La griffe de lion.
Le lieutenant de vaisseau Julien de Rhé était revenu dans un triste état de sa station en Cochinchine; et lorsqu'après trois longs mois de maladie dans la maison familiale, en Touraine, il entra en convalescence et put faire les cent pas sur la terrasse au bord de la Loire, entre sa mère et sa sœur, - avec quel amour elles l'avaient soigné, les chères femmes!-, le jeune homme éprouvait souvent encore, au souffle déjà froid de l'automne, des frissons assez inquiétants.
- Allez passer le gros de l'hiver à Pau, conseilla le médecin... Climat doux, pas trop chaud, calmant et sédatif par excellence... C'est ce qui vous convient... et vous reviendrez dans trois mois chez madame votre mère, tout à fait grand garçon.
C'est pourquoi, vers la mi-novembre, accoudé à sa fenêtre ensoleillée de l'hôtel Gardères*, Julien de Rhé contemplait le sublime panorama des Pyrénées et fumait les délicieuses cigarettes du convalescent, si âpres au goût renouvelé, qui lui rappelait celles qu'il avait jadis grillées en cachette dans l'entrepont du Borda et qui lui rendaient les sensations de la seizième année.
- Tiens, tiens, tiens!... ce Pau... mais c'est plein de jolies femmes, remarqua le jeune homme, la première fois qu'il était allé écouter la musique militaire sur la place Royale et flâner au soleil devant la statue, en style troubadour, du bon roi Henri*, et, bien qu'il ne fut ni un libertin, ni un fat, le marin, repris d'un bel appétit de la vie, mit sa casquette d'uniforme n°1 et sa redingote aux trois galons d'or neufs, où brillait cette rosette de la Légion d'honneur que sa mère lui avait posé sur son lit, quand il était si malade, et qu'il avait bien cru ne porter qu'une fois, sur le drap noir de son cercueil.
Comme il avait bien fait de venir à Pau, tout de même! C'était exquis, ce doux soleil qui chauffe sans brûler, ce bel azur, ce vaste paysage, ce lointain amphithéâtre de collines, et, tout là-bas, ces cimes de neige dans le ciel! C'était amusant comme tout de circuler dans la foule cosmopolite, parmi les belles étrangères, et d'entendre leurs voix parler toutes les langues de l'Europe et se confondre comme les divers chants des oiseaux dans une volière*. Sans doute, il y avait bien quelques rencontres affligeantes, comme celle de ce jeune Anglais, phthisique au dernier degré, qu'un domestique poussait dans une petite voiture, enseveli sous les plaids et sous les cache-nez, avec des yeux de poisson cuit et un respiratoire de taffetas noir sur la bouche. Ah! cela donnait froid dans les os; mais, après un premier mouvement de pitié, l'homme est si égoïste!, Julien songeait que, lui aussi, faisait peur à voir, quand il avait débarqué à Toulon, maigre comme un squelette, deux ronds de chocolat sous les yeux; et qu'il était bien guéri maintenant, et qu'il revenait de loin.
Et, respirant l'air tiède à pleins poumons, frémissant de bien-être, la caresse du soleil dans le dos, en toilette soignée, rasé de frais, fier de sa rosette neuve, Julien de Rhé se sentait heureux d'être au monde, donnait des pièces blanches aux mendiants, attardait son regard sur celui des jolies femmes croisées au passage et s'arrêtait tout attendri devant les robustes petites filles américaines, bas et gants noirs et robes blanches envolées, qui dansaient en rond autour d'un arbre de la place Royale, au rythme du pas redoublé joué par la musique militaire.
*****
Quelles bonnes dispositions pour devenir amoureux, n'est-ce pas? Aussi l'heureux convalescent reçut-il le coup de foudre, le jour où il vit Mlle Olga Babarine, la plus belle fille de la colonie russe, descendre de cheval devant l'hôtel Gassion*, où elle demeurait avec sa mère.
Il était cinq heures du soir environ et elle revenait de la chasse au renard. Les cinq ou six adorateurs en habits rouges qui l'accompagnaient avaient mis bien vite pied à terre et s'étaient bousculés à qui lui tiendrait l'étrier. Elle s'était laissée glisser dans les bras du premier arrivé, et tout de suite, frappant du pommeau de sa cravache sur une table de la véranda, elle avait demandé une tasse de lait, l'avait bue d'une seule lampée, et tout debout, son svelte corps de déesse du Primatice* moulé par l'amazone noire, ses folles torsades de cheveux couleur de cuivre s'échappant du chapeau d'homme et répandues sur ses épaules, elle riait, tenant à deux mains sa tasse vide, satisfaite et comme grisée par la boisson fraîche, avec deux moustaches de crème au coin de la bouche; et le soleil couchant dans sa chevelure allumait autour de son visage une sorte de halo d'or.
Puis, soudain redevenue sérieuse, elle posa sa tasse sur la table, fit un léger salut du front, plein de dédain, au groupe d'habits rouges, et rentra dans l'hôtel d'un pas impérial, en fouettant sa jupe avec sa cravache.
Trois jours après, Julien de Rhé, qui avait passé son temps à dire à ses connaissances: "Qui est-ce? J'en suis fou, je l'adore, etc.", était présenté, ce qui n'était pas très difficile, chez ces dames Babarine, et faisait partie du peloton d'amoureux de la belle Russe.
Était-elle Russe, après tout, cette capiteuse créature, qui, depuis le commencement de la saison, galopait toute la journée et valsait toute la nuit? Oui, par son père putatif, par le premier mari de sa mère, le comte Babarine. Mais tout le monde savait fort bien que la mère avait précisément divorcé au moment de la naissance de sa fille et que Mme Babarine, qui d'ailleurs avait pour père un banquier de New-York, nommé Jacobson, avait entretenu tout le temps une liaison presque publique avec un prince royal du Nord, un Christian ou un Oscar quelconque, liaison dont Olga était probablement née. Avait-elle une nationalité, cette enfant qui avait été élevée à bâtons rompus dans un nursery d'Ecosse, dans un couvent de Naples, dans un pensionnat mômier de Genève, qui avait dormi le tiers de ses nuits sur les coussins des express, et qui ne voyait passer dans ses souvenirs, comme dans un stéréoscope, que les villes d'eaux, bains de mer, stations hivernales et autres lieux de rendez-vous galants, où sa mère, une belle personne encore malgré la couperose, promenait depuis quinze ans son ennui de coquette sur le retour, son samowar et ses ouistitis? Hélas, elle n'avait pas de patrie, l'étrange fille, qui, à côté de pudeurs de vierge, avait des hardiesse de garçon et qui disait, en se moquant d'elle-même:
- Moi, je ne suis ni de Londres, ni de Paris, ni de Vienne, ni de Saint-Pétersbourg... Je suis de table d'hôte.
Avait-elle une famille? Pas davantage. Son véritable père, l'Oscar ou le Christian, auquel Mme Babarine ne cessait de faire allusion, était mort depuis plusieurs années, et quant au comte russe, son père selon la loi, il ne s'occupait jamais d'elle. Ruiné de fond en comble, il n'avait d'autre moyen d'existence que son coup de fusil infaillible et il vivait en gagnant tous les prix des tires aux pigeons, comme une sorte de Bas-de-Cuir* civilisé. Quant à la comtesse, malgré de périodiques attendrissements maternels qui donnaient sur les nerfs à tout le monde tant ils sonnaient faux, elle était douée d'un de ces égoïsmes parfaits, absolus, sphériques, qu'on ne trouve jamais en défaut, et, pendant une fièvre typhoïde dont Olga avait failli mourir à huit ans, Mme Babarine n'avait pas oublié une seule fois, tout en veillant sur sa petite fille, par respect humain, de mettre ses gants gras pour la nuit, qui lui conservaient les mains si blanches.
Julien de Rhé apprit toutes ces choses lorsqu'il fut enrôlé dans l'escadron volant de Sigisbées* qui manœuvrait sans cesse autour de Mlle Olga Babarine et il se mit à aimer éperdument la singulière et troublante fille, qui se laissait regarder dans les yeux, et qui, le jour où un ami commun lui présenta le lieutenant de vaisseau, lui dit en allumant une cigarette de phéresli*:
- Ah! c'est vous qui êtes si amoureux de moi?... Bonjour, monsieur.
Puis elle lui donna une solide poignée de main, comme un homme.
Il se mit à l'aimer, l'honnête et brave marin, à l'aimer d'autant plus qu'il ne tarda pas à la comprendre et à la plaindre. Car il ne s'y trompa pas; Olga était fantasque, mal élevée, mais sans coquetterie, et son âme était fière et franche. Qui sait? Peut-être sentait-elle toute la vanité de sa vie d'agitation et de plaisirs? Le certain, c'est qu'elle jugeait, et sévèrement, ces jeunes gens qui caracolaient auprès d'elle à la chasse au renard et qui se faisait inscrire chaque jour sur son carnet de bal*. Tous la désiraient, aucun ne l'estimait, car nul d'entre eux ne s'était encore décidé à la demander en mariage. Aussi les traitait-elle durement et les rappelait-elle au respect, d'une rude coup de caveçon, la belle écuyère, s'ils s'avisaient de lui parler de trop près dans le cou, pendant le tourbillon d'une valse, ou de presser trop longtemps la main qu'elle tendait en camarade.
Julien, à qui la délicatesse de son cœur donnait de la pénétration d'esprit, - allez, ce sont souvent les naïfs qui voient le plus juste, découvrit le secret trésor de loyauté qu'il y avait dans cette fille de race, au fond si malheureuse. Sans doute il l'aimait pour sa beauté, et la tête lui tournait, quand dans une halte de danse, il la sentait s'appuyer sur son bras, dans sa splendeur de rousse aux yeux noirs, au teint de rose après l'orage, lui parlant avec abandon et l'énivrant de ses yeux d'étoiles et de son haleine de violette. Mais il l'aimait aussi, il l'aimait surtout pour ses peines si orgueilleusement cachées; et il avait un cruel serrement de cœur en surprenant le regard sombre, le regard douloureux d'Olga sur sa mère, quand Mme Babarine, à son thé de quatre à six, assise en contrejour pour dissimuler ses points noirs aux ailes du nez, vainement combattus par l'anti-bolbos*, évoquait, à mots aussi peu couverts que possible, ses royales conquêtes dans les cours du Nord.
L'épouser! Oui, l'enlever de ce milieu plein de périls, l'emporter chez sa mère, à lui, qui était une sainte femme, lui faire respirer la fortifiante et pure atmosphère d'une vraie famille, la sauver en un mot! Il y songeait, il ne songeait plus qu'à cela! Il croyait même, parfois, qu'Olga avait deviné son désir, et, lorsque ces "quatre à six" de Mme Barbarine, où Olga traitait tous ses admirateurs avec sa franchise garçonnière, elle présentait au marin le verre de thé à la russe, il voyait au fond des yeux de la jeune fille comme une douce et lointaine lumière, qui semblait répondre à sa pitié généreuse et à sa tendresse infinie.
*****
- Oui, mademoiselle, mon congé de convalescence expire dans huit jours. je quitterai Pau demain, j'irai passer quelques jours en Touraine auprès de ma sœur, puis de là, je repartirai pour Brest, comme aide de camp du préfet maritime, et dans un an, dix-huit mois, je reprendrai la mer.
Ils étaient seuls, dans un coin du salon de lecture de l'hôtel, debout près d'une fenêtre ouverte, devant le ciel de la nuit, où palpitaient des milliers d'étoiles.
- Adieu donc et bon voyage, répondit Olga de sa voix franche et ferme. Mais j'ai quelque chose à vous demander, monsieur de Rhé... Oui, cette griffe de lion montée sur un petit cercle d'or que vous portez en breloque... Eh bien, j'en ai envie... Cela vient d'un lion que vous avez tué dans une chasse, autrefois, en Afrique, n'est-ce pas?... Je suis une espèce de fauve, moi... Ce bibelot-là me convient... Donnez-le moi, je le garderai en souvenir de vous.
Julien détacha la petite breloque et la mit dans la main de la jeune fille; mais soudain, il prit cette main entre les siennes, et tout bas, ardemment:
- Je vous aime! lui dit-il. Voulez-vous devenir ma femme?
Olga dégagea doucement sa main, en gardant la griffe de lion, puis, croisant ses bras sur sa poitrine, elle regarda pendant un long moment M. de Rhé bien en face, sans émotion apparente.
- Non, dit-elle enfin, non!... Et pourtant vous êtes le premier qui m'aimez et qui me le dites de cette façon-là. Mais c'est pour cela que je refuse...
- Olga! s'écria Julien d'une voix altérée.
- Ecoutez-moi, reprit-elle en l'interrompant d'un geste et comprenez bien pourquoi je vous dis non... C'est que je ne me sens pas digne de vous et que je vous rendrais malheureux... Vous savez bien, cette lettre de votre sœur que vous vous plaignez d'avoir perdue... Eh bien, c'est ici que vous l'avez laisser tomber, et je l'ai ramassée, et je l'ai lue... Votre sœur répondant à la confidence que vous lui aviez faite de vos sentiments pour moi... sentiments que j'ai devinés depuis longtemps... Elle s'en réjouissait en simple et vertueuse enfant qu'elle est, mais dans des termes qui m'ont fait comprendre quelle profonde, quelle effrayante différence entre une véritable jeune fille et moi! ... En lisant cette lettre, pleine de détails intimes et touchants, j'ai vu aussi ce qu'était votre famille, vieille maison d'honnêtes gens, où vous ne devez faire entrer qu'une honnête femme... Bénissez Dieu, monsieur de Rhé, d'avoir une mère en cheveux gris à qui vous ne pouvez penser sans sentir quelque chose de délicieusement doux qui se fond dans votre cœur... Moi aussi, j'ai une mère, moi aussi!... mais j'ai été forcée de la juger... Vous n'avez vu que ses ridicules, monsieur, mais je la connais mieux... Si vous lui demandiez ma main, elle vous la refuserait, parce que vous êtes de petite noblesse et que votre fortune est médiocre... Ma mère a décidé que je ne ferai qu'un grand mariage ou sinon... sinon, elle me trouvera autre chose... Hein! j'ai de l'expérience pour une fille de dix-neuf ans! ... C'est horrible, n'est-ce pas? Mais c'est ainsi... Voilà pourquoi nous étions l'hiver dernier à Nice, l'été dernier à Skéweningue, et pourquoi nous sommes maintenant à Pau! Voilà pourquoi nous roulons comme des colis d'un bout à l'autre de l'Europe, pourquoi nous ne couchons que dans des lits d'auberge et ne mangeons qu'à la table d'hôte. Ma mère a été presque princesse royale, vous comprenez, et elle m'a fait entendre depuis l'âge de quinze ans que j'étais destinée à être au moins archiduchesse, fût-ce de la main gauche... Un mariage avec un petit gentilhomme, presque un bourgeois!... A ses yeux, je dérogerais. Ah! je dois vous inspirer le dégoût, et je me fais honte à moi-même! Ne protestez pas... Non, vous ne voudriez pas amener devant votre mère, comme votre fiancée, comme votre femme, celle à qui l'on a mis tant de boue dans le cœur... Et puis, je ne suis qu'un objet de luxe, coûteux et inutile, dont vous n'avez pas besoin, qui ne vous donnerait pas de bonheur... D'ailleurs, je ne vous aime point, je n'aime personne... L'amour, c'est dans les choses qu'on m'a défendues... Adieu, monsieur de Rhé, levez-vous et allez-vous-en sans me dire un mot, je vous en conjure... Seulement, vous me laissez votre griffe de lion, n'est-ce pas? Elle me rappellera un honnête garçon envers qui j'ai agi en honnête fille... Ne me dites plus rien et quittons-nous pour toujours... Adieu.
*****
Trois ans après, le transport à vapeur le Du Couëdic, revenant du Sénégal, venait de faire escale aux Canaries, pour prendre le courrier, et continuait son chemin par une nuit de gros temps, lorsque le vaguemestre entra dans le carré des officiers et déposa sur la table un paquet de journaux.
Julien de Rhé déploya une feuille d'informations, venant de Paris et vieille de près de trois semaines, et il y lut, sous la rubrique: Déplacements et villégiatures, les lignes suivantes:
" S. M. le roi de Souabe, qui voyage, comme on le sait, dans le plus strict incognito, sous le nom de comte d'Augsbourg, est depuis hier soir dans nos murs.
Un fâcheux incident s'est produit à la gare, au moment de l'arrivée du roi. La baronne de Hall qui, seulement accompagnée de sa mère, la comtesse Babarine, avait fait le voyage avec Sa Majesté, a perdu un bijou de peu de valeur, mais auquel Mme de Hall attache, paraît-il, le plus grand prix. C'est une simple griffe de lion, montée sur un petit cercle d'or.
Mme de Hall a promis deux mille francs de récompense à la personne qui lui rapporterait cet objet."
- Julien, prenez garde... Vous allez oublier l'heure de votre quart, cher ami.
- Merci dit Julien de Rhé en jetant le journal et comme sortant d'un rêve.
Cette nuit-là, le timonier, qui était seul sur la passerelle avec l'officier de quart, vit celui-ci porter son mouchoir à son visage à plusieurs reprises, et pourtant, quoiqu'il y eut beaucoup de vent et de houle, l'embrun n'arrivait pas jusque-là.
François Coppée.
La vie populaire, dimanche 25 mars 1883.
* Nota de Célestin Mira:
* Hôtel Gardères, devenu hôtel de France, aujourd'hui transformé en appartements:
* Place Royale à Pau, statue de Henri IV:
* Pau, boulevard des Pyrénées, vers 1900:
* Pau, hôtel Gassion:
* Francisco Primaticcio, dit "Le Primatice" est un peintre italien de la fin de la Renaissance:
* La saga des Bas-de-Cuir (leatherstocking tales), formée de cinq romans de l'écrivain américain James Fenimore Cooper, dont le "Dernier des Mohicans" raconte l'histoire des Etats-Unis de 1740 à 1804.
* Sigisbée, ou chevalier servant: dans la noblesse italienne, au XVIIIe siècle, le sigisbée accompagnait au grand jour la femme mariée.
Dans ce tableau, on peut voir un sigisbée accompagnant une dame mariée, le mari se trouvant en arrière plan. |
* Phéresli: variété de tabac d'origine turque.
* Carnet de bal: Le carnet de bal, petit accessoire de poche, annoté par la danseuse, est destiné à connaître l'ordre des danses et le partenaire qui s'est inscrit.
* Anti-bolbos:
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire