquet on retrouve la saveur de nos terroirs, les qualités de notre climat; il semble même que quelque chose de notre humeur y ait passé. Mais, entre tous nos vins, si variés, si divers, peut-être en est-il un qui donne spécialement l'idée de notre caractère et de notre esprit. C'est pour sa vivacité et sa grâce légère que l'esprit français est réputé sans égal: et quand, à la fin du repas, monte dans les flutes ou s'étale dans les coupes, avec un joli frémissement, le blond, le clair, le transparent vin de Champagne on se demande: est-ce du vin qui mousse? est-ce de l'esprit qui pétille?
La première fois que le vin de Champagne a fait son apparition, ce fut dans un milieu d'élégance, au cours de cette dernière période de l'Ancien Régime où la société française fut la plus délicate et la plus raffinée; il a gardé toujours la marque de ses origines: né dans un temps de vie mondaine et luxueuse, il est resté un vin de fête.
Aussi est-il naturel qu'il exige plus de soins, une "éducation" plus attentive qu'aucun autre. Ces soins compliqués et inlassables commencent avant même que ne soit planté le cep où la grappe mûrira; et il ne cesseront plus jusqu'au moment où la bouteille ventrue, ornée de son casque d'argent ou d'or, sera livrée au consommateur.

Dans la vigne.

Se trouverait-il des médisants pour prétendre qu'aujourd'hui il entre de tout dans la composition du vin, excepté du raisin? Qu'ils aillent donc se promener parmi les coteaux de Reims, d'Ay et d'Epernay! Ils y verront mûrir et se dorer au soleil les grappes merveilleuses qui non seulement suffisent à la fabrication du vin, mais même ne peuvent être toutes employées.
C'est ici un raisin plus soigné, plus choisi, plus "couvé" que nulle part ailleurs; chaque mois de l'année, chaque jour du mois apporte au vigneron un labeur méticuleux; Pendant l'hiver, c'est le nettoyage des mauvaises herbes, l'arrachage des ceps fatigués et vieillis, la mise en terre des plants nouveaux, la taille et l'émondage. Avec le printemps, c'est le labour du sol, de ce sol blanchâtre et crayeux auquel notre vin devra ses propriétés les plus précieuses, particulières aux terrains champenois. Mais déjà les pousses vertes font craquer les bourgeons; il faut "ficher" dans le sol les échalas le long desquels grimpera la branche feuillue, il faut par des pulvérisations de sulfate de cuivre prévenir et détruire l'invasion des "parasites" ennemis, fléau sans cesse renaissant; Cependant le raisin s'est formé, a mûri, et les propriétaires sont obligés chaque nuit de monter la garde par crainte des maraudeurs. La vendange est proche. 
Le personnel employé à la culture du vignoble ne suffirait pas à la besogne. Aussi embauche-t-on, pour la durée des vendanges, des ouvriers qui sont pour la plupart, soit du pays, soit des environs. Il en vient beaucoup aussi de Lorraine; ils arrivent dans des grandes voitures à quatre roues traînées par des mulets, et sur lesquelles vingt-cinq personnes  s'empilent tant bien que mal. Bientôt chaque patron a formé ce qu'on appelle ses "hordons"*, c'est à dire ses équipes d'ouvriers. A trois heures du matin sonne le réveil; il fait encore nuit en septembre à ce moment, et c'est à la lueur des lanternes que chaque "hordon" entoure les marmites énormes où chacun puise sa potée de soupe aux choux; après quoi on se met en route à la clarté des étoiles qui pâlissent au ciel. Sitôt arrivés à la vigne, vendangeurs et vendangeuses tirent leurs serpettes*; les grappes sont détachées une à une, sans froissement; les grains pourris ou insuffisamment mûrs sont épluchés avec soin, et le raisin s'entasse dans les "caques"*, que les porteurs dirigent vers les pressoirs avec la plus grande attention; toute grappe qui entre dans la cuve doit être aussi fraîche et aussi nette que si elle était servie à table pour le dessert.


Les vendanges en Champagne.

Toute la Champagne est en liesse. Dès trois heures du matin,
les vendangeurs se mettent au travail, partagés en équipe
qu'on appelle "hordons". Les "porteurs", une fois leurs paniers pleins,
viennent les vider sur des claies d'osier où se fait le triage
des grappes défectueuses.



Quand le pressoir en a reçu environ 4 000 kilogrammes, on pressure de suite, avant toute fermentation qui pourrait colorer le vin en rouge. Quiconque a vu les vendanges dans le Midi se souvient de ces vastes cuves où piétinent hommes et femmes, en dansant et en écrasant les grappes sous leurs talons*. Ici rien de tel; le pressage est mécanique, la cuve immaculée; la plus petite souillure ne doit, à aucun moment, altérer la pureté d'un vin que l'on veut parfait en tout: on commence à comprendre comment une bouteille de champagne peut valoir 10 francs et plus. Et nous ne somme qu'au début!*


Un pressoir en Champagne.

Dans la cuve, on entasse 4000 kilos de raisin épluché avec soin.
Il n'est pas foulé aux pieds comme dans le midi, car la moindre souillure
altérerait la pureté du vin.



Préparation à l'art de mousser.

Le vin qui est obtenu dès lors par suite de la fermentation va s'accumuler dans les celliers et y dormir tout l'hiver en se purifiant de lui-même. Pendant ce laps de temps, il sera soumis aux mêmes manipulations que tous les vins en pièces.
A l'approche du printemps, le vrai travail commence.
Notre vin ne pétille pas encore, il faut lui donner sa mousse pimpante.
C'est l'opération de la "prise de mousse".
Opération délicate! Après avoir mélangé les crus et les cuvées de façon à obtenir un vin homogène et uniforme, on le met en bouteilles, mais en enfermant avec lui, dans chacune d'elles, une certaine quantité de sucre de canne qui, sous l'influence des ferments naturels, se transforme en acide carbonique. Ce gaz subtil et pétillant, ne pouvant sortir de la bouteille qui est solidement bouchée par une agrafe de fer, s'incorpore de force au vin, en un mot le rend "mousseux".
Comme on le devine, la pression du gaz dans cette bouteille est terrible; le bouchon a une lutte désespérée à soutenir; il ne cède pas toutefois, car il est souple comme le roseau de la fable, mais la bouteille éclate si le verre est insuffisamment solide. Au début de la fabrication du champagne, la casse était désastreuse; on ne sauvait parfois qu'une bouteille sur cent; tout le reste volait en éclats. Aujourd'hui la production de l'acide carbonique est mesurée avec une précision mathématique, et toutes les bouteilles sont en outre soigneusement examinées au moment de leur livraison; on les déballe deux par deux, et on les cogne l'une contre l'autre; celle qui ne rend pas un son clair et pur est impitoyablement rejetée.
C'est un moine, Dom Pérignon*, cellerier de l'abbaye d'Hautvilliers, qui trouva le premier, en 1670, ce moyen de rendre et de conserver mousseux le vin des crus  Champenois. Dom Pérignon savait dire, paraît-il, en dégustant une grappe de raisin, à quelle vigne appartenait le cep qui l'avait portée! Ce fut lui aussi qui inventa le bouchon de liège; on se servait avant lui de tampons de chanvre imbibés d'huile. Et voilà un brave homme de moine qu'eût aimé Rabelais!

Des villes souterraines où l'on ne chôme pas.

Suivons notre vin, devenu mousseux, dans les caves où on le descend. Ces caves sont tout un monde. Sous les villes champenoises s'étendent de vraies villes souterraines, taillées dans la craie, qui, semblables aux catacombes de Rome, se déroulent pendant des kilomètres, escaliers, galeries, excavations, s'enfonçant dans la nuit... Mais la lumière électrique y court comme sur la surface du sol; d'innombrables petites lampes ces enfilades sans fin où luisent des milliers de bouteilles, où des ouvriers vêtus de tabliers blancs vont et viennent comme des ombres.


La fabrication du Champagne.
Le travail dans les caves.


C'est dans les caves éclairées à l'électricité que se fait tout le
travail de fabrication; Les ouvriers y passent la journée entière.



Tout d'abord vous percevez un bruit inexpliqué, une sorte de petit "glouglou". Mais voyez cet homme qui passe là-bas avec une lumière: c'est le "remueur". Il va nous donner la clé du mystère. Notre vin, en effet, après quatre ans de repos, a été comme on dit, "mis sur pointe": entendez par là que les bouteilles ont été placées, la tête en bas, sur des casiers de bois percés de trous où l'on entre le goulot. La fermentation qui a transformé le sucre en acide carbonique (en "mousse") n'a pas été sans laisser un dépôt qu'il s'agit maintenant d'agglomérer et de faire descendre vers le bouchon afin de l'en expulser tout à l'heure. Ce rôle incombe au "remueur"; il passe tout le long des casiers, prend par le fond une bouteille en chaque main, et lui imprime une secousse circulaire, d'un mouvement de poignet sec et précipité*.


Une profession peu connue.
Le "Remueur".


La fermentation qui transforme en acide carbonique ("en mousse"),
le sucre mélangé au vin de Champagne, produit un dépôt. En imprimant
chaque jour, pendant au moins trois mois, une secousse à chaque bouteille,
le remueur fait descendre ce dépôt contre le bouchon. (Cliché P. Gruyer.)



Pendant trois mois au minimum, chaque bouteille sera ainsi "remuée" par cet ouvrier spécialement habile, qui en "remue" journellement la bagatelle de trente mille!
Maintenant, au tour du dégorgeur!
Peu à peu, en effet, le dépôt est descendu dans le goulot, s'est amassé contre le bouchon, tandis qu'à mesure le reste du vin se clarifiait. Comment l'en faire sortir ?Pour cela chaque bouteille est transportée dans une machine réfrigérante, toujours la tête en bas; un glaçon s'y forme dans le goulot, emprisonnant ce dépôt malpropre qu'il restera à extirper. Alors, se plaçant devant un petit tonneau muni d'une ouverture "ad hoc", le "dégorgeur" relève la bouteille, fait sauter l'agrafe en fer qui retenait le bouchon et, poussés par l'acide carbonique intérieur, bouchon et glaçon jaillissent de compagnie dans le tonneau; on y recueille en même temps le vin qui a pu profiter de l'occasion pour s'échapper*.


Comment on clarifie le vin de Champagne.
Le "dégorgeur".


Pour enlever le dépôt qui s'est amasser contre le bouchon, on place
la bouteille dans une machine réfrigérante. Le dépôt forme un glaçon.
Il suffit de faire sauter l'agrafe en fer pour que le glaçon jaillisse.
Le dégorgeur rebouche alors la bouteille.



On pourrait croire que notre vin est bon à boire. Pas encore!
Le champagne est alors, en effet,  complétement dépourvu de toute saveur sucrée, tout le sucre, tant naturel qu'ajouté, ayant été transformé en mousse, c'est à dire en acide carbonique. Le "doseur" va donc introduire dans chaque bouteille, en l'espace vide laissé par le glaçon du dégorgeur, une certaine quantité de liqueur sucrée qui lui donnera le degré de douceur convenable selon les pays auxquels on la destine; car les uns préfèrent les vins plus doux, les autres des vins plus secs. La dose de sucre la plus considérable est destinée à la Russie; elle est moindre pour l'Allemagne, la France et la Belgique; elle est réduite encore pour l'Amérique; enfin, l'on expédie en Angleterre un vin à peine sucré, très sec (extra dry), ou même brut, c'est à dire sans addition aucune de liqueur sucrée.


La dernière manipulation.
Le dosage du sucre.


Après cette série d'opérations qui demandent plusieurs mois et
coûtent très cher, le Champagne n'est pas encore bon à boire.
Il n'est pas sucré. Le "doseur" distribue dans les bouteilles la quantité
voulue d'un sirop dans les bouteilles renversées qui surmontent l'appareil.



La fameuse bouteille est alors rebouchée avec un bouchon neuf, de qualité supérieure (chaque bouchon revient à 20 centimes pièce), lequel est ficelé fortement. 


Le ficelage des bouchons.

Le bouchon neuf qui remplacera celui que le dégorgeur a faut
 sauter est solidement fixé au moyen d'une ficelle et d'un fil de fer
.



Reste l'habillage de la bouteille, le collage de son étiquette dorée, l'emboîtement de la capsule d'étain, l'emballage dans de la paille, et la mise en caisses ou en paniers. 


L'opération finale.
"L'habillage" des bouteilles.


Entre le moment où le raisin est pressé et celui où les paniers
sont faits, la bouteille a passé par quarante-cinq mains différentes.



Quand la bouteille arrivera sur la table où on la boira, elle aura ainsi, elle et son contenu, passée par quarante-cinq mains différentes, toutes habiles, soigneuses et expérimentées.

Guerre héroï-comique du bourgogne et du champagne.

L'apparition du champagne avait été au XVIIIe siècle, la cause d'une petite révolution intérieure. La Bourgogne s'était émue de la faveur qui accueillait le nouveau venu, et une guerre féroce éclata entre les deux provinces.
Les médecins intervinrent dans la mêlée pour proscrire l'un ou l'autre vin, au nom de la santé publique. Un poète fulmina contre ce vin:

Dont la sève pernicieuse
Sous son brillant cache un venin!

Son adversaire déclara que c'était au contraire "le nectar des dieux", et à ce dernier la ville de Reims offrit officiellement en récompense quatre douzaines de bouteilles dudit nectar. Enfin la paix fut signée de part et d'autre sous la forme suivante, adoptées par les deux parties belligérantes:
" Que si le vin de Beaune inspire plus de couplets, celui de Reims est plus propice à la bonne musique qui doit les accompagner, et, pour se porter bien et joyeux, il faut à un homme de ces deux vins-là, comme il lui faut ses deux jambes."
Depuis lors la paix a régné entre les Bourguignons et les Champenois, qui maintenant envoient fraternellement leurs produits sur tous les marchés du monde.

Un vin que le monde nous envie.

Le monde entier raffole de notre vin de Champagne. Sans cesse va croissant le chiffre de la vente à l'étranger. En 1844, notre exportation était déjà de quatre millions de bouteilles. En 1854, elle atteignait six millions de bouteilles, neuf millions en 1864, quinze millions en 1874, dix-huit millions en 1884. C'est autour de ce chiffre de dix huit à vingt millions de bouteilles que l'exportation s'est maintenue depuis; la plus forte année, celle de 1897, atteignit vingt-deux millions contre cinq millions seulement bues en France*.
Ces expéditions formidables sont faites avec des vins qui ont été conservés pendant quatre ou cinq ans dans les immenses caves de la Champagne*. Ce stock monte à un chiffre fantastique et est prêt à parer à tout événement imprévu.


Un monde souterrain.
Les caves d'un maison de Champagne de Reims.


Creusées dans le sol crayeux, les caves qui s'étendent sous la ville
de Reims, forment un immense dédales de galeries souterraines,
longues de plusieurs centaines de kilomètres et où sont emmagasinés
des millions de bouteilles de Champagne.



On estime en effet que ces caves contiennent environ 1 264 000 hectolitres, qui rempliraient une bouteille de 112 mètres de haut, plus du tiers de la hauteur de la tour Eiffel, et large à proportion. Ce serait, en cas de fléau, plus que le nécessaire pour faire face à cinq années d'expédition; en temps normal, la production annuelle est de 500 000 hectolitres en moyenne, fournis par 15 000 hectares de vigne plantés de 600 millions de ceps. Le prix de l'hectare varie entre 5 000 et 50 000 francs, suivant sa situation et leur valeur totale est estimée à environ 100 millions de francs.
On peut se rendre compte par ces chiffres de l'énorme source de fortune que le vin de Champagne est pour la France. C'est une de ces productions nationales que l'on retrouve partout à l'étranger, et qu'aux pays les plus lointains de la mère patrie le voyageur ne cesse jamais de rencontrer sur la table de quiconque se pique de savoir-vivre et de bon ton. Jusqu'au fin fond de la Russie, jusqu'à l'Alaska, la précieuse bouteille, dont le contenu a demandé tant de soins, s'en ira en traineaux à travers les immenses steppes sibériens; et elle y arrivera intacte, aussi pure et aussi limpide que dans les caves de Reims, d'où elle est partie. En quelque lieu que ce soit,  à la table de famille, au chevet d'un malade ou sous la tente, dès qu'apparaît la bouteille de Champagne, elle est la bienvenue. Grâce à elle, les esprits vont se détendre et les fronts se dérider. Pour quelques instants, les tristesses sont oubliées et les nuages se dissipent, parce que de la bouteille, bruyamment débouchée, vient de jaillir quelque chose de bien français, un éclat de notre gaieté spirituelle et de notre cordiale bonne humeur.

Lectures pour tous, 1902.


* Nota de Célestin Mira:


*Hordon:




* Serpette:



Ancienne serpette de vigneron.


* Caque:


Hotte de vendangeur appelée aussi bouille, vendangeoir ou hottereau.



* Foulage du raisin:





Ancien foulage du raisin aux pieds au XIXe sicle.
Larousse 1922
.

* Vendanges:




* Dom Pérignon:





* Le remueur:



Opération de remuage.



Le remuage en 1889.

* Le dégorgement:




* Exportation de champagne: en comparaison, il s'est exporté en 2024, 271 millions de bouteilles de par le monde (300 millions en 2023), pour un marché intérieur français de 118 millions de bouteilles.


* Caves de Champagne: quelques exemples.



Caves du champagne Mercier.



Caves du champagne Moët et Chandon.



Caves du champagne Mumm.





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