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mercredi 22 octobre 2025

 Les derniers Peaux-Rouges.



Prévenons avant tout le lecteur que nous limitons notre étude aux autochtones qui habitent actuellement le territoire des Etats-Unis. Nous avons souligné à dessein cet adverbe, car des milliers d'Indiens, nés sur ce territoire, se sont fixés depuis soit au Canada, soit au Mexique.
En 1903, date du premier recensement, les Indiens des Etats-Unis étaient au nombre de 263 233, y compris les sangs-mêlés. Ce chiffre doit être inférieur d'un bon tiers à la réalité, car de nombreux Indiens, qui ont abandonné depuis plusieurs générations la vie nomade, tout en continuant à se marier entre eux, sont classés par les recensements dans la catégorie native-born, des individus nés Américains.
A New-York et à Brooklyn, j'eus l'occasion d'entrer en relations avec plusieurs groupes ou colonies formés par des Indiens Américanisés. L'un d'eux était alors collaborateur attitré du Brooklyn-Eagle, un des principaux quotidiens des Etats-Unis. D'autres posaient dans des ateliers d'artistes. Je ne crois pas que M. Eastman, le fameux écrivain, soit porté sur les recensements comme Peau-Rouge, bien qu'il soit de pure race.
Il est probable que le prochain recensement accusera une notable diminution de la population indienne, diminution qui ne sera qu'apparente. En effet, l'acte du Congrès du 16 juin 1906, qui autorisait les habitants de l'Oklahoma et du Territoire Indien à former un Etat a mis fin à l'autonomie de cinq grandes tribus, celles des Chotaws, des Chickasaws, des Cherokees, des Creeks et des Séminoles*, qui, formant dans leur ensemble une population de 76 886 âmes (90 685 en comprenant dans ce chiffre les Indiens de l'Oklahoma), vivaient en communautés (tribal government) et renonçaient en échange de nombreux privilèges, au droit de vote et au droit de propriété individuelle.
En novembre, à la Convention tenue à Guthrie, les délégués des "Cinq Nations civilisées" renonçaient solennellement à ces antiques privilèges et acceptaient d'entrer de plain-pied dans le giron de la patrie américaine, de devenir de simples citoyens, à l'égal des blancs, leurs conquérants devenus leurs compatriotes. Ces cent mille Peaux Rouges seront donc considérés comme des native-born à partir de 1908, quand les deux anciens territories seront officiellement érigés en un seul Etat.
Cet évènement nous offre l'occasion d'examiner la situation générale des races indiennes aux Etats-Unis. On peut les classer en trois catégories: les Indiens civilisés, qui, formant le petit nombre, envoient leurs enfants aux écoles publiques, vivent à la façon des blancs, et semblent s'efforcer de faire oublier leur origine; les Indiens demi-civilisés qui viennent de renoncer au régime de la tribu; et enfin les plus nombreux, et aussi les plus intéressants au point de vue ethnographique, les Indiens internés sur les territoires plus ou moins vastes (reservations) constitués dans plusieurs Etats de la région des Rocheuses, où ils vivent à peu près à la façon de leurs ancêtres, sous la tutelle et sous la protection du Gouvernement fédéral.
Nous avons déjà parlé de la première catégorie en constatant que ces Indiens s'efforcent de conquérir noblement leur place au soleil. Ils ont prouvé l'adaptabilité de leur race dans les branches les plus variées de l'activité humaine, dans l'art militaire avec plusieurs officiers supérieurs (dont un général), dans la littérature, dans l'art, au théâtre. La Nature parlait récemment du transport du Montauk-Theater*. Ce nom est celui d'une tribu dont les survivants habitent encore un district de Long-Island, à quelques lieues de Brooklyn. Ils parlent la langue de Shakespeare... plus purement que vous et moi, bien qu'ils se servent encore entre eux du dialecte de leurs ancêtres. C'est un de ces "Peaux Rouges" que je connus au Brooklyn-Eagle. Et je vous prie de croire qu'il s'habillait à la dernière mode quand il partait en expédition journalistique.
Ces Indiens civilisés forment de petites colonies éparses sur tout le territoire de la République. Ils se livrent en général à l'agriculture. En 1900, on comptait 19 910 homesteads (fermes inaliénables) dont les titulaires étaient des familles indiennes. Mais ce chiffre ne comprend pas les Indiens devenus fermiers sans recourir au partage des terres domaniales. D'autres Indiens vivent honorablement du métier de guides, se chargeant à forfait de faire abattre un grizzli ou un cougouar au nemrod new-yorkais que l'amour des grandes chasses attire dans les Montagnes Rocheuses.
C'est parmi les demi-civilisés que nous rencontrons les quelques millionnaires qu'ait produit la race indienne, au Pays des Dollars. Comme type de cette catégorie, nous ne saurions mieux faire que de présenter au lecteur le grand chef des Comanches, ce fameux Quanah Parker, dont le Président Roosevelt fut l'hôte l'an dernier, quand il se rendit au Kansas pour chasser au loup*.


Campement d'été d'Indiens demi-civilisés.


Combien de scalps de blancs ornèrent-ils la ceinture ou le tepee (tente) de Quanah pendant sa jeunesse? Le vieux chef, devenu le loyal ami des ennemis de sa race, n'aime pas à remuer ces sanglants souvenirs. Qu'il suffise ici de retracer à grands traits son passé. Fils et petit-fils de farouches guerriers morts en défendant leur territoire contre les envahisseurs, Quanah se réfugia dans les montagnes de Wichita avec une poignée de braves. Il acquit bientôt la réputation d'un chef aussi habile à l'art de la guerre qu'à celui de la diplomatie, et sa renommée grandissante groupa peu à peu autour de lui les bandes éparses de la tribu des Comanches.
D'une intelligence supérieure, il comprit l'inanité de la lutte, et, pendant qu'il était encore temps, il traita de puissance à puissance avec le Gouvernement fédéral. En échange de sa soumission, celui-ci lui reconnaissait par traité la possession de vastes territoires que l'avisé capitaine avait choisis dans une région fertile et bien arrosée, alors que tant de tribus avaient accepté, dans des circonstances analogues, des terres arides et sans valeur, où leurs descendants meurent actuellement de faim.
Quanah prit à son service des émigrants de race blanche qui enseignèrent l'agriculture à ses Comanches. La réserve fournit depuis quinze ans d'abondantes récoltes de céréales, et les prairies naturelles qu'elle comprend nourrissent des milliers de bœufs et de chevaux. Ceux-ci, réputés pour leur endurance et leur vitesse, sont très recherchés par les fermiers et les éleveurs du Kansas.
Le chef des Comanches s'est fait construire une fort belle maison, qui ne contient pas moins de trente-deux pièces, et comporte deux étages. Rien n'y manque, pas même la lumière électrique! Dans un milieu aussi moderne, Quanah persiste à s'habiller à la façon de ses ancêtres, avec les mocassins et le blanket traditionnels; Mais qu'on lui annonce la visite d'un blanc, et il revêt en son honneur un complet dont la coupe subirait victorieusement le jugement d'un dandy parisien.
Présentons plus sommairement un autre type d'Indien millionnaire, Michel Pablo est le chef de la tribu des Têtes-Plates (Flatheads), cantonnée dans le nord-ouest du Montana. Ce Pablo possédait encore ces jours-ci un troupeau de 600 bisons que le Gouvernement fédéral offrit d'acheter à raison de 375 fr. par tête. Le rusé Peau-Rouge eut raison de marchander, puisque le Gouvernement Canadien se mit bientôt sur les rangs en offrant 1 750 francs. L'affaire fut conclue. Rabattus par une petit armée de cowboys et d'Indiens, les derniers bisons américains passèrent la frontière*.
Et le chef des Têtes-Plates* recevait de l'argent du Canada, sous forme de chèque, la jolie somme d'un million.


Cheyennes faisant fonction de gendarmes.


Les Indiens de cette catégorie sont loin d'être à plaindre. Ils ont gardé le droit de vivre, à peu de chose près, à la façon de leurs ancêtres, et le joug des conquérants se fait paternel, à leur égard. Ceux d'entre eux qui consentent à payer des impôts jouissent de droits électoraux, à l'égal des blancs. Et l'accès des grandes écoles est ouvert à leurs enfants. Depuis une vingtaine d'années, il ne s'est pas produit de soulèvements parmi eux. Cependant, ils n'hésitent pas, le cas échéant, à repousser par la force les empiètements de leurs voisins de race blanche, quitte à en appeler plus tard à la protection du Great Father, lisez: du gouvernement fédéral.
La troisième catégorie nous met en présence des irrédentistes, concentrés dans des reservations dont la possession leur fut reconnue par traité, mais où ils sont prisonniers, en réalité. Il nous est impossible ici d'étudier en détail cette catégorie d'Indiens, car les règlements qui régissent ces Réserves sont aussi variés que leur étendue. Certaines sont plus grandes que le plus vaste de nos départements. Au contraire, dans la Californie, nous ne trouvons pas moins de 25 réserves (avec 15 377 Indiens) formant une superficie totale de 641 milles carrés.
La situation est très embrouillée. Ici, les traités obligent l'Oncle Sam, à distribuer chaque mois, chaque trimestre ou chaque année, tant de bœufs, tant de blankets (couverture de laine), tant de sacs de maïs. Là, il n'a promis aux Indiens que le droit de chasse. Ailleurs, il leur permet de sortir de la Réserve pendant une certaine saison pour chasser au wapiti dans telles chaîne de montagnes, tandis que les règlements d'un autre territoire s'opposeront à ces exodes périodiques.
Les reservations ont ceci de commun qu'elles sont toutes gouvernées par des Indian agents qui dans quelque Etat qu'elles soient situées, ne relèvent que de Washington. Aussi, ces fonctionnaires fédéraux ont-ils souvent maille à partir avec les autorités locales, toujours prêtes à empiéter sur les droits des Indiens.
Les moindres reservations possède leur école, où maîtres et maîtresses sont de race blanche. Il faut rendre cette justice au Gouvernement Américain qu'il ne recule devant aucune dépense pour répandre l'instruction parmi les enfants des vaincus et assurer le bien-être de tous les Peaux-Rouges qu'il a pris, de gré ou de force, sous sa protection. Malheureusement, les intermédiaires ne sont pas tous à la hauteur de leur mission. Argent, rations, vêtements se trompent souvent de route... ou de poche. Quand la hache de guerre est déterrée, quand les internés se barbouillent le corps de leur war-paint (tatouage de guerre), c'est qu'ils sont poussés au désespoir par la malhonnêteté de leur agent, ou par sa pusillanimité devant les agissements des cowboys et des éleveurs.


Peaux-Rouges en costume de guerre.
A droite, un agent fédéral.



Ces soulèvements sont fréquents. L'automne dernier, les Cheyennes* prirent les armes et massacrèrent plusieurs colons.. En novembre 1906, les Utes* (important rameaux de la race des Sioux*) furent poussés à la révolte par la faim. Ils sortirent en masse de leur réserve dans l'intention de se joindre aux Cheyennes du Montana, qui s'agitaient déjà, et de mettre le pays à feu et à sang.
Fermiers et mineurs coururent se mettre à l'abri dans les forts. Des troupes furent rapidement mobilisées. Les 6e et 10e régiments de cavalerie (ce dernier composé uniquement de nègres) réussirent à barrer la route aux rebelles. Après de longues négociations fort habilement conduites pour les Utes par leurs deux chefs "Robe-de- Femme" et "Cheval-Américain", des colosses hauts de deux mètres, les officiers promirent au nom de leur gouvernement que la tribu serait nourrie tout l'hiver aux frais de l'Etat, et qu'elle entrerait en possession de nouveaux hunting-grounds plus giboyeux.
Les autochtones américains ont trouvé de puissants protecteurs parmi l'élite de leurs vainqueurs. Une ligue, dont l'influence est considérable, s'est fondée à Boston pour défendre leurs intérêts. Et de riches philanthropes ont fondé des universités où les meilleurs élèves des Réserves viennent faire leurs études, avec le consentement de leurs parents, et sans que ceux-ci aient à débourser un centime. Le Carlisle Institute, dans l'Etat de Pennsylvanie, est le plus ancien et le plus important de ces établissements. L'école reçoit un millier d'Indiens des deux sexes. L'enseignement est plutôt pratique que classique, et les élèves en sortent avec la connaissance parfaite d'un métier qu'ils auront eux-mêmes choisi: forgerons, serruriers, mécaniciens, charpentiers, agriculteurs, etc. Les jeunes filles  sont initiés aux arts féminins*.


Une famille d'Indiens agriculteurs.


Le Carlisle Institute vise surtout à produire  des instituteurs et des institutrices. Mais les sujets qui montrent des dispositions pour les arts supérieurs ou encore pour la médecine, sont incorporés plus tard dans les écoles spéciales des grandes villes de l'Est.
Le Sherman Industrial Institute est une autre université indienne fondée à Riverside (Californie) en faveur des jeunes Indiens de l'Ouest. Ils y sont au nombre de 600 garçons et filles. Le baseball team (club sportif) de l'école jouit d'une grande réputation dans toute l'étendue de la République: il a vaincu au jeu national les meilleures équipes blanches.
Les élèves sont plus particulièrement exercés aux travaux agricoles. Une direction intelligente s'efforce de leur rappeler qu'ils peuvent et qu'ils doivent être fiers de leur race. Ainsi, la musique de l'établissement ne joue que de vieilles mélodies indiennes, ingénieusement orchestrées par un professeur. Les jeunes filles apprennent à tresser ces merveilleuses corbeilles indiennes si recherchées par les collectionneurs. Et, les dimanche et jours de fête, garçons et filles dépouillent la livrée à l'européenne pour revêtir leurs costumes nationaux et s'amuser à tirer à l'arc, où à exécuter des danses indiennes.
Ce système, imaginé par M. Harwood Hall, directeur de Sherman Institute, est tout à l'honneur d'un vaillant et modeste éducateur qui a consacré trente ans de sa vie à réconcilier avec la civilisation et ses exigences les Indiens de Californie.

                                                                                            V. Forbin.

La Nature, Revue des Sciences, Masson et Cie, Paris, 1908.

*Nota de Célestin Mira:

* Tribus indiennes: 


Choctaws.


Chickasaws.




Cherokees.


Creeks.




Séminoles.


* Montauk Theatre:



The New Montauk Theatre, Brooklyn.




* Partie de chasse au loup:


La partie de chasse de 1905.

Le président Roosevelt est le deuxième à partir de la droite.
Jack Abernathy est debout au centre, tenant un loup mort.
Le chef comanche Quanah Parker est agenouillé à sa gauche.





Quanah Parker.

* Pablo:




Troupeaux de bisons de Pablo.



* Têtes-Plates:


Un chef Flathead.


* Cheyenne:


Un chef Cheyenne.


* Les Utes:


Le chef Utes Severo et sa famille
.


* Sioux:


Chefs Sioux.

* Carlisle Institute:


Un Navajo, Tom Torlino, à son arrivée au Carlisle Institute, et à sa sortie.




Trois Indiens de la tribu des Lakota, avant et après.


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