Tableaux du jour de l'an.
I - A Rome au temps de Tibère.
Voici ce qui se passait à Rome, aux calendes du mois de Janus, dieu de l'année correspondant au premier jour de notre mois de janvier:
Dès le matin, la population était affairée, chacun échangeant avec son voisin des paroles bienveillantes et des vœux de félicité, et joignant à ses souhaits quelques présents plus ou moins considérables. Car les étrennes étaient nées, elles portaient le même nom qu'aujourd'hui. Les romains appelaient stranœ ces cadeaux offerts et reçus à l'occasion de l'année nouvelle. Ils étaient infiniment variés. Les gens du peuple, peu fortunés achetaient des jouets de bois ou d'argile, des mains modelées en pâte crue ou cuite et destinées à l'autel de Janus. Le client le plus pauvre était tenu de porter à son patron une datte recouverte d'une mince feuille d'or, gage de fidélité. On donnait aux femmes des rayons de miel, des fleurs, des bijoux.
Cependant, des cris, des appels retentissent. Ce sont les viateurs* de la curie qui courent par les rues; ils annoncent que des auspices favorables ont été observés le matin par les Augures, et ils désignent aux sénateurs les lieux de rendez-vous fixés pour les cérémonies officielles. L'empereur réclame aussi ses hommages et l'on se garderait bien de l'oublier... Au fond, l'empereur n'aime pas les démonstrations populaires. Il exige que l'on honore la majesté de son rang, mais il soustrait sa personne à ces vaines agitations. Tibère a quitté le mont Palatin pour sa villa de Caprée. Il a décidé que sa chaise curule*, posée au seuil de son palais, le remplacerait et verrait passer les divers corps de l'Etat, les magistrats, les pontifes, les chevaliers et l'immense foule plébéienne... Et en effet le défilé commence. On marche gravement, on s'incline devant le siège vide, au-dessus duquel plane l'ombre farouche du tyran... Il est absent et l'on tremble. Les délateurs observent la contenance des dignitaires. Une remarque irrévérencieuse, un geste équivoque, un sourire, seraient aussitôt signalés au maître et punis de mort.
Aussi tous les visages sont-ils empreints de vénération. La chaise de Tibère n'aperçoit devant elle que fronts respectueusement baissés. A côté de la chaise est un immense vase d'airain où chacun jette une obole. Tous les citoyens de Rome doivent, ce jour, enrichir le trésor de l'empereur. Ainsi l'exige un antique usage. Sous Auguste, le présent était immédiatement rendu au donateur par un garde des finances. C'était un échange symbolique de libéralités entre le souverain et ses sujets. Mais Tibère a jugé que cette restitution était superflue et puérile. Le vase d'airain s'emplit de menues monnaies et n'épanche plus ses aumônes vers les misères du peuple.
Et ainsi s'écoule le "Jour de l'An". A l'intérieur de Rome, on se divertit, on dîne avec allégresse. La tradition veut qu'entre le dîner et le souper, chaque citoyen reprenne le cours de ses occupations ordinaires, afin de n'avoir pas l'air de sacrifier à la paresse; mais ce travail n'est qu'un simulacre, un prétexte à causeries. L'artisan laisse dormir son outil, le magistrat n'applique point la justice. Ils s'apprêtent à savourer en joyeuse compagnie le bon repas dont les vapeurs parfument les rues de la ville, et à l'arroser de vins de Sicile chargés de fines épices.
II- Sous Louis le Bien-aimé, à Versailles.
Le ciel est sombre, la neige tombe... Les gentilshommes se pressent dans la salle de l'Œil-de-Bœuf, pour offrir leurs compliments au roi. Ils pensent bien qu'en retour le roi leur accordera quelques faveurs... Chacun sollicite ou convoite secrètement quelque chose. Et, comme le roi est généralement de bonne humeur, l'âme des courtisans s'ouvre à l'espérance: sait-on si le roi a bien dormi, si la reine ou les princesses sont satisfaites, si la favorite a paru enjouée de sa toilette?... Or, les nouvelles sont plutôt mauvaises. Le premier valet de chambre affirme que Sa Majesté est fort mélancolique et qu'elle n'a pas, depuis le matin, prononcé une parole.
Et, en effet, quand le roi paraît, on est très étonné de l'altération de son visage. Il n'a mis aucune coquetterie à s'ajuster. Il est en habit très simple, le tricorne sous le bras. Il se rend, suivi de la famille royale à la chapelle pour y écouter la messe du jour de l'an; Il prend place dans sa tribune fleurdelisée et demeure immobile pendant que les musiciens préludent. Et, en bas, dans la nef, ce sont des murmures étouffés, de légers chuchotements... Pourquoi le roi a-t-il si mauvaise mine? Qu'est-il arrivé? Les femmes, surtout, semblent dévorées d'inquiétude. Il doit y avoir brouille avec Mme de Pompadour. Elles glissent un regard sournois du côté de la tribune fleurdelisée. Et le roi n'aperçoit pas ces jolis minois ravivés d'un doigt de poudre et d'une pointe de rouge; il est absorbé par des pensées intérieures. Et le roi a bien tort de ne pas s'arracher à ses préoccupations. Car jamais les marquises et les duchesses de Versailles ne furent plus jolies qu'en cette matinée d'hiver, et plus compatissantes aux soucis de Sa Majesté, et mieux disposées à l'en distraire... La messe est achevée; La Cour défile selon l'ordre des préséances. C'est l'heure du baisemain. Il faut que le roi réponde, par un mot gracieux, aux révérences. Voilà qui est fait; quelques diamants sont donnés aux dames; aux gentilshommes, quelques tabatières, mais d'un air maussade et comme à regret. L'année commence bien mal. Espérons que le roi sera plus joyeux demain... Et les courtisans s'éloignent, ne sachant à quelle cause attribuer cette tristesse. Peut-être la guerre va-t-elle éclater avec les Anglais. Peut-être le petit chien de Mme de Pompadour a-t-il été indisposé cette nuit.
Adolphe Brisson.
Les Annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.
* Nota de Célestin Mira:
* Viateurs: bas-officier chez les Romains. Les viateurs étaient des messagers d'Etat que le Sénat envoyait dans les maisons de campagne, pour avertir les sénateurs des jours où ils devaient s'assembler de façon extraordinaire; (Encyclopédie Diderot)
* Chaise curule: symbole du pouvoir à Rome où seuls pouvaient s'y asseoir ceux qui disposaient de l'imperium c'est à dire du pouvoir de contraindre et de punir.
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