Un bal aux Tuileries.
On sait que la Savelli évoque et met en relief diverses physionomies du second Empire qui, toutes, n'ont pas disparues de la scène du monde. On cite ainsi le marquis de Massa, à qui l'on doit, du reste, de très intéressants souvenirs sur cette époque. Nous lui empruntons cette page pittoresque, qui pourra servir de commentaire à l'un des épisodes de la pièce.
Les grands bals des Tuileries étaient donnés avant le temps du Carême. On n'y assistait qu'en uniforme; les civils en habit de Cour avec collets et parements brodés, l'épée au côté, le claque sous le bras. L'empereur, les généraux et les officiers de la maison portaient la culotte de casimir blanc, les bas de soie de même couleur avec escarpins à boucles. L'écuyer de service, seul, la culotte de peau de daim et les bottes à l'écuyère en cuir verni.
Les petits bals ou lundis de l'impératrice avaient lieu après Pâques, par séries où étaient invitées, à tour de rôle, les personnes qui lui avaient été antérieurement et officiellement présentées. Les titulaires d'un emploi à la cour et quelques privilégiés plus particulièrement connus de Leurs Majestés étaient seuls invités chaque fois. Les hommes étaient en culotte courte ou collante et en habit noir. L'empereur et les officiers de la maison portaient l'habit de drap bleu foncé à collet de velours avec pans doublés de satin blanc et boutons dorés frappés d'un aigle couronné.
Chacun de ces bals était précédé d'un dîner de famille, auquel assistaient Leurs Altesses Impériales le prince Napoléon, la princesse Clothilde et la princesse Mathilde; Leurs Altesses les prince et princesse Murat, le prince Charles et la princesse Christine Bonaparte; puis le marquis et la marquise de Roccagionvine, le comte et la comtesse Primoli.
Vers dix heures, l'empereur et l'impératrice entraient dans le salon du Premier Consul, où attendaient les invités au bal, et, après quelques nouvelles présentations faites par le comte Baclocchi, premier chambellan, parcouraient les rangs de l'assistance, s'entretenant avec les uns et les autres, avant que les danses ne commençassent. L'impératrice qui n'y prenait pas part, s'installait alors, portes ouvertes, dans un salon voisin où la suivaient généralement, quelques diplomates tels que lord Cowley, Metternich, Nigra, et quelques intimes tels que Mérimée, Edouard Delessert, Onésime Aguado, Hidalgo, Guëll y Rente, etc. L'auteur de Colombo, aussi charmant conteur qu'éminent écrivain, faisait volontiers les frais de ces entretiens pendant le bal.
Un soir qu'il avait vivement intéressé ses auditeurs par le récit d'une nouvelle tirée des chroniques chevaleresques de l'Espagne, le sujet rappela à l'impératrice un fait personnel qu'elle conta à son tour dans ce même ordre d'idées. Voyageant à travers l'Estramadure sur une mule du pays richement caparaçonnée, elle s'était arrêtée quelques instants avec sa suite à la porte d'une auberge devant laquelle se reposait, chaussé d'espadrilles,
Plus délabré que Job et plus fier que Bragance,
un de ces montagnards au corps svelte, aux yeux ardents, dont Victor Hugo a immortalisé le type dans le personnage de Don César de Bazan ou dans celui de Hernani.
Frappé de la beauté de la voyageuse qui venait de demander un vaso de agua, le vagabond à tournure de gentilhomme ne voulut céder à personne l'honneur de la servir et, jetant sa cigarette au vent, il arracha des mains de l'hôte le pot de grès d'eau fraîche et le verre destinés à la senorita dont il s'improvisa l'échanson, non sans avoir préalablement fléchi le genou devant elle.
- Muchas gracias, dit la future impératrice des Français, en rendant le verre encore à moitié plein au galant caballero.
Celui-ci le porta à ses lèvres et, après en avoir lentement vidé le contenu, sans proférer une parole et sans la quitter du regard, brisa le verre en mille éclats, afin qu'aucun autre n'y pût boire après lui...
Pendant ces causeries, le bal suivait son cours. L'empereur, qui, de son côté, s'était isolé avec quelqu'un de ses ministres, reparaissait souvent au bout d'une heure, choisissait une danseuse et conduisait lui-même une boulangère, ou organisait un quadrille des lanciers qu'il préférait à la contredanse comme étant plus animé. Après quoi, le cotillon commençait sous la conduite de la princesse Anna Murat et du marquis de Caux.
Marquis de Massa.
Les Annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.
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