Au théâtre-Réjane.
Pendant la répétition.
Les machinistes achèvent de placer les décors, un à un, les accessoires, et, dans le bruit des coups de marteau, dans cette rumeur de travail, voici qu'est apparue Réjane.
Elle a l'air d'une voyageuse qui descend du train, qui débarque du fin fond du monde. Vous la croiriez à bout de force, impatiente de prendre quelque repos, de se sentir enveloppée de ténèbres et de silence. Vous vous demandez par quel miracle elle pourra se dépenser à nouveau, répéter des heures et des heures ce rôle de tendresse et d'angoisse d'où toute son âme doit jaillir et déborder, éperdue, ardente, vouée à l'Amour et à la Douleur.
Vous vous dites qu'elle ne supportera pas un tel surcroît de fatigue et de vibration, que, bientôt, elle s'effondrera, annihilée, sur le tapis. Mais soudain, elle s'est transfigurée, s'anime, s'enfièvre, va et vient à travers le plateau, attentive au moindre petit détail de la mise en scène. Son visage s'éclaire d'on ne sait quelle flamme intérieure. Ses yeux spirituels changent à chaque instant d'expression. Elle a jeté son chapeau et sa voilette n'importe où. Elle songe. Elle semble préparer un plan de combat, déplace les meubles, cherche des attitudes, des intonations, observe, une à une, les entrées et les sorties des camarades qui lui donneront la réplique, s'interrompt, tique aussitôt comme devant un accroc dans une jolie robe dès qu'elle pressent ce que l'on appelle en argot de théâtre un loup. Les doigts en écran contre le front, elle s'avance au-dessus du trou obscur, mystérieux, qu'est la salle obscure couverte de sa housse, interroge l'auteur. Ils se consultent. Ils cherchent le béquet*.
Cependant, la comédienne a repris sa place, recommence la scène, d'abord avec des incertitudes de mémoire, des tâtonnements comme si elle marchait à l'aveuglette, des moues dépitées d'écolière qui s'efforce à ne pas s'embrouiller dans la leçon qu'elle récite. Puis on dirait un yacht qui, de bordée en bordée, a trouvé le vent, s'élance, léger, clair, les voiles gonflées, chevauche les vagues, gagne le but. De la main, impérieuse, elle fait signe au souffleur de se taire. Elle est dans le mouvement. Elle s'emballe. Elle s'émeut. Elle tient son personnage. Elle martèle le dialogue. Elle se livre toute. Elle entraîne et aimante les autres. Il n'est pas possible de serrer de plus près la vie, de toucher plus douloureusement le fond de la souffrance, de mieux donner l'impression de la femme dont la destinée est de subir perpétuellement le joug.
L'acte est fini.
La "Savelli" au Théâtre-Réjane. Acte premier: Le Salon des Maréchaux aux Tuileries. ( Napoléon III ramassant l'éventail de la Savelli) Phot. Boyer. |
L'artiste est tombée sur une chaise, épuisée, haletante, les nerfs tendus à se rompre, le corps en loques. De grosses larmes coulent le long de ses joues, embuent ses prunelles fixes où se prolongent l'épouvante des lendemains, le désenchantement de tout. Derrière les portes, l'équipe attend, considère respectueuse, empoignée, inquiète, l'admirable artiste, n'ose pas la troubler. Elle se lève peu à peu, se regarde dans le petit miroir de sa trousse, et, voyant ses cheveux qui s'éparpillent en désordre, s'exclame d'un ton gouailleur:
- Et dire que je venais de me faire onduler!
René Maizeroy.
Les annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.
* Nota de Célestin Mira:
* Béquet: fragment de texte que l'auteur ajoute ou modifie pendant les répétitions (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.)
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