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dimanche 19 octobre 2025

La machine parlementaire.


Assurer à la volonté nationale le moyen de s'exprimer, mettre le pays au moyen de se gouverner lui-même, faire prévaloir l'opinion du plus grand nombre sans porter atteinte à la liberté de chacun, tel est l'objet du régime parlementaire. Mais, pour que ce régime atteigne son but, il est indispensable qu'il soit appliqué régulièrement, semblable à une machine dont il faut assurer le bon fonctionnement. Aussi tous ceux qui sont sincèrement attachés à nos institutions doivent-ils veiller à ce qu'il ne s'y produise aucune déviation, remettre le mécanisme en état, redresser les rouages faussés, c'est le seul moyen pour conserver son prestige au régime parlementaire et sauvegarder en même temps les intérêts dont il nous offre les meilleures garanties.


Le simple citoyen qui assiste pour la première fois à une séance de la Chambre a beaucoup de chances pour ne rien comprendre à ce qui se passe devant lui. Au milieu des clameurs, d'allées et de venues, de geste et de remue-ménage incessants, il entend retentir des formules mystérieuses, telle que: Disjonction... Combattre l'urgence... La priorité est de droit!... Renvoi à la Commission... Amendement... Ordre du jour... Adjonction à l'ordre du jour... Division à l'ordre du jour... Projet de résolution.. Quorum, etc. Il s'émerveille de voir l'agilité des orateurs à escalader la tribune, du président à fendre l'air de son couteau à papier, la passion excitée dans les groupes qui bourdonnent dans l'hémicycle, s'engouffrent dans les tambours, les clameurs qui naissent à un bout, puis viennent mourir au centre, tandis que de l'autre côté les applaudissements éclatent, les interjections se croisent, les papiers circulent de main en main, les émissaires courent de travée en travée, et mieux encore le silence qui se fait et l'immobilité qui se produit quand un orateur qu'on a l'habitude d'écouter surgit derrière le verre d'eau et s'accote à la tribune.
C'est, en effet, une machine assez complexe que la "machine parlementaire". La décrire avec ses rouages principaux, ses ressorts cachés, montrer les accidents qui faussent parfois ses rouages, font grincer et tanguer la machine, tel est le but de cette étude. Ce n'est point de la politique. Aucune allusion ne sera faite aux différents partis. Aucune personnalité ne sera nommée. Les mœurs parlementaires y seront exposées scientifiquement, comme pourraient l'être, par exemple, les mœurs des abeilles. Lorsqu'on songe que toute notre vie politique, nos intérêts de contribuables, notre prestige national, nos relations commerciales, dépendent en grande partie du Parlement, on a plus que de la curiosité, on a le devoir de se rendre un compte exact de son mécanisme.
Un propriétaire a loin de chez lui un domaine qu'il ne peut administrer lui-même. Il a un intendant chargé de le gérer. Seulement, comme il ne peut aller sur les lieux surveiller son intendant, ni lui communiquer toutes ses intentions, il délègue auprès de lui un homme de confiance, un contrôleur. Ce contrôleur va chaque année dans le domaine: il délivre à l'intendant l'argent nécessaire; il lui donne des instructions sur l'ensemble de l'administration; enfin, il prend garde qu'il ne soit pas commis d'actes contraires aux intention du maître. Tel est le régime parlementaire. Le propriétaire, c'est le Peuple. L'intendant, c'est le Gouvernement. Le contrôleur, c'est la Chambre. Elle a trois choses à faire: elle délivre l'argent nécessaire: c'est le Budget. Elle donne des instructions d'ensemble: ce sont les lois. elle surveille la gestion: c'est le contrôle parlementaire.

Le premier devoir et le dernier souci du Parlement.

Ainsi, le premier devoir du Parlement est de voter le Budget. C'est pour cela qu'il existe. Chaque année, le Gouvernement, ayant besoin d'argent, en demande à la nation. La nation représentée par les 581 députés, consent ou refuse. La Parlement tient les cordons de la bourse publique. A lui de les desserrer assez pour que la maison de l'Etat marche, mais pas assez pour qu'elle se ruine. le ministre des Finances demande telle somme. La Commission du Budget composées de 33 membres choisis dans onze bureaux de la Chambre à raison de trois par bureaux, examine cette somme, rogne ce qu'elle a d'excessif et consent les sacrifices nécessaires. Ensuite, la Chambre toute entière entend le ministre et le rapporteur de la Commission. Elle refuse ce qu'elle croit encore superflu et accorde le reste. Le Sénat vote ensuite, en le remaniant à son gré, le Budget voté par la chambre. Tel est le fonctionnement normal de la machine.
Dans la pratique, malheureusement, cela ne se passe pas toujours ainsi. D'abord, cette fonction primordiale du Parlement est la dernière à laquelle il pense. C'est l'aînée de ses prérogatives, mais c'est le cadet de ses soucis. Il y pense si tard, et l'embrouille de tant de choses différentes que la fin de l'année arrive sans qu'il ait voté l'autorisation de dépenser pour l'année suivante. En sorte que l'Etat se trouve, au mois de janvier, obligé de payer ses fonctionnaires, ses retraites, ses rentes, ses soldats... sans avoir un sou, ni autorisation de lever l'impôt... Pourtant, il faut vivre! Alors la Chambre vote bien vite, sans discussion, l'autorisation de percevoir ce qu'il faut pour le mois de janvier, c'est à dire la douzième partie du budget total non encore voté... ce qu'on appelle un douzième provisoire. Souvent, le mois de février arrive, sans que les choses soient plus avancées: on vote un second douzième provisoire, et ainsi de suite... En 1897, on a dû en voter TROIS; en 1898, CINQ. Dans ce cas, le contrôle du Parlement devient illusoire. La première condition pour que le Budget soit sérieux, c'est qu'il soit voté en temps utile; la seconde, c'est qu'il soit uniquement discuté uniquement du point de vue financier.
Si le Gouvernement demande 10 millions pour un service public, établi depuis longtemps, admis par toutes les lois, la seule question qui se pose à la Chambre est celle-ci: "Ce service peut-il se faire avec moins d'argent? A-t-il besoin d'être augmenté?" Mais au lieu de cela, il arrive constamment qu'on se mette à discuter s'il ne conviendrait pas de supprimer ce service comme incompatible avec tels ou tels grands principes... On soulève ainsi un débat politique qu'on peut soulever toute l'année, à bien d'autres propos.
Ces discussions politiques arrêtent tout le travail du Budget. Il en est de classiques. A propos du Budget des Affaires étrangères, on demande la suppression de l'ambassade du Vatican; à propos du Budget de l'Intérieur, la suppression des fonds secrets; à propos du Budget de la Marine, on réclame une enquête sur les bateaux en construction; à propos du Budget des Finances, on propose l'impôt sur le revenu. Il en est d'autres imprévues qui éclatent tout d'un coup comme des bombes sous les pas du ministère stupéfait. Pendant la discussion du Budget de 1898, le Gouvernement a subi l'assaut de 24 amendements présentés par ses amis, de 81 présentés par ses adversaires et de 16 motions destinées à le renverser. Ces propositions peuvent être bonnes ou mauvaises, mais aucune n'a pour but réel une meilleure gestion des finances. Toutes sont des interpellations déguisées.


Le défilé du Budget.
Les embuscades des interpellations.


 Depuis longtemps, la discussion du budget n'est plus qu'un prétexte
à débats politiques. A propos du budget de l'Intérieur, par exemple,
on demande la suppression des fonds secrets. Derrière chaque
chapitre un député se tient embusqué, prêt à décharger sur le ministre
la mitraille d'une interpellation.


Qu'on ne croit pas, au moins, que ce soient des reproches au Gouvernement parce qu'il demande trop d'argent! Oh! pas du tout! Non seulement la Chambre ne refuse jamais un sou au Gouvernement, mais elle propose des augmentations à presque tous les chapitres. -"Eh quoi! dit-elle à l'Etat, vous ne voulez que 16 millions? en voici 18. Vous avez besoin de 32... En voici 35. Voyons prenez 3 millions de plus... Cela nous fera plaisir!" Ainsi, en 1897, les députés, bien loin de refuser un sou au Gouvernement, ont fait 68 propositions d'augmentations de dépenses, et ont spontanément offert à l'Etat 246 millions et demi de plus qu'il n'en demandait!... Quel étrange défenseur de la fortune publique est le Parlement! Il a été créé pour être un frein, il est devenu  un propulseur. Ce vice de la machine est devenu si évident que la Chambre a dû modifier, l'an dernier, son règlement. Elle a décidé que, dorénavant, aucune augmentation de dépense ne pourrait être faite à l'improviste, au cours de la discussion du budget. Sur ce point-là, la machine est en partie remise d'aplomb et peut fonctionner.

Beaucoup de projets, peu de lois.

La seconde fonction de la Chambre est de légiférer. Elle s'appelait autrefois, pour cela, le "Corps législatif". Un député estime que telle loi ancienne doit être modifiée ou telle loi nouvelle créée. Il rédige un projet, le fait signer par un certain nombre de ses collègues. Ce projet est distribué et envoyé à la commission compétente pour qu'elle voie s'il y a lieu de le "prendre en considération". Si oui, un rapporteur est chargé de dire à la Chambre ce que la commission en pense. En séance publique, le projet est discuté, "amendé", c'est à dire amélioré, repoussé ou accepté. S'il est voté, il est soumis au Sénat, qui l'accepte tel quel, ou le repousse, ou l'amende, auquel cas, il revient à la Chambre, pour qu'elle se prononce à son tour sur l'amendement introduit par le Sénat. Quand les deux Assemblées sont d'accord sur le texte, il est promulgué par le Président de la République. Telles la loi scolaire, la loi sur les syndicats professionnels, la loi sur le travail des femmes et des enfants, etc.
Il y aurait beaucoup de lois utiles à faire ou au moins beaucoup de modifications à apporter aux lois anciennes, la réforme des frais de justice, ou celle de l'enseignement secondaire, par exemple... Mais le Parlement n'y parvient pas. Pourquoi? Pour trois raisons. D'abord qui trop embrasse mal étreint. Or la chambre embrasse beaucoup de choses. Pendant la législature 1893-1898, on a compté que, , outre 2 216 propositions ou projets déposés par le Gouvernement et 61 déposés par le Sénat, il y a eu 1 112 propositions de lois déposées par les députés eux-mêmes. Naturellement ils n'ont eu ni le temps ni la possibilité de les étudier toutes. C'est à peine si, au bout de la législature, 178 avaient pu être votées et transmises au Sénat, ce qui ne veut pas dire qu'elles aient été toutes votées par le Sénat et promulguées. Voilà de quelle souris est accouchée la montagne parlementaire!


La montagne parlementaire accouchant d'une souris.

Si le premier devoir du Parlement est de voter le Budget, la seconde
fonction est de faire des lois. Au lieu de faire aboutir quelques lois utiles,
les députés déposent un monceau de projets dont ils votent à peine 16 pour 100.



La pays politique, image inexacte du pays qui travaille.

Une seconde faiblesse vient de la composition du Parlement. Pour représenter pratiquement le pays et pour faire des lois d'affaires, il faut des hommes rompus à la pratique de la vie commerciale, industrielle, agricole. Au lieu de cela, le Parlement est composé en majorité d'hommes étrangers aux professions les plus répandues dans le pays.
 Ainsi, en France, les agriculteurs sont vis-à-vis de reste de la population dans la proportion de 45 pour 100 environ, il n'y en a que 5 pour cent à la Chambre; les industriels sont dans la proportion de 22 pour 100, il n'y en a que 5 pour cent à la Chambre; les commerçants sont au nombre de 15 à 16 pour 100, il y en a 7 à 8 pour 100 à la Chambre. Enfin les avocats et autres hommes appartenant à des professions libérales sont, dans le pays dans la proportion de 6 à 7 pour 100. Ils sont 50 pour 100 à la Chambre! Peut-on, après cela, espérer que la Chambre représente exactement les professions, la vie active, travailleuse, et partant les besoins pratiques du pays? Non, assurément. Le remède est entre les mains des électeurs. Il consisterait tout simplement à choisir les candidats moins pour leurs brillantes facultés de parole que pour leur expérience pratique et pour les intérêts réels qu'ils peuvent représenter.


La profession agricole, qui est la plus nombreuse en France, n'est
représentée que par un tout petit groupe de députés.




Les professions libérales, qui ne comptent qu'un très petit groupe
d'hommes, sont représentées par la moitié des députés.




La représentation nationale est en raison inverse de l'importance des
 différentes classes du pays.


Comme l'Agriculture, l'Industrie ne compte que peu de représentants
à la Chambre. On voit donc que le Parlement ne représente pas
d'une manière exacte les différentes classes de la nation.



Des fantômes de majorité.

En troisième lieu, pour que les décisions du Parlement aient sur l'opinion une force décisive, il faut qu'elles représentent, à coup sûr, la majorité du pays. Or notre système électoral admet qu'au deuxième tour le candidat qui a eu autant de voix plus une que son concurrent est élu, quel que soit le nombre de votants. Et le système parlementaire admet qu'à la Chambre le projet de loi qui obtient la majorité, fût-ce d'une voix, est voté. Dans ces conditions, que représente cette majorité? nous allons le voir.
Récemment, on proposa un amendement important à une loi en discussion. Il fut rejeté par une majorité de 301 voix. Or, on a eu la curiosité de savoir ce que ces 301 députés représentaient d'électeurs. On a additionné les voies obtenues par chacun d'eux et l'on a trouvé que cette majorité qui faisait la loi représentait exactement 2572363 électeurs. Or il y a 10636000 électeurs en France... Est-ce bien sûr que "majorité dans la Chambre" veuille dire "majorité dans le pays"?
Au moins faudrait-il que, dans la Chambre même, cette majorité fût certaine! Or la façon dont on s'y prend pour voter la rend souvent douteuse. D'abord, beaucoup de députés s'abstiennent. Au moment du vote, ils fuient à la buvette. Ils se réfugient au sein de toutes les commissions. Il y a une excuse admise pour ceux qui font partie de la commission du Budget. Ils sont censés y être "retenus" toutes les fois qu'ils ont peur de se compromettre. Un jour de décembre 1900, il y en eut quinze ou vingt qui étaient "retenus à la commission du Budget" dès deux heures de l'après-midi. Ils y étaient encore "retenus" à six heures du soir. Vint la nuit: ils y étaient encore à onze heures du soir. La séance n'ayant finie qu'à deux heures du matin, ils s'abstenaient encore au dernier scrutin comme "retenus à cette commission du Budget", où ils étaient censés avoir passé douze heures consécutives! A côté de ceux qui ne votent pas, il y a ceux qui votent pour les autres. Il arrive que 500 bulletins sont mis dans les urnes quand il n'y a pas 50 membres dans la salle. De la sorte une foule de députés, absents au moment du scrutin, se trouvent avoir voté sans savoir pour qui ni pour quoi. Ils apprennent leur vote le lendemain en lisant l'Officiel. Ils en sont parfois si surpris qu'ils s'insurgent contre le vote qu'on leur a fait émettre. Constamment la séance de la Chambre s'ouvre sur un petit lever de rideau où M. X ou M. Y viennent dire: "J'ai été porté par erreur au Journal Officiel comme ayant voté "contre" la proposition de M. XXX. Je déclare que j'ai eu l'intention de voter pour"... D'autres s'y prennent si mal qu'ils oublient de voter pour leurs propres propositions. Dans la séance du 26 décembre 1900, comme une motion venait d'être repoussée, on entendit les cris de son auteur: "Pourquoi protestez-vous? lui demande-t-on. - Je viens de constater, s'écrie-t-il avec douleur, que, par inadvertance, je n'ai pas mis mon bulletin en faveur de mon amendement!" (Rires). Si la majorité est considérable, ce sont là des rectifications sans importance; mais si elle est très petite, elles peuvent tout modifier. Ce ne sont point là même de petites majorités, ce ne sont point des majorités du tout. Sans doute, le principe parlementaire, veut que le peuple délègue ses pouvoirs, mais il veut aussi que les délégués représentent bien la majorité de la délégation. Pour l'obtenir, il suffirait de décider qu'une loi doit être votée à une forte majorité, d'un quart par exemple, pour être considérée comme votée, et que le vote par procuration est interdit.

Qui trop contrôle... contrôle mal.

Enfin, la troisième fonction du Parlement est le contrôle. Si un acte d'un ministre semble obscur, un député pose une question à ce ministre. Celui-ci vient expliquer à la Chambre les motifs qui l'ont fait agir. Si l'acte déplait à ce député et à un groupe de ses amis, ce n'est pas une question, c'est une interpellation qu'il adresse au ministre. Celui-ci répond et tâche de faire approuver sa réponse par la Chambre. Si la question est grave et si elle engage tout le ministère, le président du Conseil monte lui-même à la tribune, défend son ministre et pose à la Chambre la question de confiance. La chambre vote alors son "ordre du jour" et, selon que cet "ordre du jour" est celui qu'a accepté le président du Conseil, ou bien, au contraire, celui qui a été repoussé, le ministre est consolidé ou bien il donne sa démission. Rien donc de plus facile pour le Parlement que d'exercer son droit de contrôle. 
Au premier abord, il semble qu'il s'en acquitte abondamment et que ce rouage-là au moins ne risque pas de se rouiller. Il y a trois ans, on a vu un ministère essuyer plus de 115 interpellations et 291 questions dans le cours de son existence. L'interpellation est très à la mode. Elle permet de faire des beaux discours. Il est difficile à un grand orateur de déployer une éloquence enflammée sur le privilège des bouilleurs de cru ou sur la péréquation de l'impôt foncier. Au contraire, tout débat sur ce qu'on appelle "la politique générale du gouvernement" est un admirable thème à prosopopées. Le public le sait, et autant il s'abstient de venir à la Chambre lorsqu'il s'agit d'une loi d'affaires, autant les tribunes sont garnies lorsqu'il s'agit d'une interpellation.


La mitraille des interpellations.

La troisième fonction du Parlement est de contrôler les actes du
Gouvernement. Il exerce ce contrôle en posant aux ministres des
questions ou des interpellations. Il en pose tellement, que les
ministres passent tout leur temps à se défendre.



Aussi on interpelle sur tout: sur ce qu'a fait un préfet ou sur ce qu'a dit un professeur, sur le sermon d'un curé, sur l'exhibition d'une baraque de foire, sur ce qu'on a ouï-dire d'une alliance européenne, etc. En 1897, par exemple, on a vu, dans une même séance, interpeller sur trois choses qui ne regardaient pas la Chambre. D'abord, on a interpellé sur l'arrêté d'un maire d'une petite ville relatif à l'entrée d'un tripier aux abattoirs; ensuite sur la façon dont étaient embauchés les ouvriers à l'Exposition de 1900; enfin, sur une arrestation faite à Bordeaux. La première question regardait le Conseil d'Etat, la seconde ne regardait personne, la troisième était sans objet, le ministère ayant depuis six mois pris la mesure qu'on voulait lui imposer. Dans ces conditions, le ministère a toujours l'air d'être l'avocat défenseur d'une cause constamment attaquée.
Pour éviter ces interpellations continuelles qui tournent trop souvent en scènes de désordre, on a proposé un moyen excellent: c'est d'en limiter le droit à celui qui trouverait une grande quantité de collègues pour signer avec lui la demande d'interpellation.
Même si on limite l'interpellation, le contrôle de la Chambre est encore immense. Une bourgade ne peut pas mettre à son octroi une surtaxe sur l'alcool, une ville ne peut pas emprunter pour faire une caserne sans que la chambre soit appelée à trancher la question. On a comparé le Parlement à une trompe d'éléphant qui soulève alternativement les poids les plus lourds et une aiguille. Seulement, quand on regarde les choses de près, on s'aperçoit que cet immense appareil de contrôle appliqué à des fétus n'est qu'une fiction. Les députés votent sans discuter, sans lire, sans regarder, sans même être présents, ce qu'on leur propose. Au commencement des séances, on entend un murmure confus: c'est la lecture de ces projets de loi. Il n'y a pas le dixième des députés à leurs bancs. Personne n'écoute. On cause, on croit percevoir des mots: "Pas d'opposition? - Adopté! Pas d'opposition?- Adopté!" répétés un grand nombre de fois au milieu des conversations, et le lendemain, on apprend par l'Officiel que la Chambre a d'un seul coup, adopté 54 projets de loi d'intérêt local! Les formes sont remplies mais le contrôle n'a été qu'une fiction.
A la vérité, avant d'être soumises à la Chambre, ces choses ont passé par les Commissions. Mais les Commissions ne s'assemblent pas ou ne sont pas en nombre et s'en rapportent absolument à celui qui veut bien faire le travail. On voit combien cet appareil gigantesque de contrôle par le pays tout entier, par l'intermédiaire de 581 représentants, est illusoire et vain! Il serait infiniment plus pratique d'abandonner ce contrôle aux assemblées départementales, aux conseils généraux. Ce serait de la bonne décentralisation.


Le conducteur de l'automobile nationale, c'est le gouvernement.
Les autres personnages sont le Parlement dans ses trois fonctions:
l'un alimente la machine avec le budget, l'autre fait la loi, le troisième
contrôle la marche.



Mais que le Parlement veuille conduire lui-même l'automobile
et qu'au lieu de de borner à surveiller le chauffeur, chacun veuille
prendre sa place, aussitôt la voiture culbute et marche droit
vers le précipice.



Un gouvernement à six cents têtes.

Sur les grandes questions, le contrôle n'est pas plus réel. Pourquoi? Pour une raison très simple: c'est qu'il n'y a pas de responsabilité. Quand se produit un sinistre, un effondrement financier, un désastre colonial, on a beau multiplier enquêtes sur enquêtes, jamais on ne découvre les auteurs responsables. Cela tient à ce que le Parlement abuse de son droit de contrôle pour renverser à tout instant le ministère ou bien pour gouverner à sa place. Un acte important comme une expédition coloniale demande pour être préparé, exécuté, vérifié, plusieurs années. Or, en vingt années, de 1879 à 1899, la Chambre a changé vingt-huit fois de ministère. On ne s'aperçoit des erreurs commises que longtemps après que les auteurs responsables ont quitté le pouvoir. Le ministre actuel auquel on se plaint répond comme l'agneau de la fable; "Je n'étais pas né..., adressez-vous aux gouvernements précédents..."
Mais enfin, supposons que la Chambre ait devant elle le ministre même qui a commis la faute. Croit-on qu'il va plier sous le poids de sa responsabilité? Pas du tout! Sa réponse est toute prête: "Ce que j'ai fais, la chambre m'a forcé à le faire par son ordre du jour de telle date..." Et, en effet, constamment le Parlement vote des ordres du jour sous cette forme: "La Chambre, invitant le Gouvernement à... La Chambre, comptant sur le Gouvernement pour... etc." S'immisçant ainsi dans tous les actes du  gouvernement, c'est la Chambre qui, en réalité, gouverne. Elle gouverne comme peut gouverner un corps de 581 têtes, c'est à dire d'une façon instable, incohérente, contradictoire, mais enfin, elle gouverne. Dès lors, si quelque chose va mal, comme elle l'a voulu, elle ne peut s'en prendre qu'à elle-même.
On voit ainsi comment l'excès du régime parlementaire aboutit à l'absence du régime parlementaire. Fait pour séparer les différents pouvoirs et pour fonctionner par leur équilibre, il se détraque et périt quand l'un d'eux devient plus fort que tous les autres. Quant au moyen de réparer ce mal, il est fort simple: appliquer exactement le régime parlementaire tel qu'il a été organisé par la Constitution, dans sa lettre, et dans son esprit, c'est à dire exiger que le ministère soit responsable devant la Chambre, mais que le Parlement le laisse gouverner, au lieu de gouverner lui-même.


Le député est trop souvent moins un législateur qu'un commissionnaire
 envoyé par ses électeurs pour obtenir du gouvernement le plus de
petites faveurs possible: bureaux de tabac, chemins de fer locaux, etc.
Alors, il dépose des bulletins en faveur du gouvernement quel qu'il soit,
en retour de quoi il obtient ses faveurs.



Le député, au contraire, ne devrait, dans chaque vote,
considérer qu'une chose: si la proposition est juste ou injuste,
bonne ou mauvaise pour l'ensemble du pays.



Un imbroglio inextricable: la comédie des ministères.

Nous avons vu que le Parlement délaisse le Budget, improvise les lois et gouverne au lieu de contrôler. Voyons maintenant le résultat de toutes ces déviations. Le Parlement veut à toute force exercer une fonction qui n'est pas la sienne. Aussi s'en acquitte-t-il de la façon la plus maladroite. Il dit à un ministère: "Faites ceci! faites cela!... Vous avez eu tort dans telle circonstance. Mais non! ne vous en allez pas! Ne rendez pas votre tablier!... Je vous approuve... Seulement vous, un tel, faites attention! Vous avez dit une sottise!... Cela va bien... Mais vous ne comprenez donc pas!... Allez-vous-en!..." Tel est à peu près le résumé de toutes les séances mémorables qui ont marqué les dernières législatures. Car la Constitution n'a pas prévu que la Chambre voudrait gouverner, et elle ne lui a permis de donner ses ordres que sous des formes très détournées. Alors elle s'épuise en ordres du jour incohérents, pourvus de rallonges, coupés de divisions, dont le vote se prolonge tard avant dans la nuit. Un exemple entre dix va vous le montrer.
Un jour, le Gouvernement fut interpellé parce qu'il avait livré à une nation voisine un réfugié politique. Il répondit en posant la question de confiance. Ses amis proposèrent cet ordre du jour: "La Chambre, approuvant les déclarations du Gouvernement... " Il fut voté par 80 voix de majorité. Le ministère était sauvé... Pas du tout! Les adversaires proposèrent une adjonction à cet ordre du jour, dirigé contre un des ministres à propos d'un autre sujet et ainsi conçue: "... et réprouvant les doctrines affirmées dans le discours de M. le ministre". Cette adjonction fut votée avec 43 voix de majorité. Le ministère semblait perdu... Pour l'achever, ses adversaires, revenant sur la première question, proposèrent une autre rallonge ainsi conçue; "... et regrettant l'extradition...", ce qui était dirigé contre un autre ministre et ce qui fut voté par 100 voix de majorité. Ce coup-là, le ministère était bien mort et enterré. Mais la Chambre n'avait pas voulu sa mort. Elle avait voulu blâmer deux ministres sur deux faits, mais elle entendait conserver le ministère. Or, il se trouve que lorsqu'un ordre du jour a été voté par morceaux, le règlement oblige à voter encore sur l'ensemble. Que fit la chambre devant l'ensemble de cet ordre du jour qu'elle avait adopté en détail? Que fit-elle? Elle le repoussa. Il fallait donc tout recommencer. Il était dix heurs du soir. On se disposait à voter l'ordre du jour pur et simple, lorsqu'un orateur de l'opposition monta à la tribune et déclara que l'opposition voterait cet ordre du jour "en y attachant un sentiment de réprobation contre le gouvernement..." Alors tout changeait. Du moment que "pur et simple" voulait dire "blâmer", le ministère ne pouvait plus l'accepter. Il était onze heure du soir. Désespérée de ne pouvoir faire comprendre exactement ce qu'elle voulait, sentant que, si elle recommençait à parler, elle recommencerait à se contredire, elle vota cette proposition extraordinaire: "La Chambre comptant sur le gouvernement... et repoussant toute addition qui diminuerait la valeur de cette affirmation, passe à l'ordre du jour...". Telle est l'incohérence des ordres que le Parlement donne à son ministère, quand il veut à la fois le morigéner et le conserver...
Quand on veut le renverser, l'incohérence n'est pas moindre. Un jour, la Chambre, nouvellement élue, a voulu dire son avis sur le ministère. Par 295 voix contre 272, elle a voté cette phrase: "La Chambre approuve les déclarations du gouvernement." qui donnait raison au ministère; puis, par 295 voix  contre 246, elle a ajouté cette phrase: "résolue à pratiquer une politique appuyée sur une majorité exclusivement républicaine" que le ministère jugeait inutile et qui donnait tort au ministère; puis, par 284 voix contre 272, elle a voté l'ensemble de l'ordre du jour, favorable au ministère. Le président du Conseil se trouvait donc en présence de trois votes: 1° d'une majorité de 27 voix pour lui; 2° d'une majorité de 49 voix contre lui; 3° d'une majorité de 12 voix pour lui. Renonçant à comprendre ce vote incompréhensible, il donna sa démission.

Cruelle énigme: le Président-Œdipe et le sphinx parlement.

C'est à ce moment-là, quand le ministère tombe, qu'apparaît le Président de la République. Choisir les ministres est la principale de ses prérogatives.
Pour cela, il commence par examiner le vote de la Chambre qui a renversé l'ancien. Or, ce vote est généralement incompréhensible. Si la Chambre était partagée, comme celle d'Angleterre, en deux grands partis A et B, correspondants à deux grands courants d'opinion, ce serait très clair. Quand le ministère A serait renversé, c'est que la majorité a passé du parti B, et, par conséquent, il faudrait former un ministère B. Rien de plus simple. Mais il n'en est pas du tout ainsi.
Pour mener à bien son enquête, le Président de la République observe un rite établi, qui consiste à faire venir le Président du Sénat, puis le Président de la Chambre, pour leur demander ce qu'ils pensent de l'ordre du jour émis, et quel sens on peut raisonnablement lui donner. Puis il appelle les chefs de groupe, puis les députés influents, toujours afin qu'ils lui expliquent cet ordre du jour. A force de tâtonner, le Président finit par mettre la main sur un homme politique bien vu par la majorité, et il le charge de faire un ministère. L'homme politique, d'après le rite, répond qu'il va consulter ses amis et qu'il rendra réponse le soir. Il les consulte. Le soir, il accepte et se met à courir Paris pour décider les uns et les autres à entrer dans son ministère. Très souvent, il échoue et vient dire au Président qu'il renonce à trouver des aides convenables et rend le tablier. Alors le Président recommence à faire venir le Président de la Chambre, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on ait trouvé un nouveau ministère, généralement composé des débris de plusieurs anciens. Comme, de 1879 à 1899, il y eut 28 ministères différents, c'est à dire 308 ministres, et comme cependant on ne trouve, pendant cette période, que 138 noms différents au ministère, il faut que les mêmes aient souvent resservi. C'est qu'en effet le Parlement n'a pas voulu précisément chasser tels ou tels hommes. Ce qu'il a voulu, c'est leur signifier qu'il était mécontent. Ce qu'il a voulu, c'est gouverner lui-même. C'est pour cela qu'il a été incohérent.







Une crise ministérielle.

Le Parlement ayant renversé vingt-huit ministères en vingt ans,
la crise ministérielle est un événement fréquent, qui se passe à peu près
 toujours de la même manière:
1) Le président du Conseil rend don tablier au Président de la République
 en lui apportant l'ordre du jour qui l'a renversé.
2) Le Président cherche à comprendre cet ordre du jour.
3)Pour s'éclairer, il fait venir les présidents du Sénat, de la Chambre,
et les chefs de groupes importants.
4) Enfin, il fait appeler un personnage politique et le charge
de constituer un ministère.










Une crise ministérielle (suite et fin).

5) Le personnage chargé de constituer un ministère va offrir des
portefeuilles aux personnes qu'il pense devoir plaire à la Chambre.
6) Quand il a échoué, il vient rendre le tablier qui lui avait été confié.
7) Le Président offre le ministère à un autre personnage politique.
8) Celui-ci ayant réussi à trouver des collaborateurs accepte enfin.
9) Le nouveau ministère est aussitôt en lutte aux mêmes attaques
que le précédent.



On voit donc qu'il est injuste d'accuser le régime parlementaire de toutes ces erreurs. Pour qu'on pût les lui reprocher, il faudrait que ce régime fût réellement pratiqué. Or, il ne l'est pas. La Constitution n'est pas observée dans son esprit, ni toujours dans sa lettre, qui n'est pas enfreinte, mais parfois reste lettre morte.
Ces secousses et ces chutes sont causés non par la machine elle-même, mais par des mécaniciens nerveux ou inexpérimentés. Accuser le parlementarisme, c'est comme si l'on accusait le gaz quand il y a une explosion, ou l'électricité quand il se produit un court-circuit. Il est certain que le gaz et l'électricité sont plus difficiles à manier que la chandelle. Mais il n'est pas moins certain qu'ils sont un progrès sur la chandelle. Le parlementarisme est une machine plus difficile à mettre en œuvre que le régime de Soulouque* ou du roi Bomba*. Mais c'est tout de même un progrès sur le bon plaisir de l'autocratie. Si un pays n'était pas capable de le mettre  en œuvre, il avouerait qu'il n'est pas capable de profiter d'un progrès humain.

L'essentiel serait d'avoir des mœurs parlementaires.

 Pour redresser la machine parlementaire, que faudrait-il? Les uns préconisent des réparations, par exemple, plus de force au frein: le Président de la République; moins de facilité aux changements de direction: des législatures plus longues. D'autres voudraient en refaire la matière même par un remaniement du corps électoral: substituer par exemple l'élection par corps de métiers à l'élection par individus groupés au hasard des circonscriptions.
Il se peut que tout cela soit excellent. Mais quid leges sine moribus? A quoi servent les lois sans les mœurs? L'important, pour se servir d'institutions parlementaires, c'est d'avoir des mœurs vraiment parlementaires. Cela, c'est l'affaire de chacun de nous, d'abord parce que c'est nous qui choisissons les députés, ensuite parce que nos éloges et nos blâmes influencent leur conduite. Il faudrait donc prendre conscience clairement de notre rôle d'électeurs et de citoyens. Il faudrait comprendre que la politique n'est pas un spectacle dont on s'égaye quand il est drôle et qu'on déserte quand il devient sérieux, mais un travail, et parfois un combat où notre vie, notre sang, notre bourse, nos enfants, l'avenir du pays sont en jeu. Il faudrait que tout électeur suivit les votes de ses représentants; qu'au renouvellement de mandat, il questionnât son député sur le sens de ses votes; qu'il lui demandât non pas d'avoir prononcé de beaux discours, mais d'avoir fait de bon ouvrage, qu'il choisit pour cela non pas l'homme le plus brillant, mais l'homme le plus compétent dans la vie pratique. Si chaque électeur influent s'astreignait à ce rôle sérieux, ennuyeux, mais nécessaire, le député serait beaucoup plus enclin à remplir le sien. Du jour où ne le fatiguerait pas de sollicitations et où il n'obtiendrait plus de succès par des interpellations oiseuses et des ripostes saugrenues, il rentrerait plus volontiers dans ses trois fonctions: voter le Budget, faire des lois d'affaires, contrôler le pouvoir, et la machine parlementaire, sans grandes réparations, marcherait mieux.

Lectures pour tous, Hachette, Paris, 1901.


* Nota de Célestin Mira:

* Soulouque:



Faustin Soulouque fut Président à vie puis Empereur d'Haïti.


* Bomba:


Ferdinand II, Roi des des Deux Siciles.

En 1848, lors des troubles liés aux révolutions italiennes de 1848,
il fit bombarder Messine et y gagna le surnom de Bomba (la bombe).








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