Sous la Seine.
Notre collaborateur Georges Cain, qui connait si bien Paris et en parle avec tant d'érudition et de grâce, prépare, chez Ernest Flammarion, un recueil de ses plus charmants articles. Il veut bien en détacher, pour nos lecteurs, le pittoresque récit d'une promenade faite dernièrement sous la Seine, pendant les travaux du Métropolitain.
Nous gagnons les pilotis, revêtus de cottes de toile et de culottes brunes semblable à celles des matelots; sur la tête, un large chapeau-cloche; nous grimpons des échelles et arrivons à hauteur du quai devant ces longs tuyaux rouges si décoratifs de loin, beaucoup moins séduisants quand il s'agit de s'y introduire et d'y dégringoler! Une cloche à air comprimé, une sorte de bouchon de fonte, large de deux mètres, les surmonte: c'est la "chambre de compression"; au milieu, une minuscule ouverture: c'est le "trou d'homme", entrée d'un accès pénible.
Enfin, nous voici tassés dans la petite cage circulaire: on visse solidement la porte de fer... "Respirez lentement, et, quand les bourdonnements d'oreilles seront trop pénibles, pincez-vous le bout du nez en avalant votre salive"; telle est la consigne. M. Faillie, le manomètre à la main, donne le signal, et l'air comprimé commence à remplir, en sifflant, notre cloche.
Au bout de quelques secondes, la sueur perle, on étouffe, puis les tempes battent. il semble que toute une école de tambours s'est installée dans nos oreilles pour y exécuter ses assourdissants exercices. Cette aimable opération s'appelle "l'éclusage". On nous hurle d'excellents avis; nous n'entendons rien, absolument rien; la pantomime triomphe et nous nous pinçons énergiquement le nez.
Que c'est noir! que c'est profond et comment ces étroits crampons de fer fichés le long du tuyau sont peu engageants!... Mais il ne s'agit pas de reculer ni d'écouter ses nerfs... Allons-y le plus gaiment possible. Mes deux compagnons disparaissent dans le trou, je m'y enfonce à mon tour, précédé par un ouvrier qui guidera mes pieds hésitants dans le tâtonnement des échelons. Il fait une chaleur horrible; cependant, par moments, de grand tourbillons de vent frais, qui soufflent d'en bas, nous enveloppent et nous fouettent. Mais que d'échelons!... Il n'y en a, paraît-il que cinquante-deux et nous descendons seulement d'une hauteur de quatorze mètres... J'aurais parié pour le double. Cette dégringolade dans le noir n'en finit pas; on entend des bruit vagues; nous parvenons à la chambre de travail, sous le plancher même du caisson de fer où rouleront les trains, et l'inattendu, l'étrangeté, la beauté de cette vision nouvelle nous paye de toute notre fatigue.
Nous sommes sous la Seine, nos pieds se posent sur le lit même du vieux fleuve... Quelle émotion! Au loin, s'enfonce une galerie très longue et très basse qu'éclairent des dizaines d'ampoules électriques; la tête des ouvriers touche presque au plafond de fer où sont pendus des vêtements, des paquets, des gourdes, des sacs. Le sol du fleuve est jonché de sable, de cailloux, de débris de bois, de blocs de pierre; on patauge dans des tas de gravier et des flaques d'eau.
Une équipe de cinquante ouvriers terrassiers, le torse nu, ou à peu près, bottés jusqu'à mi-cuisse, travaille calmement, dans le ronflement continu des puissants moteurs d'air comprimé qui, à droite et à gauche, refoulent l'eau du fleuve sous les couteaux terminant la chambre de travail et s'engageant chaque jour plus profondément dans le lit de la Seine.
Quelques ouvriers cassent, à coup de masse, des pierres, entassées ensuite dans des bennes qui, une fois remplies, disparaissent dans le plafond d'acier; d'autres dégagent des troncs d'arbres, des ferrailles ou dépècent d'étranges carcasses de bois noir, aux formes bizarres, nous somme sur le lieu d'échouage d'un bateau de charbon; beaucoup, plongés dans l'eau jusqu'au genoux, extraient le sable à grands coups de pelle et creusent le sol du fleuve. Couché sur un tas de gravier, je regarde et j'admire ce prodigieux spectacle. Mais il faut remonter; rester davantage rendrait plus difficile encore l'ascension du retour pour des bras et des poumons mal préparés à ce très fatigant exercice... Et me voilà regrimpant, combien difficilement, le long de l'interminable tuyau noir. Parvenu à la cloche, on me hisse, et les ouvriers, souriants et bons enfants, m'éventent de leurs chapeaux de cuir... J'étouffe; pourtant des sifflements perçants m'indiquent que l'air s'échappe à l'extérieur; mais il convient, sous peine de danger grave, de procéder avec lenteur et prudence. Enfin, on ouvre la porte de fer et je retrouve mes compagnons, remontés avant moi. Nous voici dehors; dans quel état... Qu'il fait bon respirer!
Georges Cain.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire