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mardi 27 février 2018

Une noce arabe en Egypte.

Une noce arabe en Egypte.

L'éducation de la jeunesse musulmane en Egypte se résume ainsi: les garçons apprennent le Coran et les filles rien du tout. En conséquence, les garçons sont envoyés au kouttab, c'est à dire à l'école, à l'âge de neuf ans, dans le but unique d'y apprendre le Coran par coeur, sans en omettre un verset, un seul mot. Celui qui a atteint ce but enviable est considéré comme un jeune homme accompli, l'honneur de sa famille.
Quand les études du jeune homme sont achevées, ce qui lui arrive généralement vers l'âge de quinze ans, son père en est averti par le chef du kouttab. L'heureux père s'empresse alors de retirer son fils de l'école, il l'emporte en triomphe, lui prodigue les caresses et les récompenses, et, s'il est assez riche pour cela, lui monte sans retard un magasin de droguerie, attendu qu'en Egypte, et en particulier à Alexandrie, tous les bourgeois arabes sont droguistes; s'il n'est pas assez riches, il l'installe dans son propre magasin. Cela fait, de manière ou d'autre, il s'agit de marier le jeune prodige, et c'est à quoi songe dès lors, en effet, un père prévoyant.
La mère est aussitôt avertie des projets paternels, qu'elle approuve nécessairement; sur l'ordre de son époux et maître, elle bat la ville à la recherche d'une épouse digne de son fils, vantant partout, avec une exagération toute maternelle, la sagesse, les talents et la piété du jeune sujet, ayant soin d'insister sur ce point important qu'il sait le Coran par coeur, ce qui est généralement vrai; mais y comprend-il quelque chose? il ne faudrait pas en jurer.
Elle n'agit pas seule dans cette campagne. Dès qu'elle a reçu de son mari communication de ses projets pour l'établissement de leur fils commun, l'excellente dame va trouver deux de ses amies intimes auxquelles elle explique la situation et qui l'accompagnent dans son expédition, laquelle peut s'étendre assez loin et se prolonger assez longtemps.
Enfin, la jeune fille est trouvée: c'est une jolie fillette de douze à treize ans, dont le père est un riche bourgeois, bon musulman et ce qui s'en suit. Le père et la fille sont aussitôt mis au courant des perfections du jeune homme, surtout de l'état de sa fortune, ce qui les intéresse bien davantage, et voilà l'affaire emmanchée.
Le soir même, mis au courant de la situation, le père du garçon se rend chez le père de la fille pour formuler la demande officielle. On s'entend aussi sur les préliminaires, puis les conditions sont débattues en présence de quelques témoins amis des deux parties, conditions qui se résument, en définitive, dans la fixation du montant de la dot à payer par le mari. Ensuite, on arrête le jour des noces, qui sera de préférence la veille d'un lundi ou celle d'un vendredi, jours de bon présage.
Tout cela se passe en dehors et à l'insu du jeune homme, qui n'en est averti qu'après que les deux familles sont tombées d'accord, et qui n'a qu'une seule chose à faire dans la circonstance: acquiescer à tout, le Coran, qu'il a appris par coeur, lui prescrivant d'obéir aveuglément à ses parents, c'est à dire à son père.
Lorsque tout est convenu, les deux mères, accompagnées de quelques amies intimes, se rendent chez toutes leurs connaissances pour les inviter aux noces de leurs enfants; de leur côté, les deux pères adressent à leurs relations des billets d'invitation en vers et écrit en lettres d'or!
Le grand jour arrive enfin. Dès le matin, les deux familles (les hommes seulement, car les femmes ne sont pas admises à ces réunions) se réunissent dans la maison du père de la fiancée, avec quelques parents invités privilégiés. Le contrat, lu par un cheik, est présenté aux représentants des deux fiancés, qui le signent sans que ceux-ci aient été entendus ou même consultés. Alors on boit du sirop à la santé des deux époux, et le pacte est conclus.
Ces formalités accomplies, on quitte la maison. Les bagages, le mobilier, si l'on peut dire, de la fiancée est distribué sur une vingtaine de chars, portant trois ou quatre objets chacun, et le cortège s'ébranle dans la direction, ou à peu près, de la maison des nouveaux époux. Il est précédé d'un corps de musique arabe, qui consiste en deux tambours portés par deux personnes et battus par une troisième et deux clarinettes. Après avoir parcouru le plus grand nombre de rues possible, on arrive enfin à la maison du mari, les chars sont déchargés et le mobilier de la jeune épouse installé dans sa nouvelle demeure.
A midi, on voit s'élever devant la maison une grande tente ornés de lustres et d'autres appareils d'illumination; par terre sont placés, tout autour de la tente, des dekkeh (espèces de bancs); au milieu s'installent les musiciens, armés, l'un d'un violon, l'autre d'un oud, celui-ci d'une flûte, celui-là d'un petit tambour, cet autre du seul instrument dont la nature l'a pourvu; les uns chantent, les autres jouent de leurs instruments, et tous ces virtuoses s'accordent comme ils peuvent.
Cependant les invités commencent à arriver, par groupes plus ou moins nombreux; lorsqu'ils sont tous réunis, on les introduit dans une pièce de la maison où le repas est servi, et tous alors, assis sur leurs talons à la mode arabe, les manches retroussées, se mettent à manger en s'aidant tout bonnement, pour porter les aliments à leur bouche béante comme un soupirail, de la fourchette de la nature. En moins d'un quart d'heure, l'affaire est réglée, et chacun se retire.
Vers trois ou quatre heures de l'après-midi, les parents, accompagnés de quelques amis, vont chercher la fiancée pour la mener à la maison de son époux. Le cortège se forme à sa porte. La musique premièrement décrite tient la tête, les invités marchent en ligne sur les deux côtés; enfin paraît la fiancée, s'appuyant sur deux jeunes femmes: toutes trois sont enveloppées d'une sorte de moustiquaire, d'un réseau fin et transparent, tenu par un homme à chaque coin; le cortège est fermé par les femmes invitées à la cérémonie. Entre les deux colonnes d'invités du sexe fort, qui viennent immédiatement après la musique, il règne un espace vide: cet espace est occupé par le khawal*, danseur habillé en femme, le visage rasé en conséquence, et qui chante en dansant au son des instruments qui le précèdent, accompagné en outre des cris d'enthousiasme des invités.
Quant aux femmes, elle ne cessent de proférer, tout le long du chemin, des lolo lolo répétés une vingtaine de fois, qui constituent leurs exclamations de joie les plus exaltées. 
C'est dans cet appareil que la fiancée est conduite  à sa nouvelle demeure. Le soir venu, on se rend à la mosquée, où l'on fait quelques prières pour le bonheur des nouveaux époux.
A la suite de ces prières, le cortège part de la mosquée. La même musique enragée le précède, ensuite vient le zekr, qui se compose de cheiks priant à haute voix en agitant la tête en avant et en arrière; puis le fiancé, habillé de neuf et précédés d'une vingtaine d'amis portant chacun un phare et formant colonne de chaque côté comme les invités dans le cortège de la fiancée; au milieu est toujours le khawal exécutant ses contorsions chorégraphiques.
Arrivés à la maison nuptiale, le cortège fait halte, et le mari opère son entrée, tandis que son père jette par-dessus sa tête de petites pièces de monnaie que les fakirs et les gamins se disputent en se bousculant les uns les autres. Cependant l'époux est attendu dans la chambre nuptiale, brillamment ornée, où, dès qu'il est entré, les femmes lui présentent sa jeune épouse, dans tout l'éclat de sa beauté et du luxe déployé dans un si beau jour pour lui faire honneur.
C'est alors seulement  qu'il la voit; jusqu'à ce moment, il n'a pu même soupçonner la couleur de ses yeux.
Les femmes se retirent, laissant les deux époux en présence... Cette première entrevue ne peut durer plus d'un quart d'heure, au bout duquel le mari doit être de retour auprès de ses amis.
Toute la journée du lendemain est consacrée aux chants et à la danse, et avec elles se terminent les réjouissances du mariage qui vient d'être consommé.
Mais si les époux ne se convenaient pas, c'est à dire si la jeune épouse ne plaisait pas, vérification faite, à son mari, ce dernier aurait toujours la ressource du divorce, complément indispensable des lois qui règlent le mariage musulman; si, au contraire, elle lui plait, il n'y a toutefois pas à craindre que sa passion pour elle prenne des proportions inquiétantes: de même, il n'y a pas d'exemple qu'une femme arabe soit devenue folle, si ce n'est de jalousie, d'un mari ainsi obtenu.

                                                                                                                           A. Bitard.

Journal des Voyages, dimanche 24 avril 1887.

* Nota de Célestin Mira:

Cortèges nuptiaux.






* Khawal: Les femmes avaient interdiction de danser en public, aussi des hommes efféminés travestis prenaient leur place.






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